Chapitre 6 : Observation à distance

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Alex

9H– « Premier arrivé ! s’écria Thim en sautant énergiquement de son vélo.

— T’as triché ! » s’époumona un garçon blond.

Nous freinâmes et rangeâmes nos vélos à côté des leurs. Je fis descendre Juliette et m’amusai de la joute verbale entre Lucas et Thim. La sonnette retentit et nous rappela que nous étions en retard. Il fallait avouer que nous avions pris notre temps ce matin. Notre match de basket avait duré plus longtemps que nous ne le pensions et nous ne voulions pas nous arrêter en court de match car un pari était en jeu. Les équipes étaient composées de Thim et de moi contre les trois autres. Nous avions parié un restaurant et aucun d’entre nous ne voulait évidemment payer. Nous savions que nous allions devoir vider nos économies car nous avions tous un sacré bon coup de fourchette. Au final, la partie s’était arrêtée sur la victoire de l’équipe de trois. Juliette avait joué à l’arbitre et m’avait fait un clin d’oeil de consolation au moment où nos sorts avaient été scellés. Thim avait grimacé et avait quitté le terrain suivi d’un Marc qui n’avait pas arrêté de le charrier.

Le chemin vers le lycée avait permis à nos esprits de nous tranquilliser. Et c’est avec le coeur léger que nous gagnâmes nos classes respectives. Pendant le cours de mathématiques, je demandai à Marc s’il voulait rester travailler avec moi le soir à la bibliothèque. Il me restait une traduction d’anglais à terminer pour le lendemain et j’espérai qu’il accepte car il était d’une grande aide. Il me regarda avec curiosité, car il était rare que je ne finisse pas le travail le week end. Le prof nous surprit en train de discuter et envoya Marc résoudre le système qui se trouvait au tableau. Mon meilleur ami s’avança au tableau et sans perdre de temps regagna sa place après avoir répondu au problème posé. Il me souffla qu’il était d’accord car il devait y passer de toute façon pour emprunter un livre et nous nous replongeâmes dans le cours de Mr Thenor.

***

10H – Je scrutai la cour du lycée tel un vautour avec sa proie. Anya m’avait reparlé ce matin du garçon que nous avions aidé samedi après-midi et voulait absolument que je lui demande si il se souvenait d’elle. Après avoir passé la cour au peigne fin, je fus surpris de ne pas le trouver. Où pouvait-il bien se trouver, me demandai-je. Mais mes pensées se détournèrent assez vite de leur premier objectif quand Juliette et son amie s’approcha de notre groupe.

« Si tu cherches Juliette elle est là ! » annonça fièrement Lisa.

Je vis les yeux de Juliette s’illuminer ce qui me fit rire. Bien que ce ne soit pas elle que je cherchais, je lui fis un petit geste de la main pour qu’elle vienne s’asseoir à côté de moi. Thim libéra la place et les conversations reprirent de plus belle. Lisa était un peu garçon manqué mais elle avait son charme bien à elle. Elle et Juliette se connaissaient depuis le collège. Elle était de nature enjouée et elle mena les conversations comme un chef d’orchestre mène ses musiciens.

***

17H – Marc et moi poussâmes la porte de la bibliothèque avec ferveur. Mme Blanche nous jeta un regard mauvais quand nous entrâmes. Nous décidâmes de nous asseoir près de la fenêtre comme à notre habitude en classe. Je sortis mes affaires et Marc se leva pour aller chercher l’ouvrage qui l’intéressait. Je le suivis du regard et dès qu’il disparut derrière une étagère, j’eus une envie folle de regarder les alentours pour connaître les têtes des quelques élèves sérieux qui remplissaient cet endroit studieux. Je repérai un groupe de seconde attablé à quelques mètres de la notre. Ils étaient en train de préparer un exposé et je devinai à leur visage qu’ils ne parlaient pas que de l’exposé. Je remarquai que la bibliothèque n’était pas un lieu très peuplé et une fois mon inspection terminée, je me plongeai dans ma traduction. Marc revint avec un énorme pavé et je déglutis quand il commença à le feuilleter. Je secouai la tête puis soupirai d’admiration à la vue de l’activité de mon meilleur ami. Les minutes passèrent et je déposai à 18H mon stylo, le visage satisfait. Marc m’avait aidé pour une infime partie et avait corrigé quelques tournures de phrases. Le reste, il le trouvait correct et n’avait pas pris la peine de me faire tout recommencer comme l’un des devoirs de première qu’il avait jeté à la poubelle avec un sourire narquois que je lui connaissais bien. Mme Blanche toussa et nous fit comprendre que nous devions libérer les lieux au vu de l’heure tardive, ce que nous nous empressâmes de faire.

***

20H – Je quittai la maison pour rejoindre les autres au restaurant qu’avait désigné les trois compères. Marc m’attendait devant, un large sourire aux lèvres. Mes parents avaient accepté car le seul cours du lendemain était un cours de physique-chimie à 11H. Nous les rejoignîmes au « Bon ventre bien rempli » au centre-ville et suivîmes la serveuse qui nous installa en terrasse. C’était un restaurant que tout adolescent qui se respecte appréciait. Bizarrement, Thim et moi, nous installâmes d’un côté de la table, Victor et Lucas nous faisaient face et Marc se posa en chef en bout de table. Quand la serveuse nous tendit les cartes, nos amis ne se firent pas priés de nous rappeler que nous devions payer à nous deux le repas. Je me promis de ne plus perdre et consultai avec grand intérêt les plats qui s’offraient à moi. Je commandai une entrecôte XXL accompagnée de frites et d’une petite salade verte. Victor partit aussi sur une pièce de boeuf, tandis que les autres se rabattaient sur du poulet. Les anecdotes et les filles constituaient nos conversations de ce soir-là. En attendant nos plats, nous décidâmes de mâter les filles qui se promenaient dans la rue et de commenter leur physique. Thim et Marc ne s’arrêtaient que sur celles aux proportions de mannequin tandis que Victor préférait les petites et menues alors que Lucas ne regardait que celles qui avaient les cheveux courts. Je me pliai malgré moi à leur jeu et essayai de repérer parmi les passants une fille qui pourrait convenir à mes goûts. – Je ne savais pas pourquoi leur jeu ne m’amusait pas, sans doute parce que j’étais déjà casé –. Mon regard s’arrêta sur une petite blonde qui me faisait penser à Juliette. Derrière elle, je fus captivé par une scène entre deux hommes.

« Où veux-tu manger mon grand ? demanda un père à son fils.

— N’im… porte » répondit le fils.

Je reconnus de suite le garçon qui accompagnait le père. C’était celui que j’avais aidé samedi après-midi. Alors comme ça lui aussi sortait manger dehors ce soir-là. Je trouvais bizarre de ne pas l’avoir vu lors de la récréation. Il était sans doute en salle des profs ou au terrain de foot, pensai-je. Son père avait posé son bras autour de ses épaules et lui souriait. Mes yeux les suivirent jusqu’à ce qu’ils rentrent dans l’un des restaurants qui donnait de l’autre côté de la rue.

« Qu’est-ce que tu regardes avec insistance ? me demanda Thim en agitant sa main devant mes yeux.

Tous fixèrent l’autre côté de la rue. Je repris mes esprits et me contentai de sourire.

— La fille en short qui est en train de téléphoner, dis-je en prenant comme excuse la fille la plus proche de l’endroit où Matt venait de disparaître avec son père.

– Mmmh, elle est pas mal ! » s’exclama mon ami.

J’éclatai de rire. Les plats arrivèrent et nous les entamâmes avec beaucoup d’entrain.

Matt

10H – Je ne quittai pas du regard le groupe de garçons assis sur le banc côté est de la cour. Les cinq amis avaient privatisé ce banc. Les autres élèves du lycée semblaient leur laisser la place, et personne ne voulait les contredire de peur de les contrarier. Ils étaient considérés comme le groupe d’amis le plus populaire du lycée et étaient menés par Thimothée Bour. Je regardai avec amusement les groupies qui ne pouvaient s’empêcher de les admirer, enfin surtout la personne d’Alex Lecomte. Je vis leurs regards envoyer des éclairs quand Juliette s’approcha des « idoles ». Je m’étonnai de les voir ensembles à la récréation, car une rumeur courait comme quoi ils ne se fréquentaient qu’en dehors du lycée. Je plissai les yeux pour mieux les observer et me mordis la lèvre inférieure quand elle s’assit à coté de son petit ami. Qu’est-ce que j’aimerais être à sa place, murmurai-je. Après un blanc, je déglutis et secouai la tête dans tous les sens pour chasser cette idée de mon esprit. Je me ressaisis et m’auto-persuadai que jamais cela ne pouvait arriver et que si jamais il lui venait l’idée de me porter 1% d’intérêt de ce qu’il portait à sa copine, cela me suffirait amplement.

***

16H – J’étais debout et allais sortir de la classe quand mon portable sonna. Mon coeur se serra quand je lus le numéro qui s’affichait à l’écran, je ne le connaissais que trop bien. Je mis un moment avant de porter le cellulaire à mon oreille :

« Ou… i balbutiai-je

La voix grave de mon père s’échappait de l’appareil.

— Tu es où ? me demanda-t-il d’une voix rauque.

Je fermai les yeux et essayai de faire ralentir les battements de mon coeur.

— Je suis au lycée…

Il mit un certain temps avant de continuer.

— J’ai oublié un document dans ma chambre que je dois rendre aujourd’hui. Il est posé sur le lit. Apporte-le moi à l’hôpital » me dicta-t-il.

Puis il raccrocha. Je mis un moment avant de séparer le téléphone de mon oreille. J’ouvris les yeux et me laissai tomber sur ma chaise. Je n’en avais aucune envie mais je ne voulais pas lui donner une raison supplémentaire d’attiser sa fureur.

***

18H45 – J’arrivai essoufflé devant l’hôpital central. Il m’avait fallu rentrer chez moi, trouver son document, reprendre mon souffle et repartir pour regagner le centre-ville. L’hôpital se trouvait en vieille-ville. Les maisons étaient anciennes mais elles révélaient toutes une façade digne des plus grands architectes. Le hall d’entrée regorgeait de patients qui attendaient de pouvoir être pris en charge. Certains pleuraient, tandis que d’autres affichaient un air grave. Mon visage pâlit quand je vis du personnel médical pousser un brancard en demandant à tout le monde de laisser place. Une femme sous respiratoire y était allongée, et un homme, sans doute son mari, lui tenait la main en pleurs. Ses cris me firent froid dans le dos et je me retournai pour détourner les yeux de cette horrible scène. Derrière moi, un petit garçon se tenait debout avec sa grand-mère, le regard dans le vide. J’eus un haut le coeur quand je l’aperçus et un flashback s’immisça dans mon esprit. J’avais 6 ans et je regardais les médecins transporter le corps inerte de ma mère. Mon père était accroché au brancard, et n’arrêtait pas de pleurer et d’implorer les médecins. Le brancard disparut derrière la porte « for emergency » me laissant seul avec mon père dans le couloir vide. Les larmes coulaient sur mes joues sans que je puisse les arrêter et je fixais avec terreur la porte qui venait de se refermer. Mon père s’approchait de moi et je recevais un coup de poing sur mon petit corps d’enfant. Les coups pleuvaient et je me recroquevillais sur place. Je clignai des yeux et repris conscience. Mon souffle était saccadé. Lentement, je me dirigeai vers l’accueil et demandai après Mr Henri. On m’indiqua un itinéraire que je suivis avec soin. J’entrai dans une pièce composée de plusieurs bureaux. Et je le vis. Allongé sur un canapé, il ne semblait aucunement stressé. Il me vit et s’approcha de moi avec assurance. Je lui tendis le document et allai repartir quand il m’arrêta :

« Je finis dans 1H attends moi ici, on ira manger quelque chose ensemble.

Il plaisante, me questionnai-je. Il remarqua mon étonnement et haussa les épaules.

— Pour le document, ne t’imagine rien d’autre. »

Puis, il quitta la pièce sans se retourner, comme à son habitude. Décidément, je ne le comprenais pas. Je me laissai tomber sur le canapé et réfléchis au pourquoi de sa précédente attitude. Mais rien ne me vint à l’esprit.

***

20H – Il débarqua et se dirigea vers les casiers pour se changer. Je l’observai, ses yeux noirs comme un corbeau lui donnaient un regard sévère et sa carrure colossale intimidait ses opposants. Je détournai les yeux quand il eut fini de se changer, craintif de sa réaction si il venait à apprendre que je l’avais scruté. Il me fit un signe de la main, comme un maître le fait avec son chien, et je le rejoignis. Il sortit de la pièce et je lui emboîtai le pas. Je le suivis de près mais n’osai pas ouvrir la bouche. Nous décidâmes de nous rendre à pieds à la rue des restaurants car elle se trouvait proche de son lieu de travail. Après dix minutes de marche, il s’arrêta :

« Où veux-tu manger mon grand ? me demanda-t-il.

Je faillis m’étrangler tant je ne m’attendais à un ton si doux venant de sa part.

— N’im… porte. »

Il m’indiqua un endroit du bout du doigt, tout en passant son bras autour de mes épaules. Il semblait vraiment vouloir mon avis. J’acquis et nous nous dirigeâmes vers le plus fameux restaurant italien du quartier. Nous furent installés dans la salle la plus éloignée de l’entrée comme demandé par mon père. Je pris un simple plat de lasagnes alors que mon père s’arrêta sur une pizza quatre fromages. Cela faisait tellement longtemps que je n’avais pas eu un moment d’intimité avec mon père que je ne savais pas par où commencer. Heureusement, il brisa la glace et me lança sur le seul sujet que nous pouvions partager ensemble, les nouvelles du monde. La conversation était animée et j’espérai qu’elle ne se finisse jamais. Du point de vue d’une personne extérieure, il ne s’agissait que d’une banale sortie entre un père et un fils mais du mien, c’était plus que ça. C’était un souvenir que j’allais chérir encore longtemps. La serveuse nous demanda si nous voulions des desserts – j’ai horreur des choses sucrées –. Mes yeux s’entrouvris de stupeur quand il commanda une île flottante et deux cuillères. Mon père me tendit une cuillère quand le dessert fut apporté à notre table. Il y avait quelque chose d’étrange dans son regard qui me perturbait depuis que je l’avais rejoint. Ce fut seulement quand il approcha sa main de mon visage et me caressa tendrement la tête que je compris. Bien sûr la sortie, le restaurant, le dessert, comment j’avais pu ne pas m’en rendre compte plus tôt. Je ris jaune et passai ma langue sur mes lèvres avant d’essuyer la larme qui était apparue dans le coin de mon oeil droit. Cela expliquait aussi le comportement douteux de mon paternel : ce n’était pas moi qu’il voyait avec lui mais la personne qu’il chérissait le plus, maman.

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