Dilemme à deux portes
Un samedi, bien avant cette histoire de visite surprise, alors que la journée s’annonçait prometteuse, je passai l’après-midi avec Clara, comme je le lui avais promis. J’avais déjà renoncé à réviser de toute façon, je n’en avais pas eu l’envie ce jour-là.
Je rejoignis alors la résidence étudiante avec toujours cette même fascination pour un monde que j’imaginais plein de joie et de rencontres.
Dans le grand hall d’entrée, mon regard croisa celui d’un garçon de mon âge, entouré d’un tas de carton. Il était en train de les déplacer un à un dans l’ascenseur. Ses yeux étaient d’un beau bleu rassurant et il avait une mèche de ces cheveux d’un blond grisâtre qui lui tombait devant l’œil gauche, ce qui lui donnait un air désinvolte. Je compris que c’était un nouveau locataire qui profitait de ce bel après-midi du week-end pour emménager dans la résidence.
Il me fit signe de la tête en souriant, peu être pensait-il que j’étais l’un de ses nouveaux voisins.
Je m’imaginai alors à sa place, en train de m’installer ici avec toutes mes affaires, traversant chaque jour ces couloirs pleins de vie, où je n’aurais qu’à faire un pas dehors pour croiser par hasard toutes sortes de gens avec qui je sympathiserais. Ça me faisait un pincement au cœur d’y penser, comme si j’assistais, impuissant, à l’opportunité qui ne m’arriverait jamais.
Après tout, des tas de gens n’avaient même pas la chance de venir étudier en ville, je ne pouvais pas me plaindre. De plus, grâce à Clara, j’avais la chance de côtoyer de temps en temps la résidence.
Même si, Clara, n’aimait ni les fêtes ni le bruit. Elle préférait rester dans le confort de son appartement, au calme. Plusieurs fois, en dormant chez elle, j’avais fantasmé sur l’idée de m’éclipser discrètement pour rejoindre une soirée à l’étage du dessus. Mais je n’en avais jamais eu le courage.
Dans le petit appartement, il n’y avait pas grand-chose à faire. Alors, on restait au lit toute l’après-midi à regarder la télévision. Clara choisissait des émissions sur des boys bands ou de la télé-réalité étrangère mal doublée qui passait en continu, et moi, je me contentais de fixer l’écran, l’esprit ailleurs. Je savais que, si je proposais autre chose, elle s’énerverait. Alors je me taisais. J’étais avec elle, c’était une journée normale. Je ne me demandais même pas ce que je voulais vraiment.
La fin d’après-midi tomba et rien d’intéressant ne s’était passé. Il était à peine dix-huit heures, l’heure où les premiers fêtards commençaient à sortir pour aller s’approvisionner avec l’alcool qui coulerait ce soir, à l’une de ces fêtes où je n’irais pas. Je prétextai un dîner de famille pour écourter ma visite. Clara protesta en me raccompagnant à sa porte.
— J’en ai marre que t’aies toujours quelque chose à faire quand on se voit ! Tu pourrais faire un effort. Moi aussi j’ai une vie, tu sais. Quand on prévoit de se voir, moi, je bloque toute la journée, pas uniquement une heure ou deux ! Déjà que t’es arrivé super tard, je t’attendais depuis ce matin…
J’étais sur le palier de sa porte, elle depuis l’intérieur à me sermonner comme un gamin. Je ne savais qu’acquiescer, ce qui l’énervât davantage. Je n’avais pas le courage. Pas le courage de lui dire que je m’ennuyais, pas le courage de lui refuser cet après-midi passé ensemble, et pas le courage de rester non plus. Clara réagissait comme une enfant capricieuse, et je n’avais pas le courage de la décevoir tout simplement.
Quand elle eut fini, alors que j’étais resté bien vingt minutes sur le palier à l’écouter, avec mon corps qui disait « laisse-moi partir ! », mais sans oser l’interrompre, je me retrouvai maintenant debout sur la moquette bleue dans ce fond de couloir, seul face à une porte blanche qui claqua.
Pas de cris ni de larme, juste de la déception et de l’incompréhension. Avec toujours cet inconfort, une tristesse que je portais où que j’aille.
J’hésitai un instant à revenir frapper. Peut-être avait-elle raison. Peut-être que je fuyais trop vite, que je ne faisais pas assez d’efforts. Mais quelque chose en moi refusait de retourner m’asseoir devant ces émissions vides et continuer à cacher mon temps. Alors, je partis.
Dans le hall, il n’y avait plus personne. Même le garçon qui emménageait avait disparu. Il avait sûrement terminé son installation, sans doute passerait-il la soirée à monter ses meubles et ranger ses affaires.
J’allais sortir en y songeant quand je vis qu’il pleuvait à verse. L’averse battait depuis plusieurs minutes déjà, mais elle avait dû commencer peu de temps avant que je quitte Clara, sinon elle aurait sauté sur l’occasion pour me retenir davantage.
C’était de saison, une averse violente qui tombe sans prévenir. On s’habitue tant à ce ciel gris et menaçant, qu’on est quand même surpris quand il finit par nous tombé dessus. Je me retrouvais coincé. Était-ce un signe qu’il fallait revenir vers Clara et m’excuser ? Je ne voyais plus d’autre choix que de faire marche arrière et de retourner auprès d’elle.
De retour face à cette porte blanche, je ne pus qu’hésiter longuement avant de frapper. Je me retrouvai de nouveau face à sa porte et je n’avais maintenant plus vraiment le choix, mais pourtant pas davantage l’envie.
Et puis, juste au moment où j’allais frapper, la porte en face s’ouvrit. Une fille élancée, en mini-short en jean, apparut dans l’encadrement. Je tournai lentement la tête vers elle, abasourdi. J’étais planté là, hésitant depuis cinq bonnes minutes, et j’avais justement été ravi que personne ne m’ait vu si tristement partir pour revenir, mais j’allais maintenant passer pour un idiot, voire un malade, devant cette inconnue.
— Ça fait un moment que je te vois hésiter devant ma porte. Tu peux entrer si tu veux, dit-elle.
Il y avait erreur. Je n’attendais devant ça porte que parce qu’elle était en face de celle de Clara.
Cette fille avait-elle cru que je venais pour elle, ou bien elle se moquait de moi. Dans les deux cas, la situation était très gênante. Je bredouillai un truc incompréhensible pour tenter de m’expliquer, mal à l’aise. Elle sourit, comme pour me rassurer.
Je la contemplai de bas en haut. Elle semblait irréelle, comme un mirage, entouré de cet étrange vertige que l’on ressent quand on ne peut plus faire confiance à ce que l’on voit, alors on cherche un détail qui nous ferait comprendre où est le vrai.
Ses jambes étaient dénudées, sa peau blanche. Elle ne portait que son short en jean moulant et un tee-shirt de Pink Floyd, trop grand pour elle, qui dévoilait, par transparence, sa menue poitrine qui pointait. Ses cheveux noirs encadraient son visage doux et arrondi comme celui d’une enfant, ses grands yeux soulignés d’eye-liner brillaient sous une frange parfaite. C’était pour sur une fille pleine de charme. Elle dégageait une confiance en elle attirante dans sa manière de se tenir, et cela malgré sa légère tenue d’intérieur.
Elle s’adossa à la porte, comme pour m’inviter à entrer, et sans trop comprendre pourquoi, j’obéis. Je me retournai une dernière fois vers la porte de Clara, avec un peu de regret et de soulagement à ne finalement pas la refranchir.
J’ignorais encore ce qui m’attendait dans cet autre appartement ni si cela était une bonne chose d’y aller.
Je ne savais pas ce que je faisais là ni pourquoi j’étais entré. Elle referma la porte derrière moi et me suivit en entrant dans sa pièce de vie.
L’appartement était le même que celui de Clara dans sa disposition, mais tout à l’intérieur le différenciait. Les murs étaient recouverts de photo argentique imprimée et de billet de concert accroché un peu partout, signent d’une vie agitée. Il y avait également une immense pièce de tissu brodé qui représentait un éléphant devant un soleil bleu, fièrement exposé au centre du mur principal.
Une grande bibliothèque était posée en face, et elle était remplie de tout un tas de bibelots autre que des livres. Il y avait sur l’une des étagères une impressionnante collection de pierre de toute forme et couleur qui semblait plus ou moins rare. Les fenêtres étaient recouvertes d’un store qui tamisait la faible lumière du jour et les placards étaient tous ouverts, montrant un rangement aléatoire des vêtements contrairement aux collections exposées dans la bibliothèque.
Elle m’invita à m’assoir, mais il n’y avait pas de canapé, juste une multitude de coussins posés directement sur un tapis moelleux, avec des couvertures entassées là comme pour construire un nid. Finalement j’aperçus une chaise de bureau recouverte de vêtement et mis posa délicatement.
— Merci de m’inviter, finis-je par dire avec précaution. Mais tu sais, pour être honnête, ce n’est pas toi que je venais voir. Je veux dire… enfin… je ne te connais même pas. Mais, je suis ravie d’être là, ne t’en fais pas.
Elle s’essaya sur un épais coussin en face de moi, les jambes pliées en tailleur et elle se mit à rire. Elle avait un rire surprenant, un peu vexant dans sa tonalité, et dans sa manière de mettre la main devant sa bouche comme pour l’étouffer. Mais ses yeux doux étaient une pommade qui guérissait de ce petit coup.
— Tu peux m’appeler Blue si tu veux. C’est comme ça que m’appellent mes amis. Et toi, c’est comment ? demanda-t-elle.
Je me présentai timidement, surpris d’être déjà considéré comme un ami qui méritait de l’appeler par son surnom alors même que j’ignorais son véritable nom. Si proche, et pourtant si loin. Il y avait là-dedans quelque chose de dérangeant, dans la façon lunaire dont les choses se passaient.
— Voilà, maintenant, nous nous connaissons, dit-elle amusée.
Pourtant, une mystérieuse curiosité me poussait à continuer cette conversation illogique, avec la sensation étrange d’un jeu de hasard que je gagnais sans cesse, sans comprendre pourquoi ni comment. Cette même force m’attirait.
Blue se leva pour chercher deux tasses. Elle me proposa alors un thé au citron, chose que j’acceptai également.
— Je sais bien que tu n’es pas là pour moi, dit-elle par-dessus le bruit du robinet qui remplissait la bouilloire. C’est que je te voyais par le judas de ma porte, perdu dans ce grand couloir. Alors je me suis dit que peut-être tu avais besoin d’aide. Je n’avais rien de prévu ce soir, alors ça ne me dérange pas du tout de discuter avec toi. Je peux être un peu comme ta confidente si tu veux.
— Tu surveilles souvent devant ta porte par le judas ? demandai-je, avec un peu de provocation en réponse à son aveu.
— Seulement quand des garçons rôdent devant les portes des filles, répondit-elle presque immédiatement. Puis elle me tira la langue.
— Et alors seulement, tu les fais entrer chez toi ? finis-je par dire, en souriant avec une confiance bien trop grande que je ne savais pas posséder. Phrase que je regrettai immédiatement après l’avoir prononcée, tant elle était critique de mon hôte, qui, aussi étrange, paraissait-elle, m’était venue en aide.
— Et alors, répéta-t-elle lentement, je les fais entrer chez moi, c’est exactement ça.
Puis elle rit de son rire bruyant et ajouta avec un sourire amical :
— T’es un petit malin, toi. J’aime bien.
Je venais alors de faire connaissance avec Blue.
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