Partir là-bas
« Moi je veux savoir, moi je veux pouvoir poser des questions et qu’on me réponde… »
« Hey ! »
Je me détourne de mon chez-moi, heurtée par cet éclat. Je vois se dessiner devant moi une grande silhouette sombre engoncée dans un lourd manteau dont les pans sont gonflés par le vent. Sa démarche est assurée quoique pressante. Mon cœur s’envole dans une mélodie frénétique. Est-ce lui, mon Prince ? La lumière de l’astre du jour joue avec mes perceptions. Le noir se précise quand je plisse les yeux. Ils papillonnent sous l’effet de la surprise.
Des prunelles mordorées se posent sur moi, couleur de la terre. Y flottent une curiosité et un amusement tout manifeste. Derrière, cachée, une mélancolie, une blessure à vif et récente. Je n’en devine par l’origine, pourtant, elle est là et fait écho à la mienne. Face à moi, un reflet. Une femme humaine.
« Tu t’es échouée ? » me demande-t-elle avec inquiétude.
Elle me lorgne d’un œil sévère, secoue la tête, l’oriflamme de ses cheveux roux. Malgré la faiblesse qu’elle dissimule, c’est la force et la chaleur qui prédominent chez cette personne. Une franchise à toute épreuve, je le découvrirai.
« Nom d’un Triton ! Tu as perdu ta langue ? Sans vouloir me mêler de ce qui m’regarde pas, c’est pas vraiment une bonne idée de… enfin, tu comprends. C’est qu’il y a des mâles dans l’coin. J’ai vu l’Prince avec son chien et… »
Je ne lui laisse pas l’occasion d’achever sa phrase. Mon corps, de lui-même, s’est redressé. Oubliées, la souffrance et la peur, je fais mes premiers pas maladroits, affiche un sourire rayonnant. Je vais le retrouver et il comprendra qui je suis, j’en suis certaine ! Il m’aimera.
« Hé là ma jolie, ça tangue dis-donc ! Tout le monde sur le pont, haha ! »
L’inconnue m’a rattrapé avant que je ne choie encore. Peu assurée sur mes appuis, je tremble, mais lutte pour rester debout.
« Dit… »
Je la contemple, interdite. Son timbre a changé. Il est moins chantant, bien plus grave.
« Tu… ce sont des hommes qui t’ont… ou… t’es une naufragée ? »
Des hommes ? Ce mot à un accent particulier dans sa bouche. Oui, je le vois bien, ses doigts se sont serrés autour de mes bras. C’en est presque douloureux. J’essaye de lui faire passer un message à travers une mimique suppliante. Elle doit me laisser le retrouver. Je dois poursuivre ma route, le temps presse !
« Tiens, enfile ça. J’ne voudrais pas que tu attrapes froid. »
Elle retire son manteau et me le tend. Sous le vêtement, la jeune femme porte une chemise assez ample, d’un blanc fané. Celle-ci est vieille et rapiécée et porte un parfum familier de sel et d’embruns. Ses jambes sont recouvertes d’une matière noire que je n’identifie pas et ses pieds sont enfermés dans des carcans qui crissent, tintent et brillent quand la fille se meut. Un éclair de lucidité me traverse ! C’est de ma tenue dont elle s’inquiète.
Tout à coup, des aboiements se font entendre. L’humaine se crispe davantage, commence à m’entraîner.
« Viens. »
Je veux la rassurer, lui dire que je dois retrouver le Prince ! Toute ma vie en dépend. Seulement, j’ai beau lui démontrer mon désaccord, lui opposer une risible résistance, elle s’entête à me faire quitter la plage. Décor qui a vu naître notre amour. Une promesse : celle de te rejoindre. De partir là-bas.
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