Partir là-bas

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« Mon seul désir
Vivre à tes côtés
Mon seul espoir
Rester là près de toi. »

L’horizon s’enflamme de vives couleurs, annonçant l’arrivée du soir. Ultime combat, ultime éclat contre l’obscurité qui allait prendre possession des cieux. Je veux m’émouvoir de ce spectacle, mais mon esprit est trop accaparé par cette occasion manquée. Alors que le disque diurne s’endort dans les bras de mon ancien royaume, je songe à mes amis laissés derrière moi. La solitude s’écrase contre mon cœur.

« Voilà, nous sommes arrivées ! »

Lors du trajet, la dame ne m’a pas adressé le moindre mot ni même informée sur notre destination. Son mutisme, je ne m’en suis pas préoccupée, enfermée dans le mien. Je découvre avec stupéfaction les pourtours gigantesques d’un navire. Ma bouche, béate d’admiration, ne laisse échapper aucune note. Un petit rire ponctue ma musique silencieuse.

« Il est beau, pas vrai ? Je l’ai appelé “Esperanza”, ça veut dire espoir. »

Une ombre, fugace, traverse les prunelles de la femme. Cette dernière me libère de son étreinte et s’éloigne. À quelques mètres, une figure de proue repose sur le sol. Je reconnais les traits d’une femme figés dans une expression douce et tranquille. Je m’appesantie sur les détails, sur leur beauté. J’ai devant moi une véritable œuvre d’art humaine. Un trésor similaire à la statue de mon Prince que Père à détruite dans un accès de rage… Des larmes embrouillent ma vision.

« Je ne vois pas les choses de la même façon,
comment est-ce qu’un monde qui fait d’aussi beaux objets
Peut-être aussi barbare ? »

Défigurée. Je ne le remarque que maintenant, mais la sculpture, à l’endroit où la jeune rousse la caresse, porte une teinte plus sombre. Celle-ci s’étend au reste de la coque, percée de toutes parts. Une fragrance flotte dans l’air et me fait frissonner. Un autre souvenir ressurgit des confins de ma mémoire. Le bateau du Prince dévoré par les flammes, la tempête qui se déchaîne, la chute de mon aimé que je tente de sauver…

« Hey ma p‘tite ça va ? On dirait que tu as vu un fantôme. »

En l'observant à détailler les vestiges de l’Esperanza, j’ai plutôt l’intuition que c’est elle qui fait face à l’une de ces créatures. Hantées, happées par les échos du passé, nous nous unissons sans le savoir contre un Destin trop cruel.

« Au fait, je suis le capitaine Satine O’Bannon. J’suis pas très à cheval sur le protocole, mais quand même, oublier de se présenter… c'pas très élégant. »

Elle tapote la figure de proue.

« Et elle c’est Callista ! Ma p’tite sirène à moi ! »

L’expression qui se dessine sur mon visage fait réagir mon interlocuteur.

« Ah ! Ça y est ! Tu me prends pour une siphonnée du bocal ! »

Sa manière de parler ne manque pas de me surprendre. Certaines tournures ne font aucun sens pour moi. Sourcils froncés, j’essaye de lui montrer que je ne saisis pas tout. Satine s’obstine dans ses explications :

« J’y crois dur comme fer ! Je suis sûre qu’elles existent. En attendant d’en trouver une vraie, je me contente de cette p’tite demoiselle ! »

J’approche avec prudence, refuse l’aide de la capitaine quand elle me la propose. Je désire évoluer seule, découvrir ce reliquat. Je me penche vers un fragment de moi-même.

« On ne va nulle part en battant des nageoires
Il faut des jambes pour sauter et danser… »

Le bout de mes doigts parcourt les écailles creusées dans le bois. Je ressens alors une infinie tristesse m’étreindre le cœur. C’est Satine qui la traduit pour moi avec des mots :

« Ah… je ne sais pas si on pourra naviguer encore elle et moi. La récente tempête nous a été… fatale. »

Qui de nous deux est la vraie naufragée ? Je contemple la jeune femme perdue au milieu des ruines de son bateau. De son rêve de liberté. Malgré tout, ses lèvres s’étirent dans un nouveau sourire, elle m’invite à la suivre. Nous pénétrons dans le ventre de l’Esperanza.

Je constate toute l’étendue des dégâts, éprouve plus de peine encore en songeant à cette éventualité énoncée par la capitaine : jamais plus, il ne glisserait sur l’eau. En me tournant vers Satine, j’ai envie de lui souffler que l’espoir peut renaître. Il suffit d’y croire. N’est-ce pas une vision trop naïve ?

Un grincement me tire de mes errements. Je découvre une pièce qui, naguère, devait être de toute beauté. L’impression d’entrer dans une bulle hors du temps me gagne. Mon vagabondage peut reprendre, et ce, malgré le chaos qui règne ici. Ma collection fait bien pâle figure à côté de celle du capitaine.

Nombre d’objets que je n’identifie pas sont éparpillés sur le sol, bien amochés. Les rescapés, il y’en a pour ainsi dire que peu. L’un d’eux accroche mon regard. Je me penche pour le ramasser, toujours avec autant de maladresse. Un zirgouflex ! Eurêka m’en a parlé il y a peu, m’exposant avec son emphase habituelle, à quoi cela pouvait bien servir aux humains.

« Bah ? Qu’est-ce que tu fabriques ? »

Satine me détaille avec de grands yeux ronds tandis que je m’emploie à passer l’objet dans ma chevelure. Mes gestes se suspendent aussitôt et je sens le rouge me monter aux joues. Je dépose rapidement le zirgouflex avant de me reculer, comme une enfant prise en faute. Un silence s’installe. Qu’elle brise en éclatant d’un rire tonitruant, mais mélodieux. Communicatif. Mais moi, il m’est impossible d’accompagner ce chant.

« T’es un sacré numéro toi ! »

Son expression redevient sérieuse, elle reprend sur un ton doux :

« Merci. Ça fait un bien fou. »

Apparemment, ce n’est pas ainsi que l’on utilise un zirgouflex. Un peu honteuse, je suis tout de même touchée par ses remerciements.

« Tiens bois-ça et installe-toi comme tu peux. Il doit me rester un peu de papier et une plume. Tu sais écrire au moins ? Que je sache comment t’appeler ! »

J’acquiesce et obéis de bonne grâce, enchantée par l’idée. Ainsi, je pourrais tout lui expliquer. La convaincre de me laisser retrouver le Prince. Lui donner mon nom. Avant de partir là-bas. Satine, assise face à moi, pousse quelque chose à mon attention. À l’intérieur, un liquide à la curieuse couleur tournoie et dégage une odeur forte. Mon nez se fronce et, comme je ne désire pas me ridiculiser une nouvelle fois, je l’imite et trempe mes lèvres. Aussitôt, je grimace et m’étrangle, repousse le gobelet.

« Palais délicat, hm ? Tant pis, ça en fera plus pour moi ! »

Elle lorgne sur le parchemin que je déplie en ne faisant pas attention à sa remarque. Je m’applique à former de jolies lettres rondes, celles que compose mon prénom. Satisfaite du résultat, je me recule. M’assombrissant d’un seul coup, je songe à la dernière fois où j’ai apposé ma signature. Le contrat d’Ursula me revient en mémoire. Ai-je été à ce point sotte ?

« Je… désolée ma p’tite, mais j’lis pas cette langue. »

Ma déception est grande et Satine n’a aucun mal à le lire sur mon visage. Elle ne dit plus rien, paraît perdue dans ses pensées. Une ride s’est formée entre ses sourcils. Un détail insignifiant et pourtant me semble si familier. Où l’ai-je déjà remarqué ?

« Allez, ne tire pas cette tête ma p’tite sirène ! J’manque pas de ressources et en attendant on va t’garder ce surnom. D’accord ? »

L’ironie de la situation me pousse à accepter.

« Très bien ! Hauts les cœurs moussaillons ! Et en parlant d’ça, il serait peut-être temps de te présenter à l’équipage. Ils boudent à l’auberge et, les connaissant, ils ont dû se mettre la tête en d’dans ! »

Je l’écoute avec incrédulité, me sens étrangère dans ce monde du dessus. Si je m’attendais à un tel sentiment de dépaysement et à l’amertume qui en découle, pour la première fois, j’ai le mal du pays. Non, je ne dois pas inciter le doute à corrompre mon choix. C’est le prix de la liberté, voilà tout.

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