Partir là-bas
« Qu’est-ce que le feu ? Pourquoi est-ce qu’il... Quoi déjà ?
Brûle ! »
« Nom d’un Triton ! »
S’exclame la capitaine O’Bannon quand nous entrons. L’établissement, vu de l’extérieur, ressemble aux diverses habitations de pêcheurs que j’ai déjà pu observer lors de mes excursions. Peut-être plus grande et accueillante avec ces rires et ces chants tonitruants que l’on avait pu entendre de dehors. Une enseigne brimbalante à l’effigie de deux murènes entrelacées grince, ponctue la chanson des matelots grisés par les mêmes effluves senties toute à l’heure dans la cabine de la jeune femme.
Des hommes, une bonne dizaine, dansent et hurlent des paroles à tue-tête. Une joyeuse cacophonie règne ici et semble amuser tous les autres qui se contentent d’observer ou d’applaudir. Une fille à la figure rougeaude vient vers nous et lance à Satine :
« Ah vous voilà enfin ! Vos gars, ils sont ingérables ! Si vous faites pas quequ’chose rapidement, ils vont tout saccager et croyez-moi, l'addition sera salée ! »
La tenancière s’éloigne aussitôt, débordée. J’observe Satine, figée, hérissée comme un oursin. Une voix, aux notes graves et mielleuses accapare soudainement son attention. En suivant son regard, je vois un beau jeune homme à la longue chevelure noire ramenée sur son épaule discuter avec un autre, bien moins charismatique. Son œil pétille de malice alors qu’il lance :
« J’vous avais pourtant prévenu, nan ? Une femme sur un navire, ça porte la poisse ! Princesse ou pas… »
Princesse ?
« Endymion. »
Satine se plante devant lui et l’attrape par le col de sa chemise. Sans sourciller, le prénommé Endymion plonge ses prunelles ambrées dans celles de la jeune femme. Son attitude effrontée me glace aussitôt. Cette personne est dangereuse, fausse et à bien les étudier, ces deux-là semblent partager un lourd passif.
« Ahhhh ! Mais v’là notre cap’taine adorée ! »
Acerbe, les lèvres retroussées dans un rictus mauvais, il ajoute :
« Ou devrais-je dire, ex-cap’taine. »
La poigne de Satine s’affirme, je vois ses phalanges blanchir. Visiblement, elle se maîtrise juste assez pour ne pas lui mettre son poing dans la figure.
« Alors c’est comme ça que tu veux la jouer ? Une mutinerie ? »
Endymion arbore un air offensé face à la remarque de la jeune femme. Je sens mes propres mains se resserrer sur elles-mêmes, mon corps, trembler.
« Allons, allons ! Tout de suite les grands mots. »
Il paraît ennuyé, secoue la tête et reprend :
« Oui, en fait, tu as raison. Mais enfin ! Ne vois-tu pas que ton rêve vient de prendre fin ? Mener de fiers pirates avec ton épave ? »
Je dois tendre l’oreille pour entendre la réponse de Satine O’Bannon. La tension, presque palpable, a remplacé les échos entraînants d’une gigue. Le silence s’abat.
« Ne parle pas comme ça de l’Esperanza. »
« Va plutôt retrouver ton frère chéri au lieu de jouer aux rebelles. Trouve-toi un mari et… »
Ma main vole, libérée, hors de contrôle et s’échoue contre la figure de l’impétueux personnage. Des exclamations de surprise éclatent. De longues secondes passent, enflent, sans que quiconque ose briser cette discrète musicalité. Finalement, l’homme rompt son immobilité pour masser sa joue rouge et douloureuse. Il me jette un coup d’œil peu amène et je crains, l’espace d’un instant, qu’il me rende la pareille.
« Vrai que je le méritais, celle-là, mais… sans indiscrétion, t’es qui, toi ? »
Même si je le pouvais, je ne lui adresserais aucune réponse. Il n’obtiendrait rien de moi.
« C’est ça que tu devrais faire. Monter un équipage de bonnes femmes. »
Un sifflement retentit et, telle une nuée de mouettes, le reste des hommes s’envole. Personne n’ose se regarder. Ils obéissent, ignorent celle qui fut leur phare dans la nuit. Satine, je le devine bien, a le cœur brisé en mille morceaux. Endymion quitte à son tour l’auberge, non sans se pencher vers l’oreille de la rouquine, lui susurrer des paroles qui agrandissent ses yeux sous l’effet d’une immense surprise. Quoi qu’il ait pu lui dire, il vient de lui porter un coup fatal.
J’aimerais tant lui parler, lui expliquer qu’il a tort et qu’elle ne devrait pas l’écouter. Je regrette sincèrement de ne pas posséder une voix. Ma voix. Mes épaules s’affaissent. Vaincues toutes les deux. Alors que des larmes perlent au coin de mes yeux, un joli rire s’extrait pour s’envoler jusqu’à moi.
« Eh bien, eh bien ma petite sirène ! Si je m’attendais à ça ! Une vraie lionne ! »
Une quoi ? Une fois n’est pas coutume, je n’ai pas le temps de réfléchir au sens de ce mot inconnu qu’elle m’enveloppe entre ses bras. Elle continue de s’esclaffer un long moment avant que je ne comprenne que cette hilarité s’est muée en pleurs. Surprise, sa tristesse éveillant la mienne, je l’enserre avec douceur.
Nous, les deux rêveuses, sommes face à un mur.
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