Après une nouvelle nuit de sommeil, les jumeaux se levèrent tôt pour être au rendez-vous donné par le sergent Lore. Ils se dirigèrent vers la place dite sanglante, non loin de la porte du Lion. Ce square rectangulaire s’étendait sur un assez large périmètre. Des abreuvoirs pour chevaux se trouvaient en son cœur, et justifiaient la présence d’une écurie militaire dans une des allées. Ils y rencontrèrent leur chef d’escouade, un certain Pitt, ainsi que leurs futurs camarades éclaireurs.

Pitt était un petit homme trapu au regard plat qui faisait symétrie avec sa grande bouche aux lèvres pincées et surmontée d’une belle moustache noire. Des boucles capillaires courtes mais indomptables surmontaient sa tête ronde. À leur arrivée, la présence de Lune n’eut pas l’air de faire partie des plans de cet homme caractériel.

• Qu’est-ce que c’est que ce bordel, dit-il en relevant le genre féminin de Lune.
• Nous sommes adressés de la part du sergent Lore, réagit-elle.

Mars se taisait.

• Je sais très bien que c’est lui qui vous a adressé ma grande, rugit-il. Il ne m’a en aucun cas précisé qu’il y aurait une femelle parmi les deux nouvelles recrues.

Il la jaugea de bas en haut, puis de haut en bas, et ce à plusieurs reprises puis soupira à la faveur de son embarras. Des jurons le traversèrent à nouveau. Les femmes n’étaient pas acceptées dans leurs troupes d’éclaireurs. Il n’y avait que l’exception du capitaine Swan dans le corps d’armée. Qu’avait en tête le sergent Lore songea-t-il. Pitt ragea et tourna le dos aux deux nouveaux arrivants. Colérique, il n’en restait pas moins professionnel et il appliquerait à la lettre les ordres hiérarchiques. Les régiments d’éclaireurs avaient perdu plusieurs membres en quelques mois, si bien que la plupart d’entre elles était composé d’hommes naïfs de toute arme de guerre. Il pouvait difficilement faire la fine bouche concernant les nouvelles recrues,

• J’apprécie peu. Mais je vais tout de même vous briefer concernant notre organisation et vos postes. Je ne répéterai pas donc ouvrez bien vos esgourdes.

A l'aide d'une carte géographique détaillée, le briefing dura pas moins de vingt minutes. Leur positionnement et leur durée de garde en tête, ils montèrent à dos de canasson pour prendre leur position. Escortés par leur chef d’escouade, qui ne cessait de ruminer, et du reste de l’équipe, ils empruntèrent la porte du Lion. Il leur fallut quelques heures avant d’arriver à leur poste de pistage situé à une centaine de kilomètres du village.

Cette escouade comptait six membres titulaires en tout, à savoir Mike, Ross, Tim, Feng, Geffrey et Orn. Il y a peu, deux de leurs camarades avaient été perdus. Chacun disposait d’un uniforme armuré identique et d’une épée singulière de par sa courbure convexe, caractéristique du village caché de Kabir. En tant qu’éclaireur de grade C ils étaient attribués par binôme pour couvrir une zone large d’un kilomètre d’une partie de leur périmètre de détection.

Cette région offrait un paysage alternant entre zone forestière et prairie dégagée. Leur chef d’escouade, Pitt, éclaireur de grade B se tenait en retrait et jouait le rôle d’émissaire en cas d’attaque.

Lune fut associée à Ross et quant à Mars ce fut Orn qui eut l’honneur d’être son partenaire. Une garde durait vingt-quatre heures avant qu’ils ne soient relayés par une autre escouade. Ils alternaient ainsi une journée de garde et deux journées de repos et inversement.

La matinée passa vite. Lune cordiale et curieuse ne put s’empêcher d’assaillir son camarade Ross de questions aussi bien professionnelles que personnelles. Elle voulait en savoir un peu plus sur son camarade et sur la fonction des éclaireurs. Mars, moins enclin à la discussion, resta stoïque toute la matinée adossé contre un arbre. Orn qui tenta au départ de lui enseigner les circuits de patrouille n’insista pas longtemps.

Peu avant quatorze heures, le chef d’escouade Pitt demanda au groupe de se réunir en retrait dans une clairière. Une fois réunis dans la vaste prairie, certains furent étonnés en découvrant qu’une personne patientait là, allongée dans les hautes herbes sifflotant un air détendu. C’était le sergent Lore.

• Vous voilà enfin, leur dit-il en se relevant.

Pitt fit une pause cérémoniale en honneur au sergent.

• Voici l’escouade 112 C au complet, sergent.
• Une fine équipe à n’en point douter Pitt.

Le sergent scruta l’ensemble de celle-ci et s’attarda sans surprise sur Mars et sa sœur. Il secoua la tête en guise de contrariété.

• Eh bien Arth, s'exclama- t-il en direction de Mars, tu as l’air moins crispé que la dernière fois.

Sans plus d’intérêt, l’Ora inclina brièvement le chef.

• Tu ne m’avais pas dit que ton camarade était… , une femme. Une femme qui plus est charmante.

Il la fixait. Elle était intrigante et n’avait en rien les attraits féminins conventionnels. Ce corps svelte et musclé était accoutré d’une tenue peu ordinaire, et sa posture aérienne et décontractée stupéfiait encore plus le sergent qui la dévorait des yeux. Sans parler de cette chevelure. Il devait se ressaisir.

• Malheureusement les femmes ne sont pas acceptées dans nos rangs et tu avais omis de m’en parler Arth me semble-t-il.

Pitt afficha mine satisfaite.

• Une femme, un homme, quelle différence ? répondit Lune du tac au tac. Il me semble qu’il ne vous est pas aisé de recruter de nouveaux membres.

Mars ne disait mot. Le plus haut gradé se tourna à nouveau vers Lune.

• Des différences, on peut en trouver sans difficulté en cherchant bien, répondit-il amusé. Comment devons-nous vous appeler ?
• Lune.
• Lune. C’est original mais je suppose que ce ne sera pas la dernière fois vous concernant toi et ton frère. Sais-tu te battre Lune ? Je vois que vous n’avez pas pris vos sabres d’éclaireurs fournis par notre intendant de caserne.
• Nous n’en avons pas besoin.
• Je vois. Et bien tu vas nous faire une démonstration, s’exclama Lore avec fermeté.

Il fléchit les genoux avec rapidité, une main sur la poignée de son épée et l’autre sur son fourreau. Il gardait son air amusé et les membres de l’escouade ainsi que Pitt s'écartèrent rapidement de leur nouvelle camarade téméraire. Tous sauf un, qui ne semblait pas trouver le moins du monde cette scène insolite.

En une portion de seconde, le sergent scinda l'air même qui régnait par-dessus son ennemi éphémère. Lune avait dû se baisser pour éviter le coup d'estoc mortel. Repliée en contrebas de l’assaillant, elle attrapa d’une main son avant-bras qui tenait l’épée et posa l’autre sur son abdomen. Profitant de la cinétique, elle n’eut qu’à donner une impulsion de ces membres inférieurs pour faire ressort et balancer le sergent à distance. Il vrilla pour se réceptionner sans difficulté. L’équipe était bouche bée. Mars assis, contemplait. Il aurait pû bailler que cela n’aurait surpris.

L’intérêt du sergent atteint son apogée et cela se figurait. Il rengaina son sabre qui quelques secondes plus tôt aurait pû décapiter un brontox adulte.

• Et bien Lune j’avais raison. Tu es surprenante, et c’était prévisible.
• Ravie de vous avoir diverti mon sergent, répondit-elle avec malice.
• Tu seras une parfaite recrue. Cependant, je te ferai la même mise en garde qu’à Arth. En cas de faute grave, je saurai être plus incisif.
• Nous ferons honneur aux éclaireurs, assura Lune.

L’air du sergent resta sévère avant de se relâcher et de sourire à nouveau.

• Je valide votre recrutement.

Il donna quelques instructions privées à Pitt puis repartit vers le village de Kabir après avoir invité Lune à boire un coup à l’occasion.

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La journée passa sans événement notable. Puis la semaine ainsi que les suivantes. Lune et Mars avaient bien retenu les détails de leur nouvel emploi et ils profitaient de leur temps libre pour peaufiner leur évanescence. Il leur arrivait de faire des escapades nocturnes au-delà des murs pour communier plus en profondeur avec leur culture. Mars restait assagi en partie grâce à la pierre d’âme. Il n’avait pas revu l’historien James Laroy depuis sa première rencontre et des questions lui restaient en suspens.

Les deux Oraï s'étaient intégrés avec progrés à l'escouade d’éclaireurs, ce qui ne fut pas difficile pour l’un d’entre eux, à savoir Lune. Même Mars put sortir de son mutisme légendaire et osa quelques échanges, certes modestes, avec ses partenaires.

Ross, qui s’était rapproché sans difficulté de son binôme féminin, ne précisa qu’à elle la raison de sa participation au corps d’armée des éclaireurs. Quant à Orn, il avait vite compris qu’il était inutile de questionner Mars si lui-même n’avait pas décidé de dialoguer. Mais qui était le plus têtu des deux ? Loquace comme il était, Orn profitait des silences interminables de son nouveau camarade pour monologuer, mais aussi pour se confier. Il était grand et bien bâti, le front à peine dégarni et doté d’une moustache bien fournie. Il se liait d’affection rapidement même avec les plus récalcitrants. C’était un bonhomme sensible. Dévoiler son intimité était une façon de faire corps avec ses frères d’armes et de s’accorder leur confiance. C’était aussi une stratégie pour attendrir les espèces bourrues comme son nouveau compagnon.

Il lui raconta que sa femme attendait un enfant, mais que cela avait été difficile de le concevoir. Ils avaient essayé depuis près de cinq ans avant que son épouse ne tienne une grossesse. Tous les remèdes que leur avaient recommandés leurs proches avaient été tentés, mais rien n’y fit jusqu’alors. Il adorerait avoir une petite fille. Si cela s’avérait être le cas, ils l’appelleraient Louna en référence à la grand-mère de sa femme. Lune ne manqua pas l'occasion de faire le rapprochement avec son prénom. Elle affirmait avec plaisanterie avoir inspiré son camarade.

Pitt restait directif et froid avec les deux Oraï mais la petite escouade tenait bien son rang et elle n’eut pas à se confronter à un quelconque ennemi. Jusqu’à ce nouveau jour.