L’incendie avait duré près de cinq jours. Épaulés par le clan de Céphée, qui joignit la bataille dès que possible, les Oraï du village d’Orion avaient combattu à corps perdu pour limiter les dégâts et préserver l’environnement sauvage. Les efforts de chacun ne furent pourtant pas suffisants, et ce fut la venue tant attendue de la pluie ainsi que la bonne volonté des vents qui eurent raison du dévoreur de forêt.

À la fin du combat, l’odeur prégnante de cendres humides était amère. La faune et la flore avaient beaucoup souffert, laissant place à un paysage sombre et désert. Avec le temps, cette désolation de poussière se transformerait en une terre fertile qui verrait éclore à nouveau un riche écosystème. Ce qui ne serait pas le cas des défenseurs spirituels perdus lors de l’affrontement. Trois Oraï du village d’Orion furent pleurés. Lara, Charon et Amento. Leurs âmes étaient retournées aux origines. Dans le néant, au plus profond du cosmos. Mais une partie de leur être allait féconder ce sol aujourd’hui ravagé. Et ils participeraient à la renaissance d’un futur berceau de vie. Cet incendie meurtrier, qui serait leur tombeau, serait connu dans l’histoire comme le plus funeste jamais vécu. Il porterait la dénomination d’Ignus.

Une période de deuil fut respectée pour honorer à la fois les âmes perdues et les terres calcinées. Aucun feu ne fut allumé durant plusieurs jours. Chaque Ora était profondément affecté par la perte de la flore sauvage et par la disparition de leurs sœurs et frères. Il n’était pas habituel de perdre des semblables de la sorte et c’était un choc pour chacun d’entre eux. Si une grande douleur fut ressentie par ce peuple spirituel, son dogme instinctif atténuait sa souffrance. Le feu était un élément de la nature et s' il pouvait être maître de destruction, les cendres semées derrière lui étaient la base du renouveau. Il en était de même pour leurs corps et leurs âmes. Ils n’étaient que poussières et retourneraient à la terre et au ciel tôt ou tard.

Il fut décidé qu'une séance de vision cosmique serait organisée en hommage aux défunts. Tout comme lors d'une fête constellaire, l’ensemble du village d’Orion se rejoignit autour d’un feu modeste. Le premier en douze jours, depuis la catastrophe. Un silence solennel, moins festif qu'à l'accoutumée fut respecté. Pour cette occasion funèbre, Eris la Gardienne du clan de Céphée était restée pour la commémoration. Il était d’usage qu’un Gardien guide les âmes des défunts vers leur étoile-mère. Et Neptune perdurait absent. Un parterre de fleurs blanches cerclait le feu stellaire. Il s’agissait de fleurs de yisui dont les Oraï se servaient pour bénir les âmes de leurs défunts et les guider vers leur voyage sidéral.

Eris diffusa largement son lumen vers les astres, tandis que Coéo et Titania narrèrent les événements cosmiques à la recherche des esprits de leurs camarades. Les constellations qui abritaient les astres homonymes des défunts apparurent très expressives et mouvementées, à la fois meurtries et en pleine mutation. Les étoiles d’Amento, Lara et Charon étaient cependant calmes et scintillantes. La disparition des membres d’Orion était inconsolable, mais ils avaient fait leur devoir et leurs astres étaient honorés. La vie aussi bien stellaire que terrestre étaient endeuillées mais elles continueraient leur court.

Un être ne se remettait pas de cet évènement. C’était Mars. La fatigue accumulée et son désir de protéger les siens l'avaient amené à dépasser ses limites. Sa pierre d’âme avait été trop sollicitée. Le corps éprouvé et l’esprit aveuglé, il avait été une nouvelle fois submergé par sa propre énergie et par l’essence extérieure qui l’avaient envahi. Il se tenait pour seul responsable de la mort d’Amento. Ce dernier l’avait sauvé de sa faiblesse et de sa folie. Et c’était lui, Amento, qui reposait maintenant à tout jamais. Son sentiment de responsabilité désolait chaque jour un peu plus l’esprit de Mars, lui rappelant son incompétence. La vision cosmique fut l’occasion de lui demander pardon. Mais il resta honteux. Il s’isola et se lamenta.

De son côté, Lune fut tout autant ébranlée par cette bataille infernale. Elle était physiquement impactée et psychologiquement peinée. Elle qui avait fait tout ce qu’elle pouvait pour aider, resta tout aussi frustrée par ses limites. Elle avait intégré le groupe d’Intercrus, dont la puissance leur permit d’avoir un certain avantage lors de l’affrontement. Ce dernier était même allé aider l’ensemble du front. Mais cela n’avait pas suffi.

Lune avait eu pour rôle de prédire la progression du feu. Mais ses heures d'entraînements lui avaient permis aussi d’agir autrement. À l’image des autres Oraï sensoriels, elle avait insufflé selon la stratégie une partie de son lumen dans certains arbres sélectionnés pour les rendre plus résistants au dévoreur de forêt. Pour imiter de la sorte ses aînés, une maîtrise spirituelle significative était requise. Pourtant, elle ne tira aucune fierté de cette prouesse technique, déçue par les restrictions de sa lumière. Elle n’était pas comme Mars. Elle fut d’une aide bien trop modeste à son goût pour ne pas dire insignifiante.

Ainsi, à l’image du village, les deux jumeaux affectés par cet événement historique, pleurèrent la disparition de leurs camarades et plus particulièrement d’Amento qui était une figure familière pour eux.

Personne ne blâma Mars quant à la mort de ce dernier. Lune la première, soutenue par Titania, faisaient leur possible pour déculpabiliser le jeune Ora. Le village entier avait été prêt à donner sa vie pour défendre leur cause. Le sacrifice d’Amento était tragique, mais c’était son choix, et il n’aurait jamais hésité une seule seconde. Titania ajouta qu’il était du devoir des plus anciens de protéger les futures générations. Mais elle se sentait elle aussi responsable de ce qui s’était passé. Mars avait été sous sa responsabilité. Mais l’épuisement l’avait fait faillir et elle n’eut pu intervenir à temps au moment de l’incident.

Amento restera dans les esprits comme un des maîtres culinaires les plus doués de sa génération. Un Ora généreux, parfois bougon, mais surtout jovial.

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Eris et Intercrus se tenaient côte à côte. La séance de vision cosmique venait de se terminer et ils continuaient de fixer le ciel alors que les autres membres d’Orion s’étaient retirés.

La Gardienne de Céphée était à l’image du grand-père des jumeaux à la différence près qu’elle semblait moins austère. Elle était assez grande et disposait sur ses épaules d’une sorte de large chale de couleur bleu nuit et sur lequel pendait des plumes blanches. Sa chevelure blonde coupée très courte lui donnait un profil guerrier mais ses grands yeux bleus atténuaient sa dure apparence.

• Votre bravoure a été exemplaire. Orion peut être fier de vous.

Le feu stellaire crépitait. Sa lueur oscillatoire se reflétait dans les pupilles sévères d’Intercrus.

• Ignus n’est pas né tout seul, confia ce dernier.

Eris fit une moue des lèvres.

• Je le crains.
• Nous trouverons le coupable.
• Je n’ai aucun doute la dessus Intercrus.

Le murmure nocturne ponctua la maigre discussion.

• Où est Neptune ? demanda Eris.
• Il remplit ses missions. Tu n’es pas sans connaître le trouble qui se mêle sous nos astres.
• En effet. Neptune m’en a informé. Et nous n’avons pas fait exception.

Intercrus le savait. Il savait aussi que de lourdes décisions devraient être prises. De son activité de Gardien n’avait-il jamais vécu de pareille période. Neptune était un optimiste original. Il était doué comme nul autre, et il avait confiance en lui malgré la charge qu’il portait. Mais son absence l’inquiétait. Il était à une trop grande distance pour que lui-même puisse le localiser par ses capacités.

• Nous allons devoir agir.
• C’était il y a des solstices que nous aurions dû agir.

Intercrus détourna un œil mauvais vers Eris qui le fixait déjà. Il s’était attendu à ce genre de réponse mais il voulait voir la conviction qui planait dans les yeux azur de sa semblable.

• Laissons toi et les autres Gardiens faire de votre mieux. Puis nous organiserons une nova réservée aux membres des différents Cercles de la terre d’Aïtorn.

Intercrus quitta Eris sans remords.

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Le village d’Orion reprit son rythme et ses activités. Le gardien, qui n’avait pas assisté à la dévastation d’Ignus, n’était toujours pas rentré. Le cercle d’Orion était surpris que cette mission demande autant de temps à Neptune. Son retour ne devrait cependant tarder.

Mars n’avait pas repris son entraînement. Son humeur maussade perdurait. Il se dévalorisait au point de penser qu’il ne serait jamais un Ora digne de ce nom, et sa culpabilité le rongeait. Les propres doutes de Lune lui avaient pourtant montré qu’il n’était pas le seul à ressentir ce type de sentiment, et leurs confessions mutuelles les rassurèrent. Les interventions de sa jumelle et de Titania l’avaient fait relativiser, et il leur en était reconnaissant. Mais ses blessures étaient plus profondes qu’il ne voulait leur montrer. Il y avait autre chose. Quelque chose en lui l’inquiétait. Cette aura, cette énergie spirituelle qui était la sienne et qui le dépassait.

Un soir, alors qu’il s’était retiré et isolé dans un verger naturel à un lieu du village, il fut rejoint par un invité inattendu.

Ce verger en question rappelait des souvenirs au fils de Neptune. Des couliniers et des coaquiers se dressaient en nombre sur ce terrain. Il caressa le feuillage des arbres fruitiers et en attrapa une des extrémités mauves entre son pouce et son index. C'était ici qu’il fut pour la première fois corrigé par Amento alors qu’il profitait de sa mission de cueilleur pour se rassasier sans mesure. Son aîné ne lui en avait pas tenu rigueur, ils en avaient même ri par la suite. Mars écrasa la feuille qu’il tenait entre ses doigts. Ils n’en rieraient plus. Le front baissé, il attrapa ses tempes entre ses poings. Puis il vint heurter à plusieurs reprises son torse. À la même fréquence encore et encore avec intensité croissante.

• Ta pierre d’âme n’est pas responsable de ce qu’il s’est passé.

Cette déclaration était inopinée, mais Mars ne se retourna pas pour faire face au visiteur. Il stoppa néanmoins son accès de violence.

• Il s’agit d’un objet spirituel de grande valeur. En la malmenant ainsi tu risques de la déséquilibrer. Tu ne le souhaites pas ?

La voix était autoritaire, mais bienveillante. Le jeune Ora n’avait aucune intention de la contredire.

• Il renferme l’esprit de nos ancêtres et de nos camarades. Je ne pense pas que ton intention soit de les salir.

Mars gardait son poing pressé contre son thorax et sa pierre. Il était resté immobile, mais son corps et sa nuque s'étaient recroquevillés. Il n’avait pas voulu attirer le courroux de ces aïeux, ni de son interlocuteur. Ce dernier s’approcha et lui posa une main ferme sur l’épaule. Ses doigts se plantèrent dans son creux claviculaire et son pouce serrait sa nuque.

• Tu peux te morfondre ainsi jusqu’à la léthargie. Mais tu ne salues pas la mémoire d’Amento. Ton épanouissement et ton éclosion seraient bien plus précieux pour lui et honoreraient son sacrifice.

Cette dernière déclaration fit tressaillir le jeune Ora. Il resta muet. Les paroles rapportées remuaient la tension interne qui le rongeait. À l’inverse, la main posée sur son épaule semblait réchauffer son âme.

• Il s’est bel et bien sacrifié.

Mars vibra une nouvelle fois.

• Mon enfant. Tu représentes l’avenir. Ne sois pas aveuglé par ton orgueil et ta culpabilité. Amento, chacun d’entre nous, toi y compris, a combattu les flammes de tout son être. Il ne s’est pas sacrifié pour toi, mais pour nous, pour notre terre, comme l’aurait fait chaque membre du village.

La main puissante retourna le corps juvénile raidi qui lui tournait le dos. Mars se retrouva désormais confronté à l’importante stature d’Intercrus. Il sanglota et n’osa regarder l’ancien gardien. Puis, ce dernier vint entourer de son bras les épaules de son petit-fils pour le presser contre lui. La puissante énergie d’Intercrus l’enveloppa et pénétra en son sein. Elle était d'une profonde sérénité et gorgée d’une telle force que son seul contact était un bain de volupté. Elle filtra les mauvaises pensées de Mars. Le lien familial qui les unissait avait facilité la fusion de leurs énergies. Intercrus le savait et Mars fut apaisé.

Après quelques secondes, Intercrus relâcha son étreinte, se retourna et s’éloigna lentement. Il s'arrêta au bout de quelques pas et cette fois c’était lui qui tournait le dos à son petit-fils. Mars le suivait des yeux. Il tenait son bâton de la main gauche et regardait au loin. Seul un Ora sensoriel expérimenté aurait perçu l’indéfinissable remous qui avait traversé Intercrus au contact de Mars.

• Tu deviendras un Ora remarquable Mars. Et il est probable que tu deviennes un des acteurs du nouveau monde.

Intercrus semblait sincère. Mais ses arrière-pensées l'empêchèrent d’aller plus loin dans ses propos.

• Il n’y a rien de plus terrible que la perte de nos camarades, je le concède. Ils ont pourtant rempli leur mission et ont honoré nos astres. Qu’ils reposent en paix et veillent sur nous aux côtés de nos ancêtres.

Mars entendit pour la première fois le sens des paroles qu’on n’avait cessé de lui marteler ces derniers jours. Il ne vit pas le froncement de sourcils qui rida le visage de son grand-père, mais remarqua le ton plus grave qu’il emprunta en suivant.

• Si tu cherches un responsable. Tourne-toi vers le démon Ignus.

Intercrus hésita à dévoiler ce qui aurait dû rester dans l’intimité du Cercle. Malgré son expérience, le désarroi ressenti au cœur de son petit-fils avait troublé son jugement. Il ne se retourna pas et reprit la marche en direction du village.

• Certains éléments nous portent à croire que l’origine d’Ignus vient d'activités humaines de la cité à l’est. Je compte sur ta discrétion pour garder cela pour toi fils. Si j’apprends que tu n’as pas tenu ta langue, tu essuieras mon jugement.

Mars continuait de regarder son grand-père qui se retirait de la scène. Cette mise en garde ne pesait pas sur lui. Il respectait trop son grand-père pour ne pas honorer sa parole. Enfin à un détail près. Il fut tout à coup envahi de toute la gratitude dont il pouvait faire preuve.

• Merci grand-père.

Intercrus fit un hochement de tête et poursuivit sa route avant de disparaître de son champ de vision.