Partie 3 : Prophétie
La scène était originale. Mars, à genoux, tenait Lune dans ses bras. Ils étaient aux côtés du corps inerte d’un Atlant alors qu’un de ses congénères encore vivant, mais invalide s’étendait non loin de leur position. Les êtres d'écorce des alentours étaient plus qu’esquintés et quelques flammèches, vestiges des forces élémentaires mises en jeu, grignotant certaines extrémités feuillues, finirent de se consumer.
Mars était sur le point de s’évanouir lui aussi lorsque sa sœur reprit connaissance avec inertie. Blottie sur ses cuisses, il la regarda s’éveiller lentement.
- Te revois là, articula-t-elle.
- Je suis désolé.
La voix de Mars était sombre et oscillante.
- Ne le sois pas. Tu as fait ce qu’il fallait.
À l’image de son corps, Lune n’avait pas encore retrouvé la fluidité de sa parole. Elle devait entrecouper ces phrases de quelques respirations.
- Nous n’aurions pu venir à bout de ce monstre.
Mars resserra le poing qui se trouvait sur l’abdomen de sa jumelle. Il se rappelait désormais avec clarté les actes qui s’étaient déroulés et notamment l’intervention de Lune pour le ramener à la raison. Elle l’avait sauvé à deux reprises. Une nouvelle fois, c'était elle qui venait à son secours.
- Tu m’as délivré.
- Ce n’est pas peu dire, gémit Lune.
Elle fronça les sourcils, des maux de tête lui écrasaient le crâne.
- Tu n’aurais pas dû aller jusque là.
Elle ouvrit à nouveau avec douleur la paupière avant de lui répondre : « Je comprends ce que tu peux endurer. »
Mars demanda une faveur à sa jumelle :
- Ne recommence plus. S’il te plaît, insista-t-il après l’absence de réponse.
Ce fut au tour de Lune de répondre succinctement par la positive tout en conservant un faciès aussi bien algique qu’apaisé.
- Nous avons réussi, ajouta-t-elle.
Elle fléchit légèrement la nuque en regardant en direction de l’Atlant meurtri qui n’avait pu prendre part au dernier combat. Une toux sèche la prit.
- Ne nous reste plus qu’à lui tirer les comètes du nez.
Mars redressa la tête. Il regarda le corps inerte de l’Atlant qu’il venait de combattre. Ses grands yeux ternes et blancs étaient restés ouverts, mais ils étaient décharnés. Les tentacules de son menton, entrelacés sur la terre labourée ne bougeaient plus. Ses mains ne tueraient plus.
Il tourna ensuite son attention vers le deuxième être aquatique un peu plus loin, lui aussi avachi, mais dont l’âme n’avait pas quitté le corps.
- C’est notre chance, déclara-t-il.
Mars avait repris ses esprits. Pour la première fois depuis bien longtemps, une lueur d’espoir l’avait traversé. Son discernement était clair et limpide.
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Mars soutenait sa sœur par les épaules. Ils s’approchaient avec précaution de l’Atlant qui respirait encore. Ce dernier avait le thorax enfoncé d’une concavité modérée. Il n’y avait aucun doute quant à la cause de cette blessure. Aucun être vivant n’aurait dû survivre à un tel impact d’obus. Et en lieu et place d’une mort certaine pour bon nombre d'autres créatures de ce monde, l’Atlant accusait une simple blessure, certes sévère, mais qui ne l’avait pas tué. Il était accoutré d’une tunique des profondeurs ordinaires. Un jupon d’un tissu aussi clair que soyeux couvrait ses larges cuisses et le ceinturait par le bassin d’une bande ocre et brillante. Ses épaules étaient recouvertes d’un protège-cou large de même facture, et ses poignets ainsi que ses chevilles étaient habillés de bracelets dorés. Chaque pièce de sa tenue était d’une belle finition et agrémentée de pierres reluisantes et ternes à la fois. Quant à ses appendices mentonniers semblables à des tentacules, elles restaient inactives le long de sa gorge et de son buste.
Mars relâcha sa sœur qui vint s’accroupir auprès de leur antagoniste défait, mais élégant. Son jumeau resta posté derrière elle.
L’Atlant avait les yeux grands ouverts, dirigés avec fixité vers le ciel. Ses branchies respiraient calmement. Il était conscient, mais n’esquissait aucun mouvement. Lune le sonda. Il n’était plus un danger.
Elle entreprit la discussion : « Je me dénomme Lune. Et l’être qui se tient derrière moi s'appelle Mars. Nous sommes des Oraï. »
Le silence régna et l’Atlant ne bougea pas même une prunelle.
- Comment te nommes-tu ?
L’interlocuteur de Lune dénia cette fois tourner son regard vers elle.
- Emo.
- Souffres-tu Emo ?
Perpétuant son regard vide, désormais dirigé vers la jumelle, il ne dit mot. Lune n’eut pas besoin de plus de répliques pour agir. Elle déposa une main sur le torse de son ennemi qui réagit en lui saisissant le bras de ses grands doigts palmés. Mars fut sur le point d’intervenir lorsque sa sœur le dissuada d’un geste explicite de l’autre bras. L’Atlant aurait pu lui broyer les os mais elle n’avait crainte. Pour une raison qu’elle ignorait, l'essence de leur ennemi était mourante.
Elle infusa son lumen dans la paume de sa main qui couvrait leur ennemi. Aucun organe vital ne semblait avoir été touché, mais les os de son buste ainsi que ses côtes étaient en miettes. La douleur qu’il devait ressentir expliquait sa paralysie, mais le trépas de son énergie vitale ne provenait pas de cette blessure.
- D’où viens-tu Emo ?
Ces questions préliminaires semblaient dérisoires compte tenu de la violence des événements et du comportement du peuple des abysses. Les deux jeunes Oraï avaient acquis quelques connaissances sur les Atlants au long de leur périple. Il était d’usage de se présenter et de demander le nom de son interlocuteur pour espérer converser avec un Atlant. C’était une forme de bienséance indispensable.
Ce prérequis respecté incita Emo à poursuivre la discussion.
- Faille abyssale Elouamane. Étendue océanique méridionale.
- Tu es loin de chez toi, frère des océans.
Il n’y eut pas de réponse. Les Atlants étaient connus pour s'abstenir de parole superflu. Lune sentait que l’essence de leur victime s’amenuisait. Les présentations étaient faites, il fallait passer au vif du sujet.
- Toi et les tiens avez à nouveau fait un long chemin hors de votre habitat. Un long périple dans le but d’annihiler la civilisation humaine. Pourquoi ?
- Dois disparaître.
De sa voix grave, mais souffrante, Emo ne cachait pas les intentions de sa nation. C’était attendu. Le mensonge était un concept inconnu dans leur culture tout comme beaucoup d'attitudes lâches et propres aux humains. Il resta impassible lorsque Lune lui énuméra les vies arrachées dans ce conflit désastreux et ne sembla pas non plus outragé des actes édités auxquels il avait participé.
- Est-ce donc là la justice du respectable peuple des profondeurs ? Celui-là même qui a toujours guidé la vie depuis l’abîme des océans jusqu’aux confins des étendues terrestres. Celui qui avait du respect pour chaque être de ce monde. Est-ce ce même peuple qui désormais ôte des vies sans autre forme d’expiation ?
L’Atlant continuait de regarder de ses grands yeux blêmes Lune. Sa poigne n’avait pas lâché sa frêle prise, mais il ne la serrait aucunement. Il restait imperturbable aux faits rapportés. Une montée d’aigreur rempli l’estomac des jumeaux face à l’insensibilité de leur ennemi et Lune ne put cacher une certaine colère dans ses propos qui se voulaient pourtant le plus neutre possible. Voilà comment il fallait dialoguer avec les Atlants.
- Vous qui avez mené nos ancêtres. Répondez-nous. Répondez aux enfants du peuple céleste, qui a toujours eu des dogmes similaires aux votres. Expliquez-nous le jugement expéditif de votre Raz-de-marée. Répondez aux enfants des étoiles, implora-t-elle une dernière fois d’une voix tremblante.
Emo se conforta dans son avarie de son. Il voyait la colère contenue dans la pupille orpheline du petit être qui le questionnait.
Un courant électrique traversa Lune. Sa paupière s'écarquilla. Emo relâcha la prise de sa main qui tomba sans tonus sur le sol couvert de lichen, puis il détourna la tête à nouveau vers le ciel. Il ne pouvait qu’entrevoir une partie de celui-ci au travers des branchages mais la profondeur de ses yeux restaient hermétiques.
- Mourons. Terre meurt.
Le teint de sa peau devint aussi diaphane que la couleur de ses iris et l’ensemble du réseau veineux de son corps se dessina le long de ses membres, de son abdomen ainsi que de son visage tel l'enchevêtrement de racines opportunistes. Son corps apparut desséché, marbré par cette circulation veineuse d’un bleu cobalt. Le rythme de respiration de ses branchies ralentit, alors que le frétillement de ces commissures respiratoires s’intensifia pour laisser ouïr une expiration râpeuse. Comme si le volume d'oxygène inspiré s’échappait malgré lui. Comme un râle d’agonie.
- Prophétie céleste.
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