Ours Chétif

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OURS CHETIF

Je sais que je reviendrai bredouille ce matin. Je suis parti de bonne heure pour la chasse avec d'autres frères. Et ce que j'ai vu ne peut me laisser indifférent. Je retourne vers mon camp, le camp de mon peuple, vers Ash Creek.

Je me souviens du temps heureux où les Cheyennes allaient où bon leur semblait, chassaient dans leur pays giboyeux. Le bison prospérait alors. Notre Mère la Terre offrait tout ce qui était nécessaire pour que nous coulions une vie douce et agréable. Mais tout cela semble appartenir au passé depuis que les blancs sont venus s'établir dans ce pays riche et bon. Les chefs Cheyenne, Arapaho et Crow ont été convoqués pour un Conseil à Fort Laramie par des envoyés du Père de Tous. Ils ont signé un traité pour que les indiens autorisent les blancs à construire des routes et des postes militaires sur leur territoire. Ils n'ont pas pour autant renoncé à leurs droits et titres de propriété des terres où ils ont toujours vécu, ni abandonné leur privilège de chasse, de pêche ni les autres avantages du pays dont ils avaient joui dans le passé. Ceux qui ont signé le traité, les blancs comme nos chefs, jurèrent de tenir leurs engagements et d'entretenir des relations amicales et de conclure une paix effective et durable.

Les chefs ont posé ainsi les bases d'une vie paisible où hommes blancs et indiens se partageraient pacifiquement un territoire immense.

J'étais alors un jeune garçon. Maintenant, je suis deux fois plus vieux et considéré comme un vaillant guerrier.

J'ai vu de plus en plus de blancs venir dans mon pays, surtout depuis qu'ils ont trouvé le métal jaune qui les rend toujours plus fous. Ils sont venus comme les sauterelles, si nombreux que la plaine est recouverte partout de leurs petits villages en bois. Ils ont construit aussi un très grand village qu'ils ont appelé Denver City.

J'ai visité un jour Denver City avec Petit Rapace, chef des Arapahos. Nous fûmes l'objet d'un très bon accueil. Les blancs nous ont offert des cigares. Petit Rapace n'a pas été peu fier de les fumer en rendant visite aux chercheurs de métal jaune. Il leur a dit qu'il était heureux de les voir trouver du métal jaune en quantité. Je crois que leur empressement à en ramasser le plus possible l'amusait. Mais il leur rappela aussi que la terre appartient aux indiens et qu'il espérait qu'ils s'en iront après avoir extrait tout le métal jaune dont ils avaient besoin.

En ce temps-là, les blancs acceptaient encore notre présence dans leur village parce qu'ils savaient et considéraient que la terre nous appartient. Je pense qu'ils ont dû changer d'opinion à cet égard.

Je continue à courir à travers les bois familiers. Le temps m'est compté car je dois avertir Chaudron Noir de ce que j'ai vu. Lui saura quel langage tenir. Il se sent tranquille au milieu de l'homme blanc parce que le Père de Tous lui a donné son amitié.

Quant à moi, ma confiance en l'homme blanc s'est un peu émoussée depuis nombre de lunes. L'homme blanc est venu s'installer à Platte Valley et après avoir repoussé les bisons au loin et massacré ceux qui restaient, s'est approprié les territoires de chasse de mon peuple en posant des fils de fer partout. Puis le Grand Conseil à Washington a appelé ce pays Colorado. Le Père de Tous a envoyé un grand chef pour diriger les blancs et pour réunir un Conseil à Fort Wise avec les indiens pour un nouveau traité. Je ne comprends pas pourquoi un nouveau traité était nécessaire. Celui de Fort Laramie ne convenait plus ? Certains chefs sont venus à Fort Wise. Ils n'étaient que huit sur les quarante-six qui étaient convoqués. Ils ont donc préféré attendre l'avis des autres chefs. Mais les envoyés du Père de Tous leur assurèrent que les autres signeront plus tard. Ils ont donc signé le traité de Fort Wise. Ils ont compris, mais trop tard, qu'ils cédaient tous leurs droits sur toutes les terres quand ils se sont aperçus qu'il y avait une nette différence entre la traduction qu'on leur avait donnée et le contenu réel du traité. C'était un blanc qui avait rédigé la traduction. Les trente-huit qui n'avaient pas signé ont refusé de se soumettre à ce nouveau traité. Malgré tout, les hommes blancs nous ont chassés de nos terres et les uniformes bleus, de plus en plus nombreux, patrouillaient partout, jusque dans les parties les plus reculées de nos territoires de chasse. Si cela continue ainsi, notre peuple n'aura plus rien à chasser et il mourra de faim. Beaucoup pensent comme moi.

Mais en dépit des jeunes guerriers qui incitaient à la guerre, Chaudron Noir et Ours Chétif exhortèrent le peuple à respecter le traité de Fort Laramie en laissant les blancs chercher le métal jaune et à se tenir éloignés d'eux et des uniformes bleus. Nos chefs ont la sagesse sur la langue. Nous devons les écouter, pas vrai ?

Ma course touche à sa fin car j'aperçois le camp que nous avons établi dans notre fuite vers le Nord quand nos chefs ont appris que les uniformes bleus avaient attaqué nos frères sur la Platte du Sud. Dans ma hâte, je me laisse presque glisser de la colline qui domine le camp. Tout essoufflé je crie à la cantonade que j'ai vu des soldats avec des canons qui s'approchent.

Aussitôt c'est l'effervescence. Je cherche, dans l'agitation générale, ma Fleur de Neige pour la rassurer. Un certain nombre de squaws s'éparpillent à la recherche de petits enfants pendant que les guerriers se mêlent aux chasseurs revenus sur leurs pas et se regroupent devant le wigwam de Chaudron Noir. Ils se montent l'esprit bruyamment, parlant de déterrer la hache de guerre, de la nécessité d'arrêter la horde d'uniformes bleus s'ils ne veulent pas connaître le même sort que leurs frères du Sud.

Mais Chaudron Noir les fait taire.

- Les jeunes hommes sont courageux mais parlent sans discernement. Devons-nous agir comme des insensés ? Si nous déterrons la hache de guerre, nous pouvons sans doute arrêter les soldats, mais ils viendront encore plus nombreux et nous extermineront sans pitié pour avoir commis cette folie. Est-ce la fin de notre peuple que désirent les jeunes hommes ?

- Vois ce que les uniformes bleus ont fait à nos frères du Sud et tu comprendras pourquoi ils viennent ici. Ils ne sont pas venus dans un esprit de paix car les canons les accompagnent, lui répond Elan Gris.

Il a de l'influence sur les jeunes guerriers. Peut-être il deviendra un grand chef un jour.

- Ecoutez-moi mes braves ! Levez vos yeux sur mon wigwam. Que voyez-vous ? C'est le drapeau des Etats Unis avec de grosses étoiles blanches. Il y en a trente-quatre. Le colonel Greenwood me l'a offert quand avec Ours Chétif je suis allé à Washington parler au Père de Tous. Le colonel Greenwood m'a assuré qu'aucun uniforme bleu ne tirera sur moi tant que le drapeau flottera au-dessous de ma tête. Le Père de Tous, Lincoln, m'a donné ainsi qu'à Ours Chérif des médailles qui prouvent que nous sommes amis des Etats Unis. Les uniformes bleus ne tireront pas sur nous. Nous devons aller au-devant d'eux dans un esprit de paix.

- Chaudron Noir a bien parlé, renchérit Ours Chétif. Je me propose d'aller à leur rencontre avec quelques braves pour demander ce que veulent les uniformes bleus. J'accrocherai sur ma poitrine, bien visibles, les médailles que m'a données le Père de Tous. En les voyant, les soldats sauront que nous sommes leurs amis.

Chaudron Noir approuve.

Ours Chétif pénètre dans sa tente et en sort avec des documents signés par le Père de Tous qui le déclarent ami des Etats Unis.

- Je les montrerai aussi aux uniformes bleus, clame-t-il en les brandissant fièrement.

Il enfourche son cheval et part confiant, suivi par une solennelle escorte de guerriers. Chaudron Noir et la plupart des frères attendent dans le camp, prêts à accueillir amicalement les uniformes bleus.

Je câline Fleur de Neige et rejoins l'escorte. Il y a beaucoup de jeunes guerriers dans le groupe dont mes amis Chef Loup et Etoile. Nous grimpons la colline. Une centaine d'uniformes bleus arrivent en quatre groupes de cavaliers qui avancent, escortant deux canons. A l'arrière, des chariots roulent espacés les uns des autres d'un petit jet de flèche.

Ours Chétif fait le signe de la paix. Dès que les uniformes bleus nous voient, ils se déploient en ligne. Je n'aime pas cela mais je fais confiance à Ours Chétif. Il nous recommande de ne pas bouger et de rester là pour ne pas effrayer les uniformes bleus pendant qu'il va montrer ses papiers et les médailles à l'officier.

Quelques guerriers l'accompagnent, à peine une dizaine. Etoile est avec eux. Le petit groupe s'avance tranquillement. Ils sont à dix pas environ du front des uniformes bleus quand un cri, bref, retentit.

Horrifié, je vois Ours Chétif tomber de cheval. Le groupe qui l'accompagne veut le relever. Les uniformes bleus continuent à tirer. Plusieurs guerriers sont abattus en voulant protéger leur chef. Les soldats s'avancent de plusieurs pas. Ils continuent à tirer sur Ours Chétif presque à bout portant. Mon ami Etoile git au sol misérablement.

Revenu de notre stupeur, nous bandons nos arcs et commençons à cribler les uniformes bleus de nos flèches qui transpercent plusieurs d'entre eux. Les soldats se débandent pendant que nous nous précipitons sur eux. Plusieurs cavaliers tombent de cheval. Les frères restés au camp entendant les coups de feu arrivent rapidement par petits groupes désordonnés. En les apercevant, les soldats prennent peur et se regroupent dans un espace restreint. Ils chargent le canon. La mitraille frappe le sol autour de nous, effrayant nos chevaux qui se cabrent. Les uniformes bleus, rendus nerveux par nos renforts, dirigent mal leur tir et manquent leur but. Chef Loup les harcèle sans cesse avec une cinquantaine de guerriers.

Chaudron Noir se précipite au cœur du combat et hurle :

- Cessez le feu ! Ne faites pas la guerre !

Chef Loup est déchaîné et Chaudron Noir a toutes les peines pour le calmer et l'empêcher de poursuivre les soldats qui s'enfuient, laissant quinze chevaux avec les selles, les rênes et les sacoches. Plusieurs d'entre eux gisent sur le champ de bataille. Malgré les Conseils de Chaudron Noir, un bon nombre de guerriers, exaspérés par le meurtre de sang froid de leur chef, continuent à poursuivre les soldats. La bataille est terminée. Il y a des morts et beaucoup de blessés parmi nous.

Je suis convaincu que nous aurions pu les tuer tous car ils n'étaient qu'une centaine et nous cinq cents. Mais nous respectons notre chef et lui obéissons.

Chaudron Noir pleure amèrement Ours Chétif. Ils étaient amis depuis beaucoup de lunes. Il était un bouillant guerrier, fier et fougueux. C'était un homme âgé. Mais son sourire malicieux et son regard vif trahissaient la jeunesse de son esprit. Il avait encore toute sa vigueur. Il était toujours prêt à partir, tête baissée, dans une aventure. Aussi, beaucoup de jeunes guerriers l'appréciaient et le respectaient. Sa curiosité était insatiable. Elle lui a valu parfois quelques ennuis. Il se raconte qu’au cours d'une visite d'amitié à Fort Atkinson, il avait remarqué une jolie bague au doigt de la femme d'un chef des uniformes bleus. Sans réfléchir il se précipite et prend la main de la femme pour admirer la bague. Il reçut un coup de cravache de l'époux de la femme. Il quitta précipitamment le fort. Arrivé au camp, il se peignit le visage, monta son cheval et traversa le camp en incitant ses guerriers à attaquer le fort car dit-il « un chef cheyenne a été insulté ». Chaudron Noir et les autres chefs ont eu beaucoup de mal à le calmer.

Il était aimé de notre peuple car son cœur était droit et bon. Il n'avait jamais fait de tort aux blancs. Aussi Chaudron Noir ne peut comprendre pourquoi les uniformes bleus ont attaqué un camp de cheyennes paisibles sans le moindre avertissement. Peut-être petit Homme Blanc pourra lui expliquer ? Il me charge de le trouver pour fixer un rendez-vous.

Il fait emporter le corps d'Ours Chétif dans son wigwam. Je me recueille dans le mien, près de Fleur de Neige encore frémissante d'émotions. Le camp est silencieux et dans la douleur. Seule une voix s'élève : c'est le chant de mort de Chaudron Noir :

« Regarde ô mon ami ! On t'a pris la vue de ton être de chair à la lumière du jour. En vérité, quittant ce lieu et marchant le long de ton chemin, ce sera avec un sentiment de paix au cœur : qu'il en soit ainsi comme tu te rends chez Chibiabos. Ne regarde pas derrière toi. Efforce-toi de ne pas regarder tes parents et ceux qui sont tes frères et tes sœurs. En vérité, dis à Chibiabos : Voici le message que j'apporte de la part de ceux que j'ai laissés inconsolés : une longue vie est ce qu'ils demandent. Tu diras à Chibiabos : Qu'ils puissent vivre la pleine durée de vie donnée à l'homme est ce qu'ils te supplient de leur donner. »

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