Chaudron Noir
CHAUDRON NOIR
Chaudron Noir s'assoit à sa place dans le cercle du Conseil. Je l'observe de près. Il garde les yeux fermés. Il se recueille. Peut-être il chasse tout ressentiment. Il sait que la haine obscurcit le jugement. Il ouvre enfin les yeux. Son regard est serein, bienveillant, lucide. Il dit à son invité :
— Merci à toi Petit Homme Blanc de venir à mon appel. Mon cœur est dans la douleur car mon ami Ours Chétif est mort, abattu sans raison et sans avertissement par les soldats. Mon cœur est aussi dans l'inquiétude pour l'avenir de mon peuple. Nous avons signé un traité à Fort Laramie pour autoriser les blancs à venir extraire le métal jaune. Mais ils ont envahi jusqu'à nos territoires de chasse à tel point que nous ne pouvons plus parcourir notre pays sans être en butte à leur animosité. Nous sommes refoulés dans les parties les plus lointaines de ce pays qui nous appartient et que nous aimons et chérissons. Malgré cela, nous avons toujours respecté notre parole et nos engagements. Pourquoi les soldats ont-ils tiré sur nous ? Nous voulons la paix. Pourquoi les soldats veulent nous faire la guerre ?
— Je partage l'inquiétude de ton peuple d'autant plus que mes enfants vivent parmi les tiens. Peux-tu me dire où ils sont ?
— Ils chassent actuellement le bison vers Smoky Hill.
Petit Homme Blanc se fait appeler chez les blancs William Bent. Il aime notre peuple. Il a épousé l'une des nôtres qui lui a donné trois fils et deux filles. Les noms des garçons sont Robert, George et Charlie. Ils ont vécu autant sinon plus avec notre peuple qu'avec ceux de leur race. Je les ai rencontrés deux fois. Ils sont vaillants à la chasse.
— Je suis rassuré car Smoky Hill est calme, répond Petit Homme Blanc. Ce qui n'est pas le cas partout. J'ai entendu parler d'affrontements en deux endroits au moins. A Verger Fremont, au nord de Denver, des Guerriers Chiens faisaient paître un cheval et un mulet qu'ils avaient trouvés. Le colonel Chivington et ses soldats, partis à la recherche des voleurs de chevaux, les ont surpris et les ont abattus sans même leur donner le temps de s'expliquer. Après quoi, ils ont attaqué les Cheyennes à Cédar Bluffs où deux femmes et leurs enfants ont été tués. Le colonel Chivington a ordonné de tuer tous les Cheyennes que les soldats rencontreront. Ce sont ses soldats qui vous ont attaqués. Je ne sais pas pourquoi il a donné un tel ordre. Si cela continue ainsi, une guerre générale éclatera bientôt dans les plaines. C'est pourquoi je suis très inquiet moi aussi.
— Mes jeunes guerriers sont excédés par le meurtre d'Ours Chétif. J'ai du mal à calmer leur fougue et leur fureur. Je n'ai ni l'intention ni le désir de combattre les blancs, dit Chaudron Noir. Je veux rester amical et pacifique et donner l'exemple à ma tribu. Je ne me sens pas capable de combattre les blancs. Je souhaite vivre en paix.
— Je connais la sincérité de ton cœur. Retiens tes jeunes guerriers pour les empêcher de se livrer à des actes de représailles. Je retourne à Fort Lyon. Je te promets d'essayer de persuader les autorités militaires de ne pas continuer à s'engager sur le sentier de la guerre. Je reviendrai te donner leur réponse.
— Je te remercie et je prie le Grand Esprit de nous mener sur le chemin de la paix !
Chaudron Noir lui propose ensuite son hospitalité. Après s'être rassasié, Petit Homme Blanc quitte le camp.
J'interroge Chaudron Noir. Il est persuadé que le malentendu sera bientôt éclairci, que les blancs aussi veulent la paix et que le colonel Chivington reconnaîtra sa bonne foi. Le Père de Tous ne lui a-t-il pas assuré de son amitié ? Quant à moi, je ne sais plus quoi penser. Je ne désire qu'une chose : vivre paisiblement avec Fleur de Neige durant la durée de vie qui nous est donnée, avoir des chasses fructueuses l'été, des hivers doux avec des réserves abondantes et connaître un printemps fleuri, gage de bonnes récoltes. Je le désire aussi pour mon peuple. C'est ce que nous a promis de nous donner le Grand Créateur. Est-ce un rêve impossible ?
Plusieurs lunes passent.
L'absence de Petit Homme Blanc m'inquiète beaucoup. C'est un mauvais présage pour l'avenir de notre peuple. Nous en discutons souvent entre nous. Notre inquiétude s'accroit encore lorsque nous apprenons que des Sioux du Nord ont attaqué les villages dans la Platte Valley. Ils se vengent des uniformes bleus qui avaient décimé leur tribu dans le pays de Dakota. Les uniformes bleus nous rendent responsables de ces méfaits. Ils ne cherchent pas à comprendre. Les fils de Petit Homme Blanc racontent que leur tribu a été attaquée sans arrêt par les soldats et cela sans aucune raison. Ils ont eu assez et ont riposté en s'en prenant aux constructions des blancs dans la Plaine.
Quand Chaudron Noir apprend cela, il veut y mettre fin mais les guerriers préfèrent écouter les jeunes chefs plus belliqueux comme Nez Busqué. Ils se vantent d'avoir fait prisonniers deux femmes blanches et cinq enfants. Chaudron Noir échange quatre enfants contre ses propres poneys pour les rendre à leur famille et montrer ainsi sa bonne foi. Malgré tout, je crains les réactions des blancs. Mon rêve d'une vie tranquille s'évanouit à ces nouvelles comme la brume du matin est absorbée au contact du soleil.
Au milieu de tous ces malheurs, à la fin de la Lune d'Eté, vient Petit Homme Blanc. Mais son retour ne nous rassure pas pour autant. Il nous apporte les décisions du Grand Chef des blancs. Mon rêve semble perdu à jamais comme est compromis l'avenir de mon peuple. Il nous lit une proclamation du Grand Chef Evans. C'est lui qui commande tout le Colorado :
« A tous les bienveillants indiens des Plaines.
Nous avons signé le Traité de fort Laramie, puis celui de Fort Wise qui ont établi les bases d'une paix durable entre nos deux peuples. Les blancs ont toujours respecté ces traités mais des membres de tribus de Plaines les ont rompus sans aucune raison valable. Les rapports qui me sont parvenus font état d'attaques inconsidérées contre les villes de paisibles colons, contre les gares, les trains de ravitaillements, les diligences alors que les traités garantissaient aux blancs le droit de passage et de résidence. Pire, dans bien des cas, ces indiens rebelles ont attaqué et tué des soldats venus les protéger et faire respecter les traités.
De tels abus ont fini par irriter sérieusement le Père de Tous et il va certainement chasser du pays et punir les coupables, mais il ne désire pas faire de tort à ceux qui demeurent les amis de l'homme blanc ; il veut au contraire les protéger et veiller sur eux.
Pour cette raison, je demande que tous les indiens amis se tiennent à l'écart de ceux qui font la guerre et qu'ils se retirent dans des endroits où ils seront en sécurité. Dans sa bienveillance, le Père de Tous conseille aux Cheyennes et aux Arapahos bienveillants de se rassembler à Fort Lyon où une réserve leur est préparée. Le Père de Tous a nommé un agent, Samuel G. Colley, pour s'occuper d'eux. Il leur fournira des provisions. Là, ils seront en sécurité. Le but de cette mesure est d’éviter aux indiens amicaux de se faire tuer par erreur. Les indiens trouvés en dehors de cette réserve seront considérés comme rebelles et seront abattus sans sommation. La guerre contre les indiens hostiles sera poursuivie jusqu'à ce qu'ils soient définitivement soumis. »
Petit Homme Blanc lit aussi une autre proclamation de Grand Chef Evans adressée aux blancs et les autorisant à poursuivre et à tuer tous les indiens qui se trouvent hors des réserves.
Nous sommes tous consternés. Ce pays nous appartient. Nous n'avons jamais cédé nos droits. Mais voilà que nous sommes chassés de chez nous. Les blancs accepteraient-ils d'être jetés hors de chez eux ? Non, ils n'accepteraient pas. Pourquoi, nous indiens, devrons accepter d'être expulsés de notre pays ? Petit Homme Blanc nous apprend aussi qu'ils ont formé une compagnie de Volontaires du Colorado pour aider les uniformes bleus à tuer les indiens parce que beaucoup d'uniformes bleus sont partis combattre des uniformes gris.
Nous les avons autorisés à venir chercher du métal jaune. Mais cela ne leur suffit plus. Ils veulent aussi s'approprier les terres où nous avons toujours vécu. Je ne sais pas quelles seront les décisions de nos chefs. Mais une chose est certaine : nous sommes comme des petits enfants au milieu de loups. Nous ne pouvons lutter contre les blancs. Ils veulent prendre ce qui est notre unique richesse : ce pays qui nous donne la vie et qui l'entretient. Ils veulent nous parquer dans des réserves comme des poneys. Mais nous ne sommes pas des poneys. Nous avons besoin d'espace et de grand air. Nous dépérirons dans un petit espace. Nous ne pouvons pas vivre ainsi. Peut-être la mort est préférable.
De telles nouvelles attristent Chaudron Noir. Il sait maintenant que Grand Chef Evans et ses hommes veulent chasser les indiens de leur territoire. Mais il veut obéir à Chef Evans pour éviter une guerre qui ne peut que nuire davantage à notre peuple. Petit Homme Blanc retourne à Fort Lyon. Un conseil se réunit aussitôt après son départ. Seuls, les chefs des différentes tribus y assistent. Ils décident d'envoyer un message à Colley. William Bent l'écrit. Il a étudié chez les blancs. Le message dit que les indiens veulent la paix et pour prouver notre sincérité, propose d'échanger les deux femmes et les cinq enfants contre nos guerriers prisonniers. Nos chefs demandent conseil à Colley pour parvenir à la réserve de Fort Lyon sans être inquiétés par les uniformes bleus et les hommes de Grand Chef Evans qui ont l'autorisation de tuer tous les indiens qu'ils rencontreront.
Mais Chaudron Noir n'a pas confiance en Colley et envoie le même message à Petit Homme Blanc. Borgne, Tête d'Aigle et moi sommes chargés de le lui remettre. Par sécurité, ils décident aussi de partir au plus tôt à Smoky Hill. Nous rejoindrons ainsi nos frères et serons à l'abri des blancs. Ils hésiteront à nous attaquer car nous y formerons un peuple nombreux. Là, nous pourrons chasser le bison et constituer nos provisions d'hiver.
C'est une sage décision.
Je suis rassuré car je saurai ma Fleur de Neige en sécurité. Je ne veux pas qu'elle tombe entre les mains des blancs. Ce sont des loups qui aiment faire couler le sang et qui ne respectent rien. Avant de me mettre en route, je confie Fleur de Neige à Chaudron Noir. Je ne puis m'empêcher de la câliner longuement et de lui faire ressentir mille douceurs pour la rassurer.
Annotations
Versions