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Septembre 1177.
Lorsque enveloppée dans le silence d’un recueillement ou d’une prière, les mots de son oncle lui reviennent à l’esprit, parfois comme un conseil, d’autres fois comme un mauvais présage. « Nous ne pardonnons jamais » se plaît-il souvent à dire lorsqu’il lui rend visite. Enfant, Maria ne comprenait pas ce que cette phrase signifiait, mais en grandissant, elle a commencé à entrevoir la plaie béante sur le coeur de son oncle, et elle s’est mise à comprendre comment elle influençait ses pensées, ses paroles.
« Il ne faut jamais pardonner, Maria, lui répétait-il. Personne qui te blesse ne mérite ton pardon. Tu es née femme, il te faut être prudente, te souvenir. »
Maria désapprouve cette pensée.
Soeur Eugenia pousse la porte de la chapelle et la tire de sa méditation.
« Zoé ne se sent pas bien. Elle veut que tu prennes sa relève à l’infirmerie.
— Ce n’est pas la première fois. Elle devrait faire venir un physicien.
— Tu sais bien qu’elle refuse ; elle n’a pas les moyens de le payer. »
La jeune femme quitte le lieu de prière et s’approche de l’infirmerie. Il n’est pas rare qu’elle soit pleine à craquer étant donné la situation. Les attaques répétées de sarrasins ont plongé le grand empire de Constantin dans une crise économique grave, précipitant son déclin. Les pauvres affluent aux portes du petit couvent situé aux abords du port de Constantinople. Certains viennent pour une miche de pain, d’autres y viennent pour terminer leurs jours.
Maria ne trouve pas Zoé. Si elle a quitté l’infirmerie et l’a laissée sans surveillance, elle est bien imprudente. Secouant la tête en signe de désapprobation, la religieuse imbibe un linge d’eau recueillie dans une bassine et le pose sur le front d’un fiévreux.
Il est minuit, et Maria est toujours de garde à l’hôpital. Soeur Zoé rentre, la voit, s’indigne.
« Tu as manqué la prière. Mère supérieure est en colère. »
Maria hoche la tête.
« Personne n’est venu prendre ma place, et je ne peux pas laisser l’infirmerie sans surveillance. Tu as l’air remise, tu aurais pu prendre la relève pour que j’y assiste.
— Ce n’est pas à moi d’en décider. Allez, déguerpis. Va rendre des comptes à Mère Emilia. »
Elle quitte le chevet d’une fillette que la famine n’a pas épargnée, recouvrant ses épaules d’un drap, puis évolue hors de l’hôpital vers la chambre de la mère supérieure. Maria le sait depuis qu’elle est entrée au couvent, six ans plus tôt : Mère Emilia la méprise. Ce retentissement, s’il est justifié, se ressent lors des prières quotidiennes des moniales et lors des repas.
Maria est douée pour l’enluminure ; un riche marchand finançant le couvent lui apporte souvent de nouveaux manuscrits afin qu’elle les pare de somptueuses lettres et décorations. Elle est aussi la raison principale de visites, que ce soient celles de son oncle Héraclius ou de jeunes hommes trop présomptueux. Malgré l’attention qu’on lui porte, elle se tourne vers Dieu avant tout, et sa piété est admirée. Toutes ces qualités font d’elle la religieuse idéale, mais Mère Emilia le voit d’un autre oeil.
Elle toque à la porte de sa supérieure, attend une voix, l’entend et entre. La vieille femme, toute petite et endolorie mais qui ne manque pas de vigueur, se détourne de sa lecture pour lui lancer un regard désapprobateur. Elle lui demande la raison de son absence.
« Je devais m’occuper des patients de l’hôpital, la jeune fille répond.
— Ton devoir envers Dieu passe avant tout.
— Soeur Zoé était responsable des malades avant que je ne doive la remplacer.
— Tu passes trop de temps à l’infirmerie, soeur Maria, reproche la vieille, et pas assez dans la chapelle. J’aimerais que tu te préoccupes davantage de tes obligations à l’avenir. »
Elle baisse la tête, et le voile blanc la recouvrant cache son visage.
« Oui, Mère Emilia.
— Une dernière chose : une lettre est arrivée pour toi. Elle ne porte pas de nom.
— Je n’ai pas de connaissance à part mon oncle qui puisse m’écrire. Peut-être est-il souffrant.
— Lis-la, puis brûle-la. Je tolérerai une communication avec l’extérieur pour cette fois, car je te sais travailleuse. Mais n’oublie-pas que c’est interdit. »
Maria s’en va vers le dortoir des soeurs où la plupart dorment déjà à points fermés. Elle bouillonne. Malgré le ton doux et mielleux de la mère supérieure, ses yeux jugent et défient. Sa santé décline, et elle se sent menacée par la jeune fille. Elle ne se prive pas de le lui montrer.
Assise sur sa modeste couche, la religieuse lit la lettre hâtivement rédigée. Elle reconnait l’écriture de son oncle, craint le pire. Elle approche le papier d’une bougie pour lire à travers l’obscurité.
Hélié mikré,
J’espère que les temps au couvent ne sont pas trop durs. Je compte sur toi pour prendre soin des infortunés.
Mes préparations sont terminées et je vois le jour opportun approcher. Je pars immédiatement pour Jérusalem, où je sais que j’accomplirai ma destinée. Ne crains pas pour moi, je me ferai discret. Ma tâche accomplie, je reviendrai vers toi et nous pourrons retourner chez nous, notre Chypre bien-aimée.
Prie bien pour l’âme de ta mère, de tes frères et soeurs, et prie pour les jours meilleurs qui nous attendent.
Héraclius
Quiconque lirait cette lettre trouverait les mots charmants et purs, absents de toute mauvaise volonté. Maria elle, perçoit à travers les phrases d’horribles implications. Accomplir sa destinée. Elle sait de quoi il parle. Elle se souvient des conseils de son oncle. « Nous ne pardonnons jamais à ceux qui nous ont fait du mal. Dieu envoie toujours quelqu’un les punir. Ce quelqu’un peut être toi. ».
Maria saute de son lit, perturbe une soeur dans son sommeil, se rassoit plus calmement. Elle porte la main à ses lèvres, se ronge les ongles. La lumière de la bougie éclaire ses yeux marrons pris d’angoisse. Elle pose le regard sur la superbe peinture du dortoir, représentant le Christ et sa mère, la Vierge, embellis par de somptueuses couleurs et ornements dorés, et parvient à se reprendre. Elle se concentre sur sa respiration et finit par mieux se sentir, laisse retomber la peur qui l’a prise. Redevenue maîtresse de ses émotions, elle tend le papier vers la flamme de la bougie et le laisse s’enflammer. Maria attend que la braise consomme l’entièreté de la lettre, ses pensées ailleurs. Quand une douleur vive prend le bout de ses doigts, elle se rend compte qu’elle a laissé le feu l’atteindre, secoue la main. Les cendres du papier s’étalent sur la pierre humide du sol.
La jeune fille finit par trouver le sommeil lorsque les premiers rayons du soleil paraissent à travers les fenêtres hautes du dortoir. Toutes les soeurs se réveillent, vont assister à la prière. Maria reste dans son lit.
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