Perception différée — 3

9 minutes de lecture

Agon commença à être nerveux. Il se demandait par où le phénomène allait émerger, par quel recoin il arriverait. Alem lui avait bien expliqué ce qu’il devait faire lorsqu’il l’apercevrait. Certes, il connaissait déjà ses intentions, mais ne savait pas à quel moment, ni comment, le « presque-là » – comme son ami l’appelait – allait se manifester. Ce serait probablement spectaculaire, car selon Alem, cette chose voulait marquer les esprits pour planter dans les incarnats qu’elle était d’essence divine. Le Ter commença à regarder en tout sens, pour être certains de ne pas rater l'entrée en scène, tout en évitant d'attirer l’attention de ses voisins. Il ne fallait pas éveiller les soupçons !

Au bord du gouffre, les accompagnants Ter expliquaient aux jeunes transpassants la trajectoire à suivre pour devenir citoyens. Pour peu que ces jeunes se mettent à la suivre et s’insèrent dans les voies divines, et ils passeraient sans encombres. En ces lieux terriens, Attraction prédominait, le Dôme faisait presque office de temple. Ici, on bravait le Vide, on affrontait le Ciel sous le splendide couvert de la Mère et de la Fille. Seuls les imparfaits, les faibles et les non-viables étaient laissés aux dieux inférieurs, comme offrandes.

La sombre lueur du puits était comme un œil que le regardait. Le Ciel savait-il ce qui allait se passer ? Le Vide va-t-il…

Un éclat de rire à quelques pas le fit soudain sursauter. Agon sentit sa nervosité monter d'un cran. Est-ce que le « presque-là » ne se tenait pas déjà quelque part dans la salle, invisible, mêlé aux citoyens ? Il n’y avait pas songé et ne savait pas si une telle chose était possible. L'étranger pouvait même être juste à côté de lui - connaissant déjà ses plans et prêt à frapper !

Comme ce drôle d’Inter, à sa droite. Un homme seul, en ce jour ?

Si Agon aussi l'était, cette solitude n'avait rien d'une norme : à la fête du transpassage la plupart des citoyens venaient accompagnés. En outre, le curieux personnage venait de rabattre sa capuche, masquant ainsi son visage. Pourquoi se cacher ainsi ?

Agon glissa lentement sa main dans sa tunique, à la recherche de la lame. « Ne tente pas d’attaquer le presque-là, avait dit Alem. Sa nature de simulacre empêche qu’on puisse l’atteindre, il n’est pas tout à fait présent. Pour le toucher, il nous faudrait atteindre sa source et celle-ci n’a de cesse de se déplacer. Agon, si tu le rencontre, ne tente rien ! Tu dois t’en tenir au plan ! » Je sais Alem, je sais ! Mais je suis prêt à me protéger, au cas où ! répondit-il en pensée, comme si son ami était là. Son souvenir rappella « Il ne peut pas savoir qui tu es, il se croît tout puissant et c’est bien là sa faiblesse. Seuls les dieux sont tout puissants ! ».

Agon ferma ses yeux à nouveau, pour essayer d’entendre la respiration de cet étrange voisin. Respirait-il ? Emettait-il ce sont caractéristique, « vibratile » comme disait Alem ? Mais l’ampleur de la foule et la taille de la salle rendaient l’écoute difficile. Ce brouhaha était devenu le fond sonore et noyait tous les bruits particuliers. La seule chose qu'il pu déceler fut cette respiration qui allait en s’accélérant. Mais il n'y avait pas de bourdonnement. Rouvrant les yeux, il vit les mains du personnage se crisper sur l’étoffe qui couvrait ses genoux, ensuite sa posture se tendit. En serrant sa lame cachée, Agon voulu se pencher pour apercevoir son visage. Alors, d’un coup, l’homme se tourna vers lui.

— Ter ! Veuillez cesser de me dévisager ! Sinon j’appelle la garde ! clama-t-il, perçant Agon de ses yeux d'azur.

Le prêtre relâcha son arme, sortit ses mains et les agita en guise d’excuse.

— E…Excusez-moi, Inter, balbutia-t-il. Je ne…

— Quoi ? Vous n’avez jamais vu de citoyen aux yeux bleu, peut-être ? s'emporta-t-il, tout en se redressant. Vous allez me dire que vous ne voulez pas vous assoir à côté de mon regard couleur Ciel ? Que ça porte malheur ? Que je suis maudit ? Que je sens l’orage et la mort ?

— Non… Je… voulut répliquer Agon, décontenancé.

Il ne savait plus ou se mettre. L'Inter semblait hors de lui.

— Veuillez changer de place, Ter ! Ce n’est pas à moi de bouger ! Et vous, là ! fit-il à l’adresse de leur entourage surpris. Qu’est-ce que vous regardez !

Les citoyens détournèrent vivement le regard, comme honteux. Agon comprit que cet homme était rempli de Vent, déjà, mais surtout qu'il ne se rassiérait pas tant qu’il ne changerait pas de place. Aussi articula-t-il, en prenant soi de s'incliner :

— Mais la salle est pleine, Inter, et je ne trouverai plus d'autre place… Je vous assure que je n’ai rien contre vos yeux !

— Quoi mes yeux ? Partez, ou je siffle la garde !

Agon ressentit alors une envie folle de saisir sa lame et couper la parole à cet imbécile qui réduisait ses plans en cendres à l'aide d'une incise sous le menton. Il remit ses mains en poche et articula, lentement :

— Laissez-moi donc me rassoir, et discutons. Je vous assure que…

Mais le personnage, dont le teint rouge tranchait désormais avec l’irréelle clarté de son regard, conduisit théâtralement son pouce et son index vers sa bouche. Un mot de plus, et il stridulerait jusqu’à la garde. La main d’Agon se serra sur sa lame, une petite portion de celle-ci pénétra même son doigt. La douleur le ramena à lui. Pardon Alem…

Il baissa les yeux devant l’azur de son ennemi et entreprit de quitter la rangée, se disant qu’il ne devait pas compromettre ses actes dans de futiles affrontements. Une fois les témoins de la scène dépassés, il dût franchir une armée de genoux et de pieds, sous des citoyens ennuyés. Il n’était pas de bon ton de bousculer à ce moment de la cérémonie, car les jeunes gens allaient bientôt se lancer. D’ailleurs Agon vit, attardant son regard sur le gouffre pendant qu’il tentait de s’extirper de l’allée, un premier transpassant s’avancer. Il râlait et pestait, les dieux lui mettaient-ils des bâtons dans les roues ? pourquoi rencontrait-il donc la résistance divine ? Cet Inter et son honteux azur, ce dissemblable, cet enfant d’Ironie. En se disculpant de cette affreuse couleur Ciel, il venait de lui porter la proverbiale malchance dont il voulait se défendre. Belle Ironie…

Déesse troublante, ainsi tu veux m’arrêter ? Sais-tu que je fais cela pour ta Mère ? Et toi, tu ne songes qu’à ramener ton odieux désordre ! Je ne me laisserai pas faire ! lui lança-t-il mentalement en finissant de sortir de l’impossible rangée, cette inextricable boue de gens.

Laisse, Ironie, finalement ça m’arrange !

Agon était arrivé dans une allée bordée de gardes royaux, il était proche des travées des Hauts-Aers. Il voulut retirer ses mots lancés à la déesse troublante, cette altercation avait tout l’air d’être une aubaine, voire une bénédiction. Il s’assis en bout d’allée, assez maladroitement installé entre les escaliers et le premier siège, ce qui attira le regard outré d’une dame Vox. Celle-ci ne lui en tiendrait pas rigueur longtemps, au vue du nombre de retardataires qui faisaient de même un peu partout. D’ailleurs ces yeux désapprobateurs se détournaient déjà en direction de l’arène trouée. Après une inspiration rapide, elle se mit soudain à éructer, faisant écho à d'autres cris poussés en contrebas. Suivant leurs regards, Agon aperçut l'un des transpassants qui, tout en se balançant sur la corde-axe, poussait un hurlement triomphal qui emplissait toute la salle. En bout de course, l'adolescent lâcha prise et atterrit lourdement à l’autre extrémité du puits. Le liesse populaire explosa.

Pendant que la foule glapissait, agitée, Agon inspecta tout autour. D’où l'ennemi allait-il donc venir ? Quelle forme prendrait-il ? Comment fonctionnait-il ? Rien ne lui paraissait clair et, à l'époque, Alem avait d'ailleurs renoncé à le lui expliquer. Il se rappelait juste de ses explications nébuleuses : « Nous ne savons pas ce qu'il est, ni l’origine de ses pouvoirs. Et pour comprendre ses raisons, il nous faudrait élucider ces questions. Par contre, nous connaissont ses objectifs.

— Mais comment sais-tu cela ? Avait demandé Agon, piteux, alors qu’il regardait son ami s’allonger sur sa couche.

— Je ne peux pas te dire qui m’a – qui nous as – chargé de cette mission. Mais saches que celui qui m’a annoncé ces évènements est une personne très haut placée.

— Un Ter ? Un Elu ?

— Chut, parle moins fort, avait continué Alem en chuchotant. Qu’importe ! C’est une source sûre ! Ecoute, cet être, quand tu l’apercevras, te semblera être de nature divine. Il te faudra faire abstraction de cela, en tant que Ter dévot, si tu le penses, tu refuseras d’intervenir ou de lui nuire. Il te faut savoir que cette chose n’est pas un dieu, ni un ancien, mais qu’elle en prendra l’allure, car elle est une figure d’illusion. Ne la confond pas non plus avec Ironie. Car s'il est possible que l'anomalie en dépende, voire tirer ses pouvoirs de la déesse, elle ne peut être en aucun cas l’un de ses avatars. L’ordonnateur me l’a assuré, Agon ! Donc tu n’offenseras aucun dieu en intervenant !

— Mais comment la reconnaitrais-je ?

— Tu sauras, mon ami, avait dit Alem, en lui caressant la joue, car cette chose veut être connue de tous. C’est précisément parce qu’elle va attirer tous les regards que tu pourras intervenir. Ne la cherche pas, contente-toi d’agir quand elle sera-là »

Oui, Alem. Tu as raison. Je suis près, je n’ai plus qu’à attendre.

Une seconde traversée débuta. Agon fut surpris de reconnaître cette silhouette étrange, petite en taille, trop blanche de peau et couronnée de cheveux aussi noirs que la nuit. Le doute le saisit, les signes s'assemblaient. Il y avait cette fille marquée du fléau d’Ironie qu'on lui mettait sous le nez deux fois ; cet homme aux yeux céruléens qui l’avait aidé tout en le malmenant ; les propriétés du « presque-là », également. Tant de choses semblaient être marquées du sceau de la déesse trompeuse. S'il savait Alem de bonne foi, Agon se demandait s’il n'était pas pourtant victime d’une tromperie divine. La jeune femme difforme traversa le gouffre comme portée par le Vent. Ainsi, le Ciel l’avait refusé – ou Attraction l’avait gardée, qu’importe ! Que signifiait cet augure ? Agon n’était pas suffisamment versé dans l’art des signes et prévisions pour la saisir. Mais le doute gonfla en lui. Devait-il accomplir cette mission, fallait-il mourir pour une cause peut-être illusoire, ce possible travestissement propre à la divinité du trouble ? C'était comme si son aura lui apparaissait partout. Même la forme du Dôme ! Comment se faisait-il que personne ne l’ait relevé avant ? Il brillait d’une ironie spatiale, le haut se moquait du bas, le bas insultait le haut, deux mondes s’y regardaient, se toisant, inverses ! Tout devenait clair : Agon ne devait pas le faire. Il fallait renoncer, il s'agissait d'un piège dont la Messagère le prémunissait en soulignant les traits de sa sœur !

C'en était trop. Agon voulut sortir, s’éloigner de cette folie. Mais l’hésitation se faisait tenace, le prenant au corps, l’agrippant à cette place inconfortable, entre-deux. Les places l’invitaient au spectacle et au drame et l’escalier était à côté, son ascension le mènerait à l’air libre. Mais que dirait Alem s’il partait ? L’aimerait-il s’il refusait d’obéir ? Comprendrait-il ces signes diffus et faciles à remettre en cause ? Comment pourrait-il assumer les suites s’il se trompait et que le presque-là accomplissait ses objectifs sans être inquiété ?

Aide moi Terre ! Et Messagère, éclaircit moi ! Que dois-je faire ?

Un troisième transpassant s’avança sur la planche de l’affront, il semblait à la fois hésitant et déterminé. Est-ce encore un signe de quelque-chose ? Se demanda Agon, sentant un début de mal de tête se tailler un chemin de se nuque à son front. Le garçon marchait étrangement vers son destin, comme envouté. Agon sentait sa transpiration gagner son front, son dos, il trépignait.

Puis, il le vit…

L’émanation, qui semblait avoir percé l’air, marchait à présent à l’envers de la planche, singeant le jeune homme inconscient. La scène paraissait si étrange qu’elle semblait relever du cauchemar ou de la folie. Les deux silhouettes arpentaient l’une et l’autre, en rythme, tels d’impensables reflets, les deux versants opposés de la même planche. Leurs pas, leurs postures et rythmes se correspondaient absolument, si bien que même en renversant le monde cela n’aurait rien changé à la scène. Les reflétés atteignirent ensemble l’extrémité du madrier, bras écartés. Les têtes aux mouvements indistingués s’inclinèrent, les regards se rencontrèrent.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0