Perception différée — 4

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Brisant soudain leur symétrie, l’image du dessus chuta, rencontrant la planche de ses bras anxieux, comme si la frayeur l’avait saisi à la façon du Vent tranchant de sa bourrasque. L'adolescent perdit sa verticalité tandis que son reflets, toujours juché en dessous, continuait à se maintenir d'aplomb. Agon sentit les larmes glisser sur ses joues. La scène, folle, était également splendide ; impossible, mais procédant de quelque chose de sacré. Il se remémora Alem, tout en absorbant ses larmes dans le tissu de sa manche gonflée d’aromates. Tu avais dit que ce serait spectaculaire, mais c’est bien plus fort que cela. Comment veux-tu que j’arrête un être pareil ? Le « presque-là » paraissait bien plus tangible que la description qu'en avait fait son ami. Il semblait même bien plus présent – plus existant – que le reste de ce monde précaire et suspendu. Lui, marchait de plein de droit, dans le bon sens ; il était porteur, sans aucune parole, sans rhétorique, d’une aura de vérité et de justesse. Marcher dans le vrai sens du monde lui conférait toute autorité sur eux, les inversés.

Dans les rangs de Haut-Aers, Agon aperçut la Reine se redresser en écartant les bras, pour inviter l'improbable à la rencontre, désirant sans doute toucher quelque-chose de ce monde perdu qu’il incarnait par sa présence. L’homme-inversé bascula majestueusement de son promontoire et atterrit en haut de l’amphithéâtre, indifférent aux basseurs et à la violence de son atterrissage.

Agon profita de la sidération ambiante pour remonter les marches et se placer tout en haut de la salle, à l’endroit prévu. L’inversé, de son côté, paraissait, malgré sa magnificence, légèrement désorienté, comme cherchant ses repères. Peut-être avait-il du mal à s’habituer à ce point de vue renversé ? Il ne chercha pas longtemps, son regard s’arrêta sur les travées nobles, promontées par la Reine avide de déité.

Agon eu soudain l’étrange impression de percevoir, malgré la distance et la situation d’envers, le regard de l’homme dévier vers lui. Il affichait un sourire qui, dans ce sens, ressemblait à une grimace de dégout. La crainte l’emplit, ce fut comme un signal. Agon saisit la bille dans sa poche intérieure.

Le presque-là remonta les travées supérieures, ce qui pour l’assemblée ressemblait à une descente vers eux. Il avançait en direction de la Reine.

Agon, à mesure qu’il voyait la figure inversée s’avancer, percevait dans ses traits une malignité qui faisait naitre en lui l’affolement. Il pressa le déclencheur et sentit l’arme se développer dans sa main, la crispation failli d’ailleurs lui faire lâcher prise. Il en masqua la croissance en la gardant sous sa robe. Nul garde ne remarqua son action, il aurait pu même laisser l’arme se déployer au grand jour, personne ne l’aurait vu. Le foudroyeur en corne gonflait à présent sous l’étoffe. Agon savait qu’il fallait se dépêcher, or il était entrainé, cela faisait des lunes qu’il s’exerçait. Il avait été choisi pour cela : il était bon, il lisait les trajectoires mieux que quiconque ; il sentait le Vent comme personne, ses yeux traçaient des lignes dans le prolongement desquels aucune cible ne pouvait lui échapper.

L’inversé se tenait au dessus des travées Haut-Aers, toisant de par sa situation les êtres les plus puissants de la Cité. En bas, la souveraine palissait d’envie. Ouvrant des bras alanguis, scandaleusement offerte. Les yeux des gardes étaient braqués sur le personnage, ignorant que dans leurs dos, Agon préparait une attaque. Il chargea les projectiles-billes unes à unes. Il aurait l'occasion de tirer à trois reprises avant que les gardes ne parviennent à l’interrompre. Peut-être quatre en profitant de l’effet de surprise. Lui savait qu’un seul tir suffirait, la distance était faible, la cible bien visible, l'espace dégagé…

Courage Agon, murmurait le souvenir d’Alem, allongé sur sa couche.

— Envoyé ! cria la Reine, tendue vers l’éminent. Qui a raison ? Réponds-nous !

En réponse, l’Homme-inversé, narquois, tendit un doigt vers le Réalien Fard Egan Aers. La souveraine se tourna vers le désigné et l’invectiva.

C’est alors qu’Agon tira.

Tout s’était agencé avec une parfaite précision. Dans la prolongation de son œil, la conflagration silencieuse traversa l’air et le Vent pour toucher le Réalien sacrilège en pleine tête. La foudre muette fit éclater son crâne impie. L’ennemi échouait à l’endroit même de ce qui devait être sa gloire. Tout le monde accuserait le simulacre. La Terre est sauvée.

Avec la vitesse que son entrainement intensif lui avait enseignée, Agon rabattit le lanceur céleste sous sa robe. Aucun garde, aucun Aers ne l’avait vu. Ils étaient tous obnubilés par les apparences.

Seul l’homme-inversé l’avait aperçu. Mais Agon ne s’en soucia guère, bientôt il serait noyé dans la foule, redevenant anonyme. La chose infâme avait perdu et le Réalien sacrilège puni. Pendant que les arbalétriers et les lanciers tentaient de pourfendre l’impossible personnage, il s’engouffra parmi les premiers échappés dans une des sorties du Dôme.

La foule le portait aux roches sans même le savoir, elle ignorait que ce drame était un bienfait, ils hurlaient d’une terreur qui sous le couvert de l’effroi n’était que reconnaissance. Agon se laissa emporter, paisible. Bientôt Alem, je serai à tes côtés.

Il vit bientôt, suivant les cris, l’inversé s’extirper par le haut de la voûte, courant au plafond, pour échapper aux carreaux d’arbalète qui ne savaient comment l’atteindre. Agon sourit, porté par la foule, comme s'il baignait dans un Vent frais ou glissait dans un large aqueduc. Il s’attendait à voir l’inversé se décrocher de ce sol qu’il ne méritait plus pour retourner vers le Ciel. Mais la chose infléchit soudain sa trajectoire et courra vers… Vers lui ! Son regard l’avait accroché et ne le lâchait plus. Le peuple affolé encadrant Agon sans le savoir ne rata pas cette déviation et fut pris de panique.

Alors que la foule essayait de s’engouffrer sur un pont unique sans qu’aucun pontier n’ait le temps de réagir, Agon vit par-delà la débandade le simulacre échapper du sol et se renverser dans l’espace. Il atterrit alors sur la plateforme qu'ils essayaient de quitter et se redressa lentement, le regard planté dans les yeux du prêtre tireur. Celui-ci se débattit vivement pour parvenir à dépasser la foule vociférant qui tentait, tout comme lui, de fuir l’impossible personnage.

Le presque-là n’eut pas à faire grand-chose. Il n'eut qu'à esquisser un pas dans sa direction pour mettre le feu aux poudres. La cohue perdit la raison et tenta de s’engouffrer de plus belle sur le pont au mépris du risque. Plusieurs tombèrent même par-dessus la rampe et nombreux furent piétinés.

Agon cru un instant qu’il parviendrait à passer en premier sur le pont. En tête de cortège, il aurait pu traverser l’allée suspendue et échapper au personnage. Il savait qu’il ne pouvait pas lui faire du mal, qu’il n’existait pas assez pour cela. Or son pouvoir de nuisance était bien supérieur à ce qu’il imaginait, car il se servait de la peur ; celle capable de pousser les gens à devenir des assassins inconscients. Ces citoyens entêtés, décérébrés, se massant dans son dos, voulurent l’escalader pour sauver leurs maigres existences. Agon tomba violement sur le sol corné. Les premiers fuyards essayèrent de l’enjamber, mais la suite du cortège n’évita pas de le marteler de leurs pieds et de leurs chausses. Agon sentit l’avalanche des membres pressés et lourds le percuter, l’écraser, faire de son corps une charpie, une surface, un support à leur survie. La douleur sautait, frénétique, d’un point à l’autre de son corps, jambes, torse bras et tête, crâne, rebondissant à chaque fois sur le sol intenable. Son incarnat se libéra, il vit la scène de l’extérieur, une file invraisemblable de gens le parcourait, il était devenu leur tapis et allait mourir, bientôt.

À bientôt Alem…

La chambre était sombre, seul l’éclairage d’une torche, baignant de ses flux orangés les murs de pierre, laissait apparaitre les deux visages.

— Tellement dommage...

— Oui, Alem, je suis d’accord, mais il a accompli sa mission, il aura une place de choix au cœur de la Terre. Nous avons triomphé ! Il ne nous reste plus qu’à faire disparaître les impies qui se sont infiltrés chez les transpassants et tout sera en ordre.

— Mais personne ne saura ce qu’il a fait pour nous !

— C’est un héros anonyme, Alem. Mais les dieux, eux, savent.

— Pourquoi n’est-il pas mort ?

— Sans doute que les dieux l’ont voulu ainsi. Il est désormais comme un adorateur du Vent, muet. Plus jamais il n’infligera de mot à personne. T’en occuperas-tu, fidèle Alem ?

— Oui, Ter-élu, je lui dois bien ça.

— Bien. Qu’il réside ici, au plus haut du temple. Inutile d’attirer l’attention. Il restera dans cette chambre. Tu veilleras à son intimité.

— J’y veillerai, Ter-élu. Et quand il disparaitra, je mènerai moi-même l’incinération. Croyez-vous que son incarnat soit encore là, à l'intérieur ?

— Non, Alem, il flotte probablement ici. Il t’entend, parle lui. Remercie-le, chaque jour... Je dois te laisser à présent. Agon Irnes Ter, que la Mère t'honore. Alem, mon ami, aux dieux.

— Aux dieux, Ober Hin Ter.

Dans ces yeux désormais vides, seules se réflétaient les nuances dansantes des flames et la culpabilité dévorant le visage d’un vieil ami.

— Aux dieux… Agon.

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