Trajectoire Scellée — Vox
« On dira ce qu'on veut, il n'y avait qu'Inspiration pour insuffler en chacun la manière de créer en saisissant le beau, le sensible, le nécessaire.
On dira ce qu'on veut, mais il n'y avait aussi qu'elle pour dire à chacun quand s’abstenir.
À l'époque, son départ laissa tout le monde complètement démuni. Particulièrement Art et ses fidèles, qui, légèrement débilisés, commencèrent à créer sans guide, sans balises…
Je vais à présent vous raconter l’origine d’une chose, les enfants. Une chose dont on vous parle parfois pour vous faire peur, mais qui ne devrait pas vous effrayer.
En réalité, c'est une leçon. Alors, soyez attentifs à ce qui se cache entre les mots, si vous en êtes capables !
La voici :
Art souffrait. Le pauvre, sa maman Terre ne l’aimait pas.
Oui, mes chers petits, il arrive qu'une mère n'aime pas son enfant.
Oh, Terre a bien essayé, comme toutes les mamans. Comme le font les Ter lors du rite de naissance, on avait dû lui dire « Accepte ton enfant comme il paraît ». Seulement, le regard du petiot décelait quelque chose d’insurmontable ; comme une envie de lui arracher quelque chose, lui prendre sa place, la détrôner !
Notre Terre ne pouvait fermer les yeux sur cette avidité, cette envie d'évincer, de faire comme elle – pire ! de faire mieux qu’elle !
Anticipant ce qu’Art lui ferait un jour, Elle voulut l’expulser de sa surface mais ne pu se résoudre à l’envoyer dans la maison de son Père, car elle savait qu'il y deviendrait bien plus dangereux auprès de son frère, Vide.
Attraction, qui a souvent de bonnes idées, convainquit notre Terre d’ensevelir l’Art, le reprendre en son sein. L'« encoucher » sous sa chair de roches et de montagnes.
Art n'était plus qu'un germe, inactif, bien tapi au fond de ses entrailles. Or, un beau jour, les humains qui, stupides, creusaient des trous à longueur de journée (on ne sait pas trop pourquoi) finirent par déTerrer le début de son gigantesque orteil. Choqués, mais aussi fascinés de trouver un panard de cette taille sous les roches, ils entreprirent de l’extirper entièrement de son tombeau de pierre.
Réveillé par le tapage, le colosse se redressa et contempla de très, très haut, ces êtres terrifiés par ce que leur curiosité venait de (re)mettre au monde. Magnanime et reconnaissant, Art promit de toujours les soutenir.
Debout et pesant de toute sa masse, le titan brava celle qui se tenait sous ses pieds. Il se mit à percuter sa surface en tapant et en sautant en tous sens.
Splendide, Inspiration débarqua de nul part et l’arrêta.
Jamais les humains n’avaient vu pareille merveille et tous s’inclinèrent devant elle.
Oh, bien sûr, tout aurait pu s’arrêter là. Sous le règne d'Inspiration, le monde aurait vécu d'harmonie, d'amour et de beauté . La bonne ambiance aurait pu durer…
Sauf que la colère d’Art envers sa Mère ne se calmait pas, au contraire.
Quand Inspiration, fatiguée par toutes ces bêtises, quitta notre monde – mais oui, j’ai déjà raconté cette histoire –, le dieu Art, qui ne lâche jamais rien, promit d’exposer à sa Mère ce qu’était une « vraie création »…
Bon… Nous savons, nous les filles, nous les femmes – et vous, futures mères ! –, que créer la vie, ce n'est pas l'affaire de tout le monde. Désolé, les garçons…
Sauf qu'Art, lui, n’avait jamais accepté cette réalité et non content de pouvoir créer tous les objets qu’il voulait, voulait aussi créer la vie. Comme Maman.
Fort de ce qu’il connaissait, il traita le vivant en bon artisan. Il prit des morceaux d’animaux, d’humains et de plantes et les assembla, formant un tout qu’il espérait cohérent. Il voulait créer le vivant le plus efficace et pourvu de toutes les qualités existantes. Il espérait créer l’être absolu, qui pourrait l’aimer et surtout détrôner sa Mère…
La chimère qu’il mit au monde lui sembla belle. Inconscient de son sacrilège, il la disait même parfaite !
Si seulement Inspiration avait été là...
Qu’aurait-elle dit cet être déplaisant, gauche et remembré ? Qu’aurait-elle fait de son allure contre-nature et répugnante ? Aurait-elle condamné cette insulte à la vie, cette créature mélangée, disproportionnée, jonction entre l’arbre, l’humain, l'insecte et l’animal ? La bête se trainait, pourvue d’un nombre absurde de membres : pattes d’insectes, d’oiseaux, d’araignées ; quantité de mains, de pieds et puis, pour surmonter le tout, une aile d’oiseau et une de fille du Vide. Son corps s’achevait en une série de racines, ancrées puis désancrées successivement dans le sol. Ses têtes portaient les attributs de plusieurs espèces. Visages de femmes pourvues des mandibules, de cornes et des multiples yeux ; faciès félins se prolongeant de lierres et de fleurs épineuses débordant de leurs gueules tordues ; faces d’insectes aux yeux de bébés, bordés de becs avides.
La créature, gonflée de membres et de fonctions, survivait, magma informe, en tentant de contenir ce que son créateur lui avait insufflé, de maintenir son impossible cohérence.
Agitée d’une intense souffrance et baignant dans une insondable douleur, cette créature – l’Artnée, oui c’est elle ! – ne pu supporter sa condition.
Imaginez ! Nul ne peut soutenir un tel nombre de membres, de têtes et une si importante surface corporelle sans mourir de douleur ! Ou basculer dans la folie…
Alors, dans un mouvement désespéré – probablement plus de survie que d’agression – l’Artnée lança une de ses pattes vers l’Art, son créateur. Le dieu la lâcha pour se protéger et elle tomba à même la Terre. La bête, preste comme une araignée, se glissa dans un des trous qui avaient été creusés par les humains et disparut dans les profondeurs.
Profondeurs – les enfants –, qu’elle ne quitta jamais.
Désormais : l’horrible, l’atroce, l’Artnée hante toujours nos enterrains.
Elle est à l’image de la folie des humains et de l’Art.
Elle guette et dissuade les fouisseurs en les menaçant de les dévorer à la moindre incartade.
Alors, tout cela pour dire que vous les garçons – oui, vous ! – devez bien rester à votre place !
N’essayez pas de donner la vie. N’y rêvez même pas ! Et contentez-vous de vos occuper de vos affaires ! »
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