Trajectoire scellée — 1
C’est en posant le pied sur l’abrupte camp suspendu que les exilés avaient pour la première fois ressenti toute la précarité de leur existence. À plusieurs milliers de portées de le Cité, seul demeurait un paysage lugubre, où Terre et Ciel se contemplaient l’un l’autre, dans un face à face morne que rien ne parvenait à égailler. Aux nuées placides des tréfonds répondaient les roches inégales et arides du surplomb. Seul le tracé des rails qui traversaient leur succession sans fin de pylônes donnait un minimum de relief à ce désert existentiel.
Loin d'un rêve de bout du monde, le camp – ce pauvre agencement de susplaces d’allure bancale – tenait accroché en plein milieu de nulle part. Comme une capitale du rien ; un lieu n'en finissant pas de récuser toute notion d'extrémité à l'étendue terrienne. Le lieu le plus éloigné du reinaume et dont le néant semblait être l'unique perspective.
C’est devant cette hymne à l’absurde et au désespoir que le désagréable personnage qui les avait accueillis avait enfoncé le clou :
— Ici, c’est pas la Cité, vous savez ! avait dit l’arpenteur en descendant avec eux du ponton. Vous le voyez – vous le sentez – en arrivant ici : il y a rien ! Juste le Vide qui poireaute là-dessous. Ah ! Elle est très loin, votre bien-aimée Suspendue, et sa toile de ponts qui vous soutiennent gentiment. Cette maman !
Le gars sinistre s’était présenté à leur arrivée, clamant qu’il s’agrippait ici depuis plus de dix alignements – un vétéran, bavait-il –, en affichant un sourire satisfait devant leurs expressions affolées.
« La Cité… Quand t’y marches, tu sens pas vraiment les dieux inférieurs qui t’attendent. Tu peux te promener, peinard, sur les passerelles, oubliant la mort qui t’attend en bas. Et tu vis, tranquille ; tu manges, tu traces, tu niques, sans t’inquiéter du Vent, de l’état d’la roche, de la sûreté des ancrages. Dans ses bras, tu ne crèves pas à la moindre erreur ! ».
Sale, mal habillé, ses cheveux gras tombant à gauche d'un crâne ponctué de taches incongrues, le bonhomme fit arrêt pour les inspecter de haut en bas, avant de cracher sur le sol de corne sale. Bornu, Rigal, Chinet et, en retrait, Slea, se tenaient bien à contre-cœur devant ce vieux briscard ronronnant ses tirades d’un air satisfait. Aris de son côté se trainait en fin de cortège, plus attentif au décor qu’au discours. Après avoir traversé une zone peuplée de poteaux à l’utilité imprécise, ils pénétrèrent le camp à proprement parler. Quelques regards, curieux, se détournèrent de leurs activités pour suivre leur arrivée. L’accompagnateur fit alors halte sur une place dégagée qui se perdait au milieu d’un fatras de tentes, coffres, matériels en tout genre et outils disposés çà et là.
« Bon... Alors, vous avez combien de temps à tirer ? » interrogea l’homme, élevant brusquement la voix.
Autour, les arpenteurs, curieux, commençaient à se réunir pour inspecter ces nouvelles bêtes curieuses. Rigal ferma les yeux, puis fit un pas en avant.
— Je suis Rigal Bjol Artes, et je dois rester accroché trois alignements !
— T’ai pas demandé ton nom, mon grand ! reprit le vétéran. D’ailleurs j’t’ai pas donné l’mien non plus. Preuve qu’on s’en fout ici. Tout comme ta caste ! D’ailleurs on va en finir avec ça dans quelques instants. Mais d’abord j’aimerais entendre les autres !
Outre la petite assemblée qui venait les inspecter comme on jauge la qualité des pigeons colporteurs, Aris suivait à l’arrière-plan l’activité du camp. Celle-ci lui paraissait des plus anarchique. Impossible de comprendre qui faisait quoi et dans quel but. Il y avait des gens qui courraient à droite à gauche, frôlant – passant parfois même en dessous – de hamacs où d’autres dormaient profondément. Les tentes abritaient des silhouettes bricolant des objets aux formes étranges, aux côtés d’attroupements d’arpenteurs assis en cercle pour en écouter d’autres, debout. Dans un autre coin, six arpenteurs se préparaient, harnachés et cordés, pour grimper sur des cordes qui allaient se perdre dans les hauteurs. En levant la tête, Aris vit des silhouettes virevolter sur des structures suspendues à la façon de l’Illum pendant la cérémonie du transpassage. C’est donc ça, les arpenteurs…
« Toi ! Là » fit l’accueillant, en le désignant soudain.
— Cinq alignements, mentit Aris, sans rien ajouter.
— Mon cul ! fit le vétéran qui se pavanait comme un officier Aers. Toi t’es un spécial ! On m’a parlé de toi, et je sais que t’es là pour un long moment !
Le vieil arpenteur avait étiré le mot « long » jusqu’à faire rire toute l’assemblée, puis s’était tourné vers Slea.
« Et qui c’est, ta copine – l’autre, la « rescapée » ? C’est toi ? » continua-t-il, en la pointant de son doigt calleux.
L’intéressée s’avança sous les vivats des hommes, majoritaires. Mais ne répondit pas.
« Une contrefaite… trancha l’arpenteur. Ah, tu t’entendras avec les autres enfants du fléau, continua-t-il, pris d’une soudaine et étonnante sollicitude. Et vous deux ? »
Son regard incisif était tombé sur un Bornu tremblant et un Chinet hésitant. Tous deux s’avancèrent à leur tour.
— Trois alignements, fit le premier.
— Seize… entonna le second.
Un silence pesant frappa l’assemblée. Seize alignements ? Que pouvait-il avoir fait pour écoper d’une telle peine ? se demanda Aris. Une sentence pareille ne pouvait signifier qu’une seule chose : un meurtre, mais sans avoir assez de preuves pour entraîner une condamnation au Ciel. La noirceur qu’il avait surpris au fond de ses yeux prenait à présent tout son sens, ainsi que les raisons de son silence lorsqu’ils avaient évoqué leurs peines lors du trajet. Il s’agissait d’un tueur. Aris se promit intérieurement d’éviter soigneusement son contact.
— Je vois… fit leur guide, un peu décontenancé. Bon ! Maintenant on va vous montrer vos couches. Altren, Gild, Fell et… (il s’interrompit) Mais… Fell ? Où-est-elle ? interrogea le vétéran.
— Ici ! Je suis là ! lança une grande femme, perçant la foule, l’air contrariée. Feraes, j’peux passer mon tour, s’il te plait ? J’dois préparer mon équipée.
— Toujours la première dans les airs, hein ! répondit le vétéran, enjoué. Tu t’es levée tôt pour mourir ! Encore une fois…
— Tu tomberas avant moi, vieux fainéant, lui asséna Fell, en disparaissant à nouveau au sein de l’attroupement.
Laissant son sourire s’estomper sous une mine austère et exigeante, l’arpenteur reprit.
— Toi ! fit-il à l’adresse d’une femme à la peau burinée. Je sais plus ton nom – et j’m’en fous –, tu vas les accompagner avec Altren et Gild et… – toi, là, aussi, tu t’ajoutes ! – vous leur ferez le tour du propriétaire, leur montrerez leurs couches. Ensuite vous les emmènerez chez l’capitaine, pour … enfin, vous savez quoi !
Les quatre accompagnateurs improvisés s’inclinèrent mollement et se postèrent ensuite devant Aris et ses compagnons.
« Séparez-les, fit le vétéran, en indiquant de manière bien imprécise leur petit groupe, j’veux pas qu’ils soient sur la même plateforme, vous avez-compris ? »
— Mais ils sont cinq, Fereas, et il n’y a que quatre susplaces, osa l’un d’eux.
— Mais alors vous vous débrouillez ! Je sais pas : celui-ci d’un côté de la plateforme du ponant, et celui-là, à l’autre bout ! Soyez un peu inventifs ! cracha l’autoritaire en se postant devant Aris. Et toi, tu viens avec moi ! Allez !
Les arpenteurs bousculés s’inclinèrent à nouveau, puis tentèrent peu ou prou de déterminer qui accompagnerait qui, avant de finalement se lancer, un peu désorientés, chacun dans une direction différente.
« Attendez ! fit le vétéran, d’une voix de stentor. J’oubliais ! »
Il indiqua la barge d’où leur petit groupe d’exilés venait de descendre. Sur le pont de celle-ci se tenait le transporteur. Aris l’avait regardé en coin tout au long du trajet. Sa mine patibulaire laissait échouer dans les flots célestes toutes tentatives de l’aborder. Bornu en avait d’ailleurs fait les frais à l’occasion des présentations qu’il avait tenté, recevant pour toute réponse un grognement bestial, suivi d’une main dressée, qui lui annonçait de ne plus jamais retenter l’expérience. Deux jours en présence de ce personnage inquiétant les avaient convaincus qu’il était dangereux et qu’il ne fallait surtout pas s’y frotter.
« Le passeur… Regardez-le bien ! Hormis le capitaine, c’est le seul casté ici. Mais c’est pas un tendre. Voyez son regard, voyez son allure. Avez-vous vu sa taille ? Ce gars-là, il fait que voyager. Il n’est ni de la Cité, ni des confins, il flotte entre les deux. La solitude, le silence et la mort sont comme son lit. Il n’en a rien à foutre de toi, de moi, de tout le monde. Alors écoutez moi bien. S’il vous prend l’idée stupide d’essayer de vous échapper, vous planquer sur sa barge et retourner vers La Suspendue ; la seule trajectoire qu’il vous restera sera votre chute infinie dans notre bon vieux Ciel. Le passeur, il vous tue, oui ! Il le peut ! Car le passeur, il sait, il voit, il vous entend à plusieurs portées. Il est sa voile ! Et s’il vous y trouve, il ne vous fera aucun procès. Aucun, zéro ! Au Vide vous finirez ! C’est tout ! Bon ! Maintenant, cassez-vous ! »
Les arpenteurs partirent sans demander leur reste, suivis de leurs assignés. Bornu regarda une dernière fois Aris, l’air de dire « bonne chance », avant de disparaître.
Ils avaient un peu sympathisé durant le trajet. Aris avait même un peu ri, entre deux temps de désespoir profond, à l’écoute de ses blagues potaches. Rigal, le plus âgé d’entre eux, participait volontiers à certains de leurs éclats et exprimait aussi parfois sa détresse. Quant à Chinet et Slea, les plus discrets – les plus sombres aussi –, ils n’avaient à aucun moment daigné esquisser le moindre sourire, ni n’avaient essayé de leur parler.
Pour Aris, la plus intrigante demeurait Slea, la danseuse Vox. Déjà, le fait d’avoir été seuls dans la salle du scellement après leur transpassage lui donnait à la fois l’impression de la connaitre et de tout ignorer d’elle. Ils n’avaient échangé aucun mot, ne s’étaient qu’à peine regardé. Pourtant sa présence, qui « ressortait » du fait de son apparence et de son indubitable grâce, lui donnait l’impression qu’elle avait une certaine importance. Car l’étrange jeune femme brillait d’un charisme discret et Aris la percevait à la fois comme proche et éloignée, une inconnue-connue.
Ses compagnons de voyages et amis par défaut s’éloignaient lentement. Le teigneux vétéran lui indiqua de le suivre.
— J’ai entendu parler de toi, commença-t-il en le guidant vers la direction opposée à ses camarades. Ne fais pas l’étonné. Ce n’est pas parce qu’on est aux confins qu’on ne sait rien de la Cité. On l’apprend juste en retard ! Je sais très bien que tu as échappé à l’Inversé. Mais je vais te dire une bonne chose…
Une poutre en corne suspendue à un câble passa brusquement devant eux, Fereas l’évita de justesse.
« ... Attention, vidés cons ! cracha-t-il vers les hauteurs. J’disais : J’me méfie de toi ! Comme de tout ce qui est bizarre (Des voix venues du plafond répondirent « désolés, chef ! ») – Vos gueules, j’suis pas vot’chef ! cria-t-il, avant de reprendre – et un mec qui réchappe à un dieu incarné, c’est bizarre. Trop à mon goût ! Alors crois bien que j’vais bien te tenir à l’œil. Comme cette poutre ! »
Aris, habitué aux longues tirades de son père, acquiesça en pensant : cours toujours, vieux, tout en se contentant de le suivre, silencieux.
Le camp, en plus d’être un fatras compliqué de gens et d’objets, avait quelque-chose d’agité, vivant mais dangereux. L’activité y était telle, qu’il fallait faire montre d’une grande attention pour éviter de se prendre l’un ou l’autre cordage, tendu au petit bonheur, ou se cogner aux poutrelles que des grues déplaçaient sans se soucier de heurter qui que ce soit ; sans compter l’afflux constant de gens pressés, qui allaient en tous sens, quitte à se cogner avant de rebondir. Malgré le caractère brouillon de l’ensemble, il ne semblait y avoir aucun accident, car tous se débrouillaient avec ces constants inconvénients, comme s’ils faisaient partie intégrante de leurs existences et qu’ils ne les remarquaient plus vraiment.
« Ouais, ça c’est l’camp, gamin. C’est moche et en même temps c’est beau, clama Fereas avec nonchalance. Bravo ! C’est ta vie maintenant ! On t’a parlé de l’Envers : le monde des dieux ? Et bien, ici, c’est l’Envers des criminels ! On y vit en harmonie et on y crève par dysharmonie ! Un instant d’inattention – ici, ou là-bas, suspendu – et c’est bonjour not’vieux pote le Ciel. Ouais, petit gars – c’est vrai que t’es jeune toi… ça plaira à certains – enfin… Tu vois, le Ciel est devenu notre ami, à force ; faut bien ça. »
Aris se lassait de l’entendre déblatérer ses avis, même s’il l’écoutait avec attention. Il pouvait bien croire, vu le contexte, qu’il fallait être attentif et prudent. Mais c’était encore le genre de personnage qui voulait prendre l’ascendant en faisant peur, ce qui avait le don de l’énerver prodigieusement.
— Il faut bien ça… reprit-il, en miroir.
— T’essaie pas d’m’embobiner en répétant c’que j’dis ! coupa-t-il. Maintenant viens ! J’vais te montrer ta tente et ta couche !
Ils arrivèrent sur la susplace nommée sobrement : plateforme Nord. Un comble pour Aris qui n’avait connu toute au long de sa vie que le quartier Nord de la Cité. Néanmoins, l’endroit n’avait rien à voir avec la maison de ses parents. La tente indiquée par le vétéran n’avait de tente que le nom, en réalité il n’y avait là qu’une toile, tendue entre des câbles de surtènement et des piquets, qui ondulait, prise au Vent. Des arbitraires poteaux, partaient quelques hamacs troués qui s’accrochaient à ce qu’ils pouvaient.
« Et j’ai veillé à ce que tes camarades de couche soient… costauds et surtout vigilants ! Me rapporterons tout ce que tu fais. T’as pas intérêt à moufter, parler à l’invisible ou invoquer des trucs. On t’a à l’œil ! »
— Merci bien, fit Aris, froidement.
— Me remercie pas, faux-cul ! trancha Fereas. Et v’là ta malle. T’y mettra tes saloperies. Et la clé pour l’ouvrir ! ajouta-t-il en lui tendant un bâtonnet en corne, attaché à une corde. J’te conseille de bien la garder sur toi !
Derrière son soupir, Aris sentit les larmes monter. Mais il se garda bien de leur donner une quelconque tribune. Il sentait qu’il lui faudrait devenir dur et sans émotions pour survivre ici.
« Traine pas, on n’a pas fini ! Maintenant, tu vas rencontrer le grand chef : le Capitaine. Le seul Aers – non-déchu, bien sûr – qui a accepté de traîner son cul doré jusqu’ici. Allez, bouge ! »
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