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Détendue, je n’ai pas envie de revenir à la réalité et profite encore un peu de mon état méditatif. Cependant, des voix chuchotent dans la cuisine. Le type doit certainement faire son rapport à son chef sur ma posture plus que surprenante pour les non-initiés. La porte vient de s’ouvrir à nouveau. Et merde ! Inutile d’ouvrir les yeux pour deviner de qui il s’agit. Le léger courant d’air suffit à me faire parvenir l’odeur délicate et musquée que je reconnais immédiatement. Le claquement de ses rangers sur le lino m’informe qu’il s’approche de moi. Malgré mes paupières closes, je ressens son regard sur mon visage.
— C’est encore vous ! lâché-je, blasée. Ça ne vous a pas suffi de m’entraîner dans vos galères ? Il faut aussi que vous me colliez à longueur de temps !
— Comment sais-tu que c’est moi ? s’étonne-t-il alors que j’entrouvre légèrement mes paupières alourdies.
— Je vous reconnais à votre odeur.
Son visage se ferme, ses poings se serrent… Une grimace prend place sur ses traits sauvages quand il s’exclame, mécontent, en se voulant menaçant :
— Je ne sais pas trop comment je dois le prendre !
J’ai bien conscience de jouer avec le feu, mais je ne peux m’empêcher de lui rétorquer, sûre de moi :
— Prenez-le comme vous le voulez…
— Tu insinues que je pus ? s’écrie-t-il, déjà hors de lui.
Je ne bronche pas, bercée par ma respiration réparatrice. En tout cas, mon silence semble le contrarier davantage. Toujours debout, il abaisse son buste pour que se mettre à ma hauteur.
— Oh ! Ça t’arrive de répondre ? hurle-t-il, excédé.
Calme, bien que le cœur battant, je rive mon regard au sien.
— Je n’ai jamais rien dit de tel… C’est juste que je reconnais votre parfum, lui avoué-je presque dans un chuchotement, à seule fin de le déstabiliser.
Il semble avoir saisi le compliment dissimulé. Aussi, un timide sourire, avorté avant même qu’il ne se voie, tend à s’afficher sur son visage tiré. Tu parles, ce type doit bien avoir conscience de son pouvoir de séduction. D’ailleurs, son choix de fragrance est pour moi tout à fait révélateur.
— Qu’est-ce que tu faisais assise comme ça ? me demande-t-il d’un signe de tête, radouci.
— Je méditais pour supporter mon sort, lancé-je, défiante avant d’ajouter, arrogante, mais comme y a pas moyen, je vais arrêter.
Je devine de la frustration poindre sur son faciès. Il est vrai qu’il semble fournir un véritable effort pour m’être agréable et moi, je me risque à le tacler sans aucun tact.
— Tu ferais mieux de manger pendant que c’est encore chaud, me conseille-t-il en quittant la pièce.
Le souffle court, je me m’abandonne à un profond soupir. Je suis folle à le provoquer de la sorte ! Seulement, je suis furieuse contre lui ! Si je n’avais pas croisé sa route, je serrerais ma fille contre moi à l’heure qu’il est, sans même me rendre compte de ma chance !
À peine est-il sorti, que je baisse les yeux pour étudier avec dégoût la tambouille qui m’a été servie. Honnêtement, ça a l’air carrément dégueulasse ! Sans m’avancer, je pense que l’unique plat est constitué de pâte. Enfin, tout du moins ce qui en reste après une demi-heure de cuisson. Au milieu de cette purée immonde trône un pauvre steak haché, qui a probablement dû bouillir dans le même jus. Un bout de pain, assez dur pour limer les barreaux de la fenêtre, ainsi qu’un verre d’eau sont disposés sur le plateau grade.
Soyons clair, déjà que mon appétit était en berne à cause de ma fin de journée mouvementée, j’avoue que la vue de ce désastre gastronomique me le coupe complètement ! À cela s’ajoute l’odeur infecte qui va avec. Il ne m’en faut pas plus pour réactiver l’envie de vomir qui menaçait tout à l’heure. Sentant la bile remonter, je cours en direction des toilettes. J’ai à peine le temps de m’accroupir au-dessus des w.c. que tout repart. Enfin, quand je dis, tout repart, il faut prendre en compte que je n’ai rien avalé depuis ce midi, et que ce maigre repas est oublié depuis longtemps ! Alors, à part mes propres sécrétions, il n’y a pas grand-chose à ressortir ! En tout cas, j’ai eu raison de me dépêcher ! Je déteste régurgiter… J’ai toujours un mal fou à reprendre mon souffle. Je suis si occupée à tenter de calmer les spasmes de mon estomac que je sursaute en sentant une main sur mon épaule.
— Un problème ? s’inquiète mon kidnappeur, visiblement embarrassé.
— Non, non, soufflé-je en m’essuyant la bouche d’un revers de bras. Tout va bien maintenant.
— Tiens.
Sans un mot, je saisis la serviette éponge qu’il me tend, avant de m’asseoir à même le sol. La tête contre le mur, aussi bien entretenu que le reste de la baraque, je m’essuie les lèvres avec. Cela fait un bien fou de ne plus sentir les jets acides s’échapper de ma gorge. L’air, même confiné, me fait du bien. Après plusieurs longues inspirations, je relève les yeux et découvre Gueule d’amour qui continue de me fixer avec insistance. Ses prunelles, braquées sur les miennes, me mettent mal à l’aise. Un frisson me parcourt quand je prends réellement conscience de notre proximité.
— Tu es malade ?
— Ce doit être le voyage. C’est bon, vous pouvez me laisser maintenant.
Pensant qu’il va retourner d’où il vient, j’enfouis mon visage dans la serviette sans le regarder. Allez… Qu’il dégage ! Je n’ai besoin de personne et surtout pas de lui ! Mais, mais… Qu’est-ce qu’il fait ? V’là qu’il s’assoit face à moi, maintenant. Surprise par son comportement, je l’observe. Il paraît réfléchir.
— Je suis intrigué, commence-t-il, confus, c’est… Vois-tu, c’est la première fois qu’un otage se comporter comme toi.
— Et… ? me surprends-je à lui demander alors qu’en réalité je me fiche royalement de ses révélations.
— Je sais pas… D’habitude, on me supplie, on pleure, on crie. Mais toi, tu ne me demandes rien. Et surtout, tu… Médites ! finit-il presque souriant.
— Et c’est ça qui vous pose problème ? m’étonné-je, défiante, alors que je jette la serviette sur le sol.
— Oui et non, souffle-t-il sur un ton désinvolte, je dirais même que cela m’arrange.
— Alors, tout va bien.
Quelque chose cloche. La situation dérape et m’apparaît de plus en plus décalée avec la réalité. Son expression change, se charge d’un truc ressemblant à de la douceur. Il se lève. Mon regard ne peut se détourner de ce corps massif qui s’approche de moi. Malgré son masque, je n’ai aucun mal pour deviner ses sourcils froncés. Tous mes voyants sont au rouge. Danger clignote dans mon esprit. Mais que va-t-il me faire ? Déjà, il s’accroupit bien trop près de moi quand une de ses mains se pose sur mon menton pour le relever. Sa peau sur la mienne me fait l’effet d’une brûlure insoutenable. Oh ! Il déconne, le chef ! À quoi pense-t-il, au juste ? Je devine avec horreur ses projets… Affolée, mon cœur bat à tout rompre, au risque de me faire mal. Tente-t-il de me séduire ou veut-il me contraindre ?
Dans le premier cas, ce n’est pas parce qu’il a une belle gueule et une odeur grisante que je vais oublier ce qu’il est. Mais quand mes yeux se focalisent sur les siens, je me crispe. Il n’est plus question d’otage ou de braquage. Ce que je distingue est tout autre. Son regard se voile d’une maladresse enfantine. À l’observer, je dirais qu’il paraît encore plus surpris par son propre comportement que je ne le suis du sien !
C’est quoi le plan ?
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