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Je l’entends approcher. Les yeux toujours perdus sur la tapisserie défraîchie, j’ignore comment je vais réussir à lui faire entendre raison.

— Bonjour. Alors, comment va ma petite boxeuse ? annonce-t-il en posant le repas sur le vieux couvre-lit.

Oh, non… Je vais craquer… Et ce sourire !

— Ça va, ça va, réponds-je le plus détaché possible.

Mais quand sa main effleure délicatement sur ma joue, un sursaut l’accueille et il la retire aussitôt.

— Dis-moi, poursuit-il, embarrassé par ma réaction. Pourquoi nous as-tu laissés t’embarquer l’autre jour ? Vu ton potentiel de défense, tu aurais pu te rebiffer.

Ah ! Celle-là, je l’attendais…

— Parce que vous aviez des révolvers, rétorqué-je, en grignotant un bout de pain, c’est la première leçon que l’on nous apprend en self défense : ne rien faire si les agresseurs sont armés.

Je ne sais pas s’il le sent, mais je suis nerveuse. J’ai beau picorer pour feinter la nonchalance, je ne pense pas être très crédible dans le rôle de la femme dégagée.

— Ça faisait bien longtemps que je n’avais pas vu une nana se battre comme ça. Je m’incline, ma belle ! J’espère que tu vas aimer ce que je t’ai concocté.

Ouh, là, là… Ma belle ! Oh que oui, je voudrais être ta belle… Il a l’air si fier de m’avoir cuisiné un plat… Pourtant, je vais devoir lui briser le cœur, pour son bien en plus !

— C’est vous qui me l’avez préparé ? le prends-je de haut, consciente de l’affront, alors que je le jonche de mon regard le plus glacial.

Désolée, Sunny… Je n’ai pas le choix… Un jour, je suis sûre que tu me remercieras.

— Meg… Pourquoi ce vouvoiement ? s’étonne-t-il avec une pointe d’agacement.

— Parce que.

— Parce que quoi ? s’énerve-t-il.

— Parce que je ne préfère pas. Sans blague, Sunny, nous devons rester à notre place. Vous savez ? Vous le méchant et moi la victime… C’est complètement dingue ce genre de délire. À mon âge en plus, c’en est presque ridicule !

Il me fixe étrangement avant de reprendre, presque enjoué.

— Tu nous as entendus, hier, avec Dave. C’est ça ?

— Oui, avoué-je en baissant la tête, et votre ami a raison. Vous devriez l’écouter. Ça vous éviterait bien des déboires.

— Je ne suis pas d’accord ! gronde-t-il fermement.

Son regard se perd sur un point au loin derrière moi. Son esprit semble carburer à plein régime. Je n’apprécie pas la sensation qui m’assaille. Il souffle, passe ses doigts dans ses cheveux.

— Meg, murmure-t-il en s’approchant de moi, c’est vrai que je t’aime bien. Crois-tu franchement que ce soit mal ?

Mon cœur s’emballe. S’il continue à me dévisager comme ça, je vais finir par flancher. Cette fois, ma boussole interne vient de déclarer forfait et je ne sais plus du tout comment réagir.

— Bien sûr que non, réponds-je avec beaucoup de difficultés pour résister au désir de sceller nos lèvres en un premier baiser.

Putain, Meg ! Ne l’encourage pas !

— Enfin, reprends-je en levant des yeux craintifs dans sa direction, s’il s’agit juste de bien aimer et qu’il n’y a rien d’autre…

Ses sourcils froncés ainsi que ses prunelles soudain remplies d’une rage folle me font reculer. Pourquoi ai-je écouté son pote ? Je n’aurais pas dû…

— Rien d’autre ? Ne te fiche pas de moi, Meg ! tonne-t-il en rapprochant son visage à quelques centimètres du mien.

La sensation de l’avoir blessé me fait mal. Pourtant, je reste sur ma position.

— Eh ! hurle-t-il si fort que mes jambes tremblent après que j’ai sursauté. Qui comptes-tu convaincre au juste ? Ose me regarder dans les yeux et me dire que j’ai rêvé. Qu’il ne se passe rien entre nous deux !

Bordel… Mais qu’est-ce que je fous là ? Moi, la nana timide que personne ne remarque jamais. Celle qui n’était pas destinée à tenir le premier rôle. Je ne sais comment calmer le jeu. Merci, Dave ! D’ailleurs, il est où celui-là ?

— Sun… susurré-je d’une voix à peine audible. Je… Je suis désolée si mon comportement vous a laissé penser que je partageais un tel sentiment avec vous. Ce doit être ce contexte. Je n’étais plus moi-même et…

— Le contexte, répète-t-il, mauvais, mais bien sûr…

Son expression change, offre une teinte animale à son visage pourtant si doux en d’autres circonstances. Dire que c’est moi qui le mets dans un état pareil ! À trop jouer avec le feu, je vais déclencher sa fureur. Je le sens incontrôlable et la peur ressentie quelques jours plus tôt dans la banque me percute à l’instant où son poing se serre. Va-t-il me frapper ? Une part de moi se refuse à le croire. Ai-je tort ? Non, je ne le pense pas. Pas lui, pas avec moi… Et puis il l’a dit, il a horreur que l’on fasse du mal aux femmes.

Son autre main, désespérément agrippée à mon bras, le serre un peu trop fort, tandis que son regard me supplie de ne pas le rejeter. Je souffre de devoir lui mentir de cette façon alors que j’ai autant besoin que lui de tendresse. De sa tendresse. Sentir ses doigts courir sur ma peau, sa bouche m’inonder de baisers que je suppose brûlants. Pour la première fois de ma vie, je désire quelqu’un au point de me perdre et pas de bol pour moi, je n’ai pas le droit de succomber à cette tentation. Pas avec lui…

Quand il prend conscience de me faire mal, il me relâche, le regard fou. Une voix rauque, vidée par la déception, laisse échapper un simple « OK ». Tranchant. Décisif. Destructeur. Dans un froid polaire, ses yeux se détachent trop rapidement des miens. Et avant de me donner le temps de réagir, il ressort en claquant la porte dans un fracas lourd de sens.

La perte de contact me fait l’effet d’une bombe. Sunny… L’envie de le rappeler m’effleure. Pourtant, je sais que je n’ai pas le droit de le retenir. Une chaude larme d’impuissance s’écoule le long de ma joue. Je me sens désespérée… J’ai tant besoin de sa force, de son soutien, de sa tendresse, de lui. Pour une fois que je ne tombe pas sur un connard fini, pourquoi faut-il que la raison m’ordonne de lui tourner le dos ?

Au loin, j’entends Dave l’interpeler, lui demander ce qu’il se passe et où il va. Pour toute réponse, le moteur de la moto rugit. Dave a beau crier, la Trial part en trombe sur le chemin de terre. Puis, plus rien. Plus un bruit. À s’interroger sur la présence des autres gars de leur bande.

La porte qui s’ouvre à nouveau me sort de mes pensées. Un Dave grave et perplexe apparaît dans l’embrasure. Il me découvre assise sur le sol, la tête reposant à l’arrière contre le cadre de lit. Son regard est rude. Il commence à me saouler le super pote !

— Qu’est-ce que tu lui as encore raconté pour qu’il se soit barré dans un tel état ? m’assène-t-il sèchement.

Je rêve ! Il se fout de ma gueule lui, ou quoi ?

— Ce que vous m’avez demandé de lui dire, réponds-je sans même me redresser, la gorge nouée.

— Et c’est tout ? s’étonne-t-il.

— Oui. Putain… soufflé-je en me parlant à moi-même. J’ai eu si peur !

À cran, je relève la tête et plante mon regard dans le sien. Mes mains passent dans mes cheveux pour les ramener à l’arrière. Le voir dans cette colère m’a ébranlé.

— Je t’avais prévenu que Sunny n’était pas « gentil », se glorifie Dave en me fixant comme si j’étais une idiote.

— Il ne me ferait jamais de mal. Je le sais. C’est ce que vous m’avez forcé de lui répéter… Il m’a ouvert son cœur, il s’est confié sur ses sentiments. Et je l’ai blessé !

— Et merde ! C’est encore pire que ce que j’avais imaginé… déclare-t-il, songeur.

Surprise par son changement d’attitude, je réussis à braver la crainte qu’il m’inspire.

— De quoi parlez-vous ?

— Faut que je le retrouve, décide-t-il sans tenir compte de ma question, il est inconscient de sortir en plein jour. Avec une bécane volée en plus !

Il commence à s’éloigner. Oh ! S’il part lui aussi cela signifie que je vais être isolée avec les excités du calbute !

— Et moi ? m’écrié-je, affolée.

— Toi ? répète-t-il, presque surpris de ma présence.

— Ne me laissez pas toute seule !

Mes yeux sont suppliants, mais il demeure impassible.

— T’inquiète pas. Un gars va te surveiller. Et puis, j’espère ne pas en avoir pour longtemps. Enfin, en admettant que je le retrouve ! lâche-t-il d’un souffle avant de sortir précipitamment.

Mon souffle devient difficile. Rien que de me savoir avec ces hommes sans personne pour les tempérer me tétanise. Mais à bien y réfléchir, ce n’est pas cela qui m’effraie le plus. Non, ce qui met à mal les battements de mon cœur, c’est une crainte indescriptible. Une angoisse irrationnelle qu’il arrive malheur à celui qui, contre ma volonté, fait désormais partie de mon univers.

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