Prologue - Le Voyageur
La porte coulissante s’arrêta à mi-chemin, bloquant toujours l’entrée de l’appartement 403. Après plusieurs tentatives, les moteurs abdiquèrent. Les débris l’avaient faite dérailler, elle refusait de bouger. L’astronaute appuya à répétition le bouton d’appel. Il clignotait d’une faible lueur verte et émettait un petit rire joyeux à chaque pression, imperceptible en l’absence d’atmosphère.
Le Voyageur s’impatienta et martela la pauvre commande avec son index ganté. Il expulsa un soupir si fort que son casque s’embua pendant quelques secondes. L’homme débita une série d’obscénités le temps que la ventilation dégage sa vue. Il tapait du pied, réfléchissant à un moyen de bouger cette maudite porte. La fine poussière grise, densément accumulée, se collait à ses bottes. L’astronaute finit par lui mettre un violent coup de sabot. La réaction le projeta d’un bond en arrière, il se rattrapa maladroitement, adossé au mur. La gravité moindre, toujours cette foutue gravité moindre.
Cela n’avait rien changé à l’état de l’entrée, mais ça l’avait au moins défoulé.
Il regarda à gauche, puis à droite. Le couloir baignait dans l’obscurité, sporadiquement éclairé par les flashs de panneaux défaillants. Les seules autres sources lumineuses provenaient des commandes des portes, luisant à la manière de lampyres paresseux, et des spots du casque de sa combinaison. À son grand étonnement, les installations étaient encore alimentées malgré plusieurs millénaires d’abandon. Du faux plafond en ruine tombaient des câbles et des tuyaux de canalisation, comme une bête éventrée. La moquette, jadis bleu marine avec des carrés verts au milieu, avait viré à l’anthracite uniforme. En plus de la poussière, elle était couverte de débris, ainsi que d’objets du quotidien abandonnés, tels que des portables, des habits perdus, et un landau dans lequel l’astronaute refusa de regarder. Même les connards insensibles dans son genre avaient leurs limites. Le cadavre congelé d’un homme derrière, son expression de terreur figée pour l’éternité, donnait toutes les réponses.
— Aux grands maux…
Le voyageur tendit son bras gauche. Une nuée de carrés luminescents apparut comme un essaim d’abeilles enragées autour. Une seconde plus tard, il tenait la crosse d’une arme de taille moyenne au canon large et arrondi, précédé de trois cylindres. Ceux-ci changèrent de couleur et passèrent d’un vert bouteille à un vermillon vif. La lueur se reflétait sur son casque. S’il y avait eu une atmosphère, il aurait entendu le sifflement typique des condensateurs de particules concentrées se charger.
L’homme appuya sur la gâchette et l’embout cracha un rayon continu blanc entouré d’éclairs turquoise. La porte n’était plus qu’une coulée de métal en fusion, solidifiée par le froid spatial. Il souffla sur le canon à travers son casque. Inutile, mais classe.
— Désolé pour la caution.
L’astronaute jeta nonchalamment l’arme. Elle s’évapora de la même façon qu’elle était apparue avant de toucher le sol. Il enjamba les résidus et entra d’un pas lourd dans l’appartement 403. Malgré la gravité moindre, les semelles magnétiques parvenaient à adhérer au sol. Il balaya la pièce du regard, aidé par les lumières de son heaume qui reflétaient un mur de poussière retombant doucement. C’était le logement typique d’un homme vivant seul et peu familier avec le rangement. La ville était certes en ruines depuis la première attaque et la destruction du dôme, mais cela ne justifiait pas tout.
Un canapé quatre places trônait au milieu de ce salon d’environ cinquante mètres carrés. Au fond, une baie vitrée s’étendait tout du long et offrait une splendide vue sur Apollo Undecim. Ce qui en subsistait, tout du moins. À la gauche du visiteur, un grand écran brisé accroché au-dessus d’un meuble rempli de bibelots. Des figurines, un cadre photo, des posters, et une console de jeux. Tout ceci faisait face au divan, avec une table basse entre les deux. Elle était couverte des restes d’un plat asiatique entamé, trois bouteilles vides, et cinq tasses de café. Les cadavres de paquets de chips ponctuaient ce désordre.
— Toujours à grignoter, celui-là.
À droite de l’astronaute se trouvait un coin cuisine équipé des appareils habituels : évier, réfrigérateur, synthétiseur alimentaire domestique et un plus inhabituel avec une machine à espresso d’un fabricant italien réputé.
— Je suis sûr qu’il aimerait la récupérer, estima-t-il en observant cette dernière.
Une veste rouge gisait abandonnée sur le dossier du canapé. Le voyageur la saisit. Il sentit sa gorge se nouer pendant un instant, puis il la reposa. Il se dirigea à droite de la cuisine pour visiter la chambre. La pièce était plongée dans le noir, et l’éclairage ne fonctionnait plus. Le mur fissuré et les débris de béton sur le lit défait inquiétaient quant à la stabilité de la structure. En dehors des portes de placard inclinées et cassées, les seules autres possessions étaient un tas de linge sale à côté d’un panier déjà bien rempli. Rien de plus intéressant dans la salle de bains.
Le témoin du recycleur d’air au-dessus de l’encadrement clignotait d’un rouge mécontent. L’explorateur se demandait si c’était à cause des filtres usagés ou des deux chaussettes accrochées à la grille. Il posa sa main dessus et sentit quelques pénibles vibrations. La machine tentait en vain de retraiter l’absence d’atmosphère. Quelle abnégation !
Le voyageur retourna dans le salon et inspecta l’étagère sous la télévision. Une maquette du module lunaire américain Eagle avait les pieds brisés. En dessous, une plaquette précisait que c’était l’édition anniversaire des quatre cents ans. Le texte s’accompagnait d’un message manuscrit :
« Parce que tu as toujours la tête dans la Lune, mon chéri.
— Emma »
À droite de la figurine se trouvait un cadre que le visiteur attrapa avec les doigts boudinés de sa combinaison. L’écran brisé masquait le visage des personnes qui y figuraient. Il ne voyait que les cheveux d’un homme à gauche, tantôt blonds, tantôt bruns, et à droite une femme frisée châtain, la tête surplombée d’un petit chapeau.
— Ce doit être la seule photo que tu aies jamais gardée. Ou que tu n’as pas eu le temps de jeter.
Il soupira et marcha vers la baie vitrée, le cadre toujours dans la main droite.
Les fenêtres portaient sur une grande ville étendue sur un sol gris, les parois d’un cratère se dessinant au loin, traçant une frontière nette avec le ciel noir étoilé. Le régolithe aurait pu présenter une teinte uniforme si les rayons du soleil n’y tiraient pas des ombres tranchées au couteau. Tout ceci conférait une ambiance lugubre à cette cité autrefois animée. Un cimetière silencieux, depuis.
Les immeubles en ruine témoignaient du chaos que la ville avait subit. Un immense morceau de verre, épais comme les murs des habitations et aussi haut que celles-ci, gisait planté tel un harpon. Il avait défoncé la roulotte d’un pauvre cuisinier ambulant. Le voyageur le connaissait, ses gyôza étaient à tomber. Il leva le menton, la demie-Terre offrait une vue rassurante dans ce tapis d’étoiles lointaines. La grande tornade du Pacifique rappelait l’œil de la tempête de Jupiter. Les débris des stations orbitales supérieures ainsi que de la ceinture restaient invisibles à une telle distance.
Ses yeux retournèrent vers le sol. De nombreux cadavres gelés gisaient, cherchant à joindre les bunkers d’urgence. En vain. Ils s’accompagnaient de voitures et motos garées, abandonnées plutôt, en panique. Cette panique avait causé la mort de la plupart de ces personnes avant même que le dôme cède. Les parcs étaient les seules étendues vertes dans ce tableau digne d’une vieille photo en noir et blanc. Le froid glacial de l’espace avait figé les arbres pour toujours, comme une peinture. Elle aurait pu faire croire que ces majestueux conifères avaient poussé sur le satellite naturel de la Terre et s’y développaient encore.
Après sa destruction, Apollo Undecim était la Pompéi lunaire. Elle avait subi un cataclysme tel que toute sa population avait été décimée, pétrifiée à jamais en une scène d’apocalypse inachevée. Une fois le dôme explosé, la décompression s’était immédiatement occupée d’anéantir les lieux. Ce qui en était à l’origine n’avait pas eu besoin de se fatiguer plus. Quelques enseignes, dont les lumières clignotaient encore, venaient briser cette tranquillité sélène. À l’époque où cette catastrophe était contemporaine, avec sept autres le même jour, l’humanité avait préféré conserver ces ruines. Elles représentaient la première frappe, la première humiliation, et une cicatrice profondément ancrée dans la mémoire collective. Souvenir oublié depuis.
Le voyageur regarda une nouvelle fois la photo et toucha du bout du gant l’image de l’homme. La baie vitrée s’obscurcit, obstruée par une navette arrivée devant. D’un coup de pied, il brisa le reste de la verrière et sauta sur la passerelle. Une fois le cycle du sas terminé, il entra et déposa le cadre sur le tableau de bord. Il ressortit et revint en portant sous le bras la machine à espresso. Il l’abandonna dans l’allée centrale.
Le Voyageur retira son casque et souffla de soulagement. La transpiration avait aplati ses cheveux rouge et bleu. Il frotta sa courte barbe noire aux reflets indigo et se gratta le nez. Une poussière le chatouillait depuis la moitié de son exploration du complexe résidentiel. Des siècles d’exploration spatiale, et personne n’avait pensé à un moyen pour soulager une démangeaison !
L’homme s’affala au poste de pilotage et bascula le siège en arrière pour reposer ses pieds sur le cockpit. Un chien au pelage noir et blanc, oreilles dressées, leur pointe cassée tombante, était assis sur l’autre fauteuil et le contemplait. Le voyageur lui caressa la tête, il remua la queue.
— On rentre à la maison, ordonna-t-il en tapant sa botte sur la console et répandant de la poussière lunaire dessus.
Une marionnette blanche sortit du tableau de bord, un visage jovial dessiné sur l’écran d’une bouille ronde. Elle agita ses bras tel un Manchot empereur, s’inclina, et annonça d’un ton bien trop enjoué :
— Hai, hai, shîto beruto o oshimemase kudasai ! [1]
L’homme ignora la consigne en souriant, les vaisseaux japonais restaient ses préférés. Leur esthétique déchirait et le petit assistant débile, mignon. La console holographique apparut au même instant, activée par cette méthode bourrue. Après quelques instants à mouliner dans le vide, elle afficha :
« Connexion à Solnet impossible ».
— Trois millénaires qu’il est en carafe avec tous les autres réseaux, fais-toi une raison, bougonna le pilote.
La navette se mouva en douceur et traça un vecteur à destination de la Terre. Il était parti pour onze heures de trajet soigneusement planifié par l’ordinateur de bord. Le ronronnement du recycleur d’air, les inclinaisons et détonations des propulseurs de manœuvre, ainsi que le bourdonnement du réacteur s’harmonisaient en une curieuse mélodie industrielle.
Le voyageur reprit le cadre photo en main et le regarda à nouveau. Le reflet de son expression inquiète dans la vitre du cockpit le surprit. Il soupira.
— Bordel… t’es passé où, p’tit frère ?
L’écran holographique présentait un vaste ensemble de vide. En l’absence de connexion à Solnet, l’ancien réseau informatique du système solaire, ses données étaient limitées à son cache local. Les positions de stations spatiales, évacuées, abandonnées, voire détruites depuis, s’affichaient en surbrillance. Le signal de transpondeurs fantômes supposait que l’humanité s’étendait toujours dans l’espace. Ce sentiment aurait pu persister sans la mention « Attention, données hors-ligne. Dernière mise à jour le 9 décembre 2479, 11 h 35 min 12 s (TFC+9). Le voyageur s’apprêta à éteindre cet écran inutile, au moment où celui-ci retourna :
« Réseau local détecté. »
— Quoi ?
[1] Hai, hai, shîto beruto o oshimemase kudasai ! : « À vos ordres ! Veuillez attacher votre ceinture de sécurité, s’il vous plaît. »
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