1 - Daniel (1/3)

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Le soleil se levait derrière la Terre, vue depuis la surface de la station supérieure Amelunis. Ou peut-être était-ce le dessous de celle-ci. La planète bleue sous ses bottes et l’astre du jour après. Se tenait-il plutôt la tête en bas et les pieds en l’air ?

Daniel avait beau travailler depuis longtemps en orbite, son cerveau de primate évolué désespérait de se raccrocher à un sol et un plafond. Le passage d’un transporteur lourd de classe Eregia perturba encore plus cette réflexion inconsciente. L’immense appareil passa au-dessus de lui, ou en dessous, et il put observer son ventre boursouflé gris. Daniel lui adressa de grands signes, comme pour le saluer. C’était inutile, et idiot, mais cela l’amusait. Il ressentait une petite fierté, la même que le sentiment de travail bien fait, en regardant les trois extraordinaires propulseurs thermonucléaires endormis. Les vaisseaux ne pouvaient démarrer ces moteurs aussi proches d’une station sous peine de la réduire en particules irradiées.

C’était une autre réaction nucléaire qui vint déclencher l’assombrissement de sa visière. Daniel baignait désormais dans les rayons du soleil et avait l’étrange sensation qu’ils le réchauffaient. La lumière traçait des ombres à l’allure dramatique sur la section A-38 d’Amelunis. L’astronaute finit par baisser la tête et soupira. La cruelle réalité se rappela à lui lorsque son regard tomba sur les gants de sa combinaison tenant le manche d’une balayeuse.

Dans l’espace, il n’y avait pas que des héroïques capitaines de vaisseau sillonnant le système solaire pour approvisionner les colonies et se battre contre des pirates. Les stations spatiales ne grouillaient pas que de diplomates, politiciens, et commerciaux venus marchander les ressources du système. Daniel faisait partie du petit personnel, l’invisible, et s’occupait présentement de décrasser la surface de la station. Même les robots échappaient à ce genre de travail ingrat. Il réactiva la machine qui se mit à gratter les plaques de la structure externe pour décrocher les impacts de micrométéorites et colmater les fissures. Amelunis et ses trois homologues autour de la Terre ne pouvaient pas jouir d’un champ de force comme les autres. Le trafic s’avérait si intense qu’elle devrait passer son temps à le baisser et le relever, ce qui aurait ralenti l’incessant va-et-vient de vaisseaux. Celui-ci était déployé uniquement en cas d’urgence.

La machine vibrait et tressautait entre ses mains, avalant les débris spatiaux avec la voracité d’un chien sur sa gamelle. Ces mâchoires mécaniques réduisaient tout en poussière avec la même efficacité. Daniel crut voir un petit panneau arborant un drapeau, probablement un fragment d’ancien satellite qui s’était planté comme un couteau lancé à six ou sept kilomètres par seconde. Peu importait le travail des équipes de récupérateurs en orbite, ces résidus continuaient toujours de circuler et provoquer plus ou moins de dégâts. Certains devaient encore dater des débuts de la conquête spatiale. Celui-ci finit en miettes dans une poubelle avec le reste.

Un message accompagné d’un avertissement sonore apparut dans l’affichage tête haute du casque. Daniel arrêta la machine, démonta le sac, et le balança dans le premier conduit disponible pour terminer au recycleur. Il installa un nouveau et reprit son travail.

— Viens, Johnny, on continue.

Un chien le suivait, reniflant la surface d’Amelunis. Il regardait régulièrement autour de lui et dressait ses oreilles noires comme écoutant les bruits de l’espace. L’animal se promenait l’air de rien dans le vide spatial, sans combinaison.

— Tu disais, Daniel ? demanda la voix d’une femme dans son casque.

— Hein ? Non, je parlais à Johnny.

— Ah.

Il passa outre ce « Ah » condescendant. Toujours le même quand il évoquait Johnny.

Le balayeur expira un long soupir d’ennui. Ce soupir se transforma progressivement en chant de gorge, puis en sifflement. Il improvisa une mélodie douce qui se mua peu à peu en une valse aux airs classiques. Sa démarche accompagnait le rythme et devint un pas de danse. Deux pas à gauche, deux pas à droite, mitigation des semelles aimantées, un petit saut, retour au sol, puis recommencement. Très vite, sa balayeuse devint sa partenaire malgré elle. Il continuait de chanter et poursuivait sa chorégraphie impromptue. Johnny tournait autour de lui, ponctuant la musique de ses jappements excités.

Dans un nouveau mouvement, Daniel désactiva totalement les bottes et commença à s’éloigner de la paroi. Il virevoltait avec sa balayeuse, l’enlaçait, s’en séparait, et la ramenait vers lui. Il chantait de plus belle dans son casque comme si les étoiles étaient son auditoire. La machine lui glissa des mains. Elle déclencha automatiquement ses propulseurs de sécurité qui la posèrent à la surface. Daniel se sentit attiré par le câble relié à sa combinaison. Il revenait au bercail en sautillant dans le vide et dévalait les marches d’un escalier imaginaire. Saisissant le manche de la balayeuse en plein vol, il fit deux saltos avant que ses bottes n’adhèrent à la paroi. Johnny le rejoignit en courant. Le chien n’avait guère de considération pour l’apesanteur.

— Daniel ! Arrête tes conneries ! hurla une voix rageuse depuis les haut-parleurs du casque. Remets-toi au travail tout de suite !

— Comment peux-tu rester aussi insensible à ce spectacle et te contenter de ramasser des bouts de satellite ou de cailloux ?

— Parce que c’est à cause de toi qu’on nous refile toujours ce sale boulot ! Si tu cessais de rêvasser et te pointer en retard, on n’en serait pas mal.

Et gnagnagna et gnagnagni, marmonna Daniel dans sa barbe.

— J’ai entendu ! cracha la voix de sa coéquipière accompagnée d’un soupçon d’interférences.

Daniel se recourba comme s’il anticipait une gifle. Foutus micros impossibles à désactiver lors d’une sortie spatiale.

— Ce n’est pas parce que tu fais partie des employés… spéciaux, qu’on va te faire un traitement de faveur, ajouta sa partenaire sur un ton encore plus condescendant.

Employés spéciaux, une façon détournée pour rappeler à Daniel qu’il avait été placé ici en vertu des quotas de travailleurs handicapés. Il connaissait son dossier par cœur : retard de développement, confusion entre réalité et imaginaire, ainsi qu’inapte aux métiers intellectuels. Il s’était donc retrouvé affecté à l’équipe de ménage du secteur A-38 d’Amelunis, celui qui abritait le centre névralgique des opérations financières pilotées par la plateforme. Invisible parmi le personnel invisible de la station.

L’affichage tête haute confirma à Daniel qu’il avait terminé le parcours prévu. L’astronaute se rendit au sas le plus proche, toujours équipé de son ex-partenaire de danse. Il continuait de chantonner. Une fois le cycle terminé, il enleva son casque et rangea la balayeuse sur son socle de recharge. Il présenta le bracelet accroché à son bras gauche devant la console d’un ascenseur. Elle émit un petit rire joyeux en autorisant l’accès, puis les portes s’écartèrent. Daniel sentit son corps s’alourdir à mesure que la cabine dévalait son tube, retrouvant les zones de vie sous gravité. Il partit en direction des vestiaires du personnel d’entretien, son casque sous le coude, accompagné par Johnny, son ami canin.

Alors qu’il s’apprêtait à ouvrir son casier, la voix courroucée de son équipière retentit de nouveau.

— Daniel !

Les écouteurs médiocres de ces combinaisons bas de gamme ne déformaient plus son intonation, qui paraissait plus nasillarde. Elle sonnait moins désagréable dedans, en fait.

Il sursauta, courba l’échine, et regarda Machine avec un sourire niais. Après deux semaines, il n’avait toujours pas retenu son nom à la vague consonance germanique. Peut-être étaient-ce son air sévère et ses cheveux blonds tressés montés en chignon qui lui avaient donné cette idée. Greta, Olga, ou Frida, peu importait, Machine faisait l’affaire et l’appeler « patronne » suffisait pour que cette sous-cheffe se sente valorisée.

— Tu dois vraiment être plus sérieux.

— Mais patronne…

— Pas de « mais ». Je vais devoir signaler tes manquements à ton tuteur.

Le technicien de surface spatial eut une moue dépitée accompagnée d’un regard de chien battu. Il soupira.

— D’accord… je vais essayer, dit-il en manipulant le verrou du casier.

Sa main s’immobilisa devant pendant quelques secondes, puis il se tourna vers sa partenaire, se sentant rougir d’embarras.

— Je ne me souviens plus du code.

Elle leva les yeux au plafond avec une grimace dédaigneuse et marmonna d’inaudibles propos. Daniel comprit rapidement que ça lui était adressé, et que ce n’étaient pas des compliments. Cette cheftaine chez les sous-fifres n’avait manifestement pas digéré de devoir s’occuper d’un « demeuré » affecté à ses équipes, comme il l’avait entendu une fois, en catimini.

— C’est 1-2-3-4. Même ça, tu l’oublies tout le temps.

— Ah, oui, répondit-il en riant bêtement.

Daniel débloqua son casier et put ranger le casque. Il nota dedans la présence d’une fine plaquette noire qui n’y était pas la veille et prit soin de ne pas s’en étonner. Il retira la combinaison pour l’envoyer à la maintenance. Son équipière fit de même.

— Va prendre une douche, Daniel. Après, on ira déjeuner ensemble et on déroulera de la suite du planning.

— D’accord.

Daniel entra dans la salle de bains. Il commença par enlever le système de collecte de déchets personnels, la très pudique appellation pour une couche spatiale de haute technologie, et le balança dans le recycleur. Il fit de même avec la tunique, puis le maillot de corps bardé de capteurs médicaux, et s’insinua dans la première cabine disponible. Le cycle démarra par une brume chaude et humide qui le détendit. Une seconde brise accompagnée d’un effluve de citron chimique le savonnait. Il se frotta la peau pour éliminer les traces de transpiration ainsi que l’odeur âcre de la combinaison et lança la suite du programme. Un tourbillon digne d’une pluie tropicale le rinça en utilisant le moins d’eau possible. Daniel se massait le visage, pensif.

Je me demande si je n’en fais pas trop.

Moumf ! entendit-il à ses pieds.

Son chien se trouvait avec lui dans la cabine, le pelage bien sec.

— Oui, tu as raison, Johnny. Autant jouer le jeu jusqu’au bout. Mais j’avoue que je commence à saturer.

Son compagnon acquiesça d’un petit couinement. Un vent chaud s’occupa de sécher Daniel tout en aspirant l’eau à recycler. Il sortit et enfila les dessous disponibles sur l’étagère à côté. Il traversa la pièce en slip et sentit le regard de sa partenaire sur lui jusqu’à ce qu’il revête sa tunique de travail.

— Je t’attends dans le corridor, annonça Machine avant de quitter le vestiaire.

— OK, patronne.

Daniel baissa les yeux vers Johnny en souriant, puis lui murmura :

— On est d’accord, elle me matait ?

Moumpf !

Il récupéra la plaquette noire qu’il glissa dans sa poche, posa la casquette sur sa masse de cheveux hirsute, et sortit à son tour.

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