2 - Ingrid (1/2)

7 minutes de lecture

Le docteur Revans se releva en poussant un grognement et se massa le bas du dos.

— Écoutez, docteure Kirdjanen, je ne comprends absolument pas ce qui arrive à votre patient.

Ingrid regarda sa montre et nota l’heure. Déjà une minute passée depuis que Daniel était plongé dans un état de catalepsie.

— Ce qui me dépasse, reprit Revans avec un accent traînant, ce sont ses symptômes qui diffèrent constamment.

— Quels sont-ils ? demanda-t-elle.

Deux minutes.

— Il présente bien les caractéristiques d’une catalepsie, comme à chaque fois. Ses muscles sont bloqués, et il ne réagit à aucun stimulus externe. Par contre, il semble atteint d’une hypothermie légère. Je n’ai pas souvenir d’avoir observé cette caractéristique auparavant.

Revans tenait le bras de Daniel et avait relevé la manche de sa chemise pour étudier des marques. En le lâchant, le membre resta immobilisé à la même position. Ingrid nota les remarques de son confrère tout en continuant de suivre l’heure. Deux minutes trente, c’était pour bientôt.

— Ces traces… ce sont des gelures !

Revans se retourna vers la docteure Kirdjanen.

— Je vais appeler une infirmière pour qu’elle procède à une prise…

— Stop ! l’interrompit-elle. Il va se réveiller.

Le visage de son collègue témoigna d’une incompréhension.

— Comment vous… ?

Un grognement à côté de lui l’arrêta de nouveau. Daniel bougeait et revint à une position normale. Il arborait l’expression sereine de celui qui sortait du lit, balaya du regard le bureau d’Ingrid, puis se raidit tout en inspirant profondément. Trois minutes, nota la docteure.

— J’insiste, Ingrid, nous devons lui faire passer un examen. Laissez-moi appeler l’infirmière.

— Jakub, une crise à la fois s’il te plaît. Si tu parles de ça en sa présence, il va s’affoler et hurler. Tu sais bien que les seuls moments où vous l’avez pu, c’était pendant qu’il dormait.

— Tu es sûre ?

— Oui.

Pendant ce temps, Daniel s’agitait. Il regardait nerveusement dans tous les coins et palpait son corps. Paniqué, il leva sa chemise mal boutonnée, inspecta son torse et appuyait sur son abdomen, comme s’il cherchait quelque chose. Il observa avec minutie ses bras. Le docteur Revans constata que les traces de gelures avaient disparu. Il sortit son thermomètre et le pointa sur la tête de Daniel. Sa température était redevenue normale.

— Daniel ? appela Ingrid.

Le patient ne prêtait pas attention à elle, encore à s’autoausculter nerveusement.

— Est-il toujours ainsi au réveil ? demanda le docteur Revans.

— Oui, soupira-t-elle. J’ai eu l’idée de chronométrer ses crises. Elles durent systématiquement trois minutes. Et il met une minute à reprendre conscience de son environnement. J’ai noté ton observation sur l’hypothermie, autre chose ?

— Non.

Un râle interrompit leur conversation. Ils se tournèrent vers Daniel. Celui-ci était avachi sur le fauteuil, le nombril à l’air avec sa chemise étirée. Les premiers boutons du bas s’étaient arrachés. Son expression mixait soulagement et appréhension. Il tremblotait. Jakub se racla la gorge.

— Je n’ai rien d’autre à vous partager, docteure Kirdjanen.

Il s’adressa au patient.

— Daniel, vous nous avez encore fait peur, lui dit-il d’un ton amical. Vous devriez arrêter, vous savez.

— J’ai fait quoi ? demanda-t-il, inquiet.

— Rien de spécial. Merci docteur Revans, vous pouvez y aller.

Il quitta le bureau d’Ingrid en mimant l’acte de prise de sang. Elle lui fit les gros yeux avant qu’il ne ferme la porte.

Un chant d’oiseaux parvenait depuis la fenêtre entrouverte. Une agréable odeur de résine portée par le vent se répandait doucement. Cela se mariait en un délicat charme rustique avec les boiseries de la décoration. Ingrid nota que le tableau au-dessus de sa bibliothèque était légèrement incliné. Elle sentit une tension irritée dans le bas de son dos.

— Daniel, reprit-elle. Retournons là où nous nous étions arrêtés.

L’homme s’enfonça dans le fauteuil, les yeux écarquillés, puis se recroquevilla en position fœtale. Il frotta ses cheveux tantôt bruns, tantôt blonds, puis serra ses genoux avec ses bras. Ingrid observa qu’il éclata encore en sanglots.

— J’ai… pas envie.

— Pourquoi ? Pas plus tard qu’il y a cinq minutes, vous me parliez de cette ville visitée. Cette…

Elle parcourut ses notes rapidement.

— Cette « amé-lou-nisse ».

— Non !

— Vous me disiez que vous aimiez cet endroit, vous le trouviez formidable. Quand je vous ai demandé où cela se situait, vous vous êtes figé. Encore une fois.

— C’est moche et je ne veux plus y retourner ! S’il vous plaît !

Des hoquets perturbaient le silence du bureau. Daniel pleurait et gémissait comme un enfant en pleine crise. Il continuait de trembler.

— Avez-vous froid ? Voulez-vous que je ferme la fenêtre ?

— Non, ça va… répondit-il la voix étouffée entre ses genoux.

Ingrid se leva et alla redresser le tableau. Un élément déstabilisant à la fois. Elle profita de cette seconde de sérénité, interrompue par les reniflements de son patient.

— Quelque chose vous est-il arrivé, là-bas ? demanda Ingrid en rangeant trois crayons qui traînaient sur la bibliothèque.

— J’ai… pas envie d’en parler.

— Daniel, vous savez que vous pouvez tout me dire, n’est-ce pas ?

La réponse se résuma à des gémissements plaintifs. La docteure attrapa la boîte de mouchoirs et la posa sur la table basse, devant Daniel. Elle en profita pour lui servir un verre d’eau et en faire de même pour elle. Il restait recroquevillé la tête cachée par ses genoux. Elle avança doucement sa main vers son épaule, puis se ravisa. La frontière dans la relation entre le thérapeute et le patient devait être maintenue, car il pourrait mal interpréter des rapprochements amicaux. Cependant, au fond, elle aurait aimé le réconforter.

De retour dans son fauteuil, Ingrid consulta ses notes. Elle rehaussa ses larges lunettes rondes à monture fine sur son nez, prit une gorgée d’eau et s’éclaircit la voix.

— Daniel, quand vous parliez d’une « navette », entendiez-vous un genre de tramway ?

— Non…

— Un bus ?

— Non…

— Expliquez-moi, à quel autre moyen de transport faisiez-vous allusion dans ce cas ?

— Vous ne comprendriez pas.

— Pourquoi ? Vous me prenez pour une idiote ?

Daniel sursauta. Pour la première fois depuis la fin de sa crise de catalepsie, sa tête émergea d’entre ses genoux. Il était rouge comme une pivoine. Ingrid se demandait si c’était parce qu’il avait pleuré ou si sa dernière question l’avait embarrassé.

— Je suis… euh… je… Je suis désolé, docteure, bredouilla-t-il en tentant d’éviter le regard de sa thérapeute. Je ne voulais pas insinuer ça…

— Contente de voir que vous acceptez de rejoindre la conversation.

Le patient arbora un sourire niais encore plus gêné. La diversion d’Ingrid avait porté ses fruits. Il essuya son visage avec les manches de sa chemise. Les yeux de Daniel restaient braqués sur la fenêtre. Ses iris d’un bleu perçant semblaient luire.

— C’est… reprit-il. C’est comme un bus, mais en plus gros. Ça transporte plus de monde, et ça servait à rejoindre les secteurs de la station.

— Si je comprends bien, cette « amélounisse » est une gare routière. Où se trouve-t-elle ?

Daniel attrapa un mouchoir et se frotta le visage avec.

— Loin…

— De quoi avez-vous peur, Daniel ?

Ses yeux s’écarquillèrent de nouveau. Après trois mois, Ingrid avait appris à décoder ses comportements. Les séances avec Daniel se passaient bien, en général, même si la discussion virait souvent au monologue. Ingrid n’avait pas encore compris si c’était un blocage ou une timidité maladive. Daniel rougissait pour un rien et évitait constamment le regard d’autrui. Il ne parvenait pas à tenir une conversation sans chercher à la fuir.

— Que vous me preniez…

— Nous en avons déjà parlé, interrompit-elle sèchement. Je ne veux plus entendre ce mot sortir de votre bouche, Daniel. Vous n’êtes pas fou ; vous avez simplement besoin d’aide.

Il baissa la tête.

— Votre coopération est cruciale pour vous extirper de ce mauvais pas. Dois-je vous rappeler que vous êtes venu ici de votre propre chef ?

Daniel se raidit sur le fauteuil, transpercé en plein cœur par la dernière remarque d’Ingrid. La docteure avait constaté que des répliques franches et directes parvenaient à briser sa carapace. C’était un exercice de minutie à l’équilibre complexe. La première fois qu’elle avait usé de ce moyen, le patient s’était encore plus renfermé. Elle devait donc le secouer, mais en douceur. Ce travail s’avérait aussi délicat que de fendre la coquille d’un œuf avec un marteau et un burin sans le réduire en bouillie.

Un carillon retentit à travers tout le campus et son écho parvint dans le bureau d’Ingrid Kirdjanen. Cette agréable mélodie sonnait les heures, et avec elle la fin de la séance pour Daniel. La docteure quitta son fauteuil et posa son carnet de notes.

— Daniel, j’aimerais vraiment que vous vous ouvriez plus. Vous ne devez pas avoir peur de le faire.

Le patient se leva et tituba quelques secondes. Elle supposa que sa tête devait tourner après toutes ces émotions.

— Je… commença-t-il avant de s’arrêter.

— Oui ? Vous désirez ajouter quelque chose ?

Il tira sur sa chemise et montra son vêtement abîmé.

— Je crois que mes boutons se sont arrachés… annonça-t-il, penaud. Je ne sais pas comment j’ai fait. Je suis désolé.

Il n’a donc pas conscience de ses mouvements après une crise ? Ingrid nota ce détail dans son carnet. Elle lui sourit en retour.

— Ce n’est rien. Rendez-vous au vestiaire, ils vous en donneront une autre. Et allez déjeuner. Les aides-soignants m’ont déjà rapporté que vous sautez souvent des repas. Votre état ne s’améliorera pas dans de telles conditions.

— Mais…

— La nourriture ici ne vous plaît pas ?

Daniel courba l’échine, encore un petit coup de burin délicat.

— Si, si, c’est très bon. C’est juste que…

Elle attendit qu’il finisse sa phrase pendant quelques secondes, mais Daniel n’était manifestement pas disposé. Elle lui ouvrit la porte.

— Allez-y, Daniel. Même si vous l’avez érigée en marque de fabrique, essayez d’arriver à temps à votre prochaine activité. Vous ne voulez quand même pas vous faire gronder ?

— Non, non, je ne veux pas.

La coquille se fissurait encore. C’était un bon signe. Ingrid espérait qu’elle ne se reconstituerait pas trop vite entre deux séances, cela se produisait trop souvent. Elle le pria de partir. Il présentait déjà un retard de dix minutes, mais le moniteur devait sûrement avoir l’habitude, supposa Ingrid.

— Bonne journée, Daniel.

La docteure referma la porte et soupira.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Seb Astien ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0