2 - Ingrid (2/2)
Ingrid profita de la timide chaleur printanière pour prendre son café de l’après-midi dans le parc. L’Institut Psychiatrique Estenia proposait un cadre de vie où tout était axé sur le bien-être et la sérénité. Le bâtiment ovale haut de quatre étages entourait un grand terrain boisé avec quelques parterres de plantes, des bancs, et des espaces de promenade. Outre l’esthétique et l’aménagement, cet endroit servait aussi pour des sessions de travail avec les patients. Des activités extérieures telles que du jardinage avaient démontré des effets très positifs sur ses résidents.
Un couple de merle chantait sur une branche du chêne derrière elle. Le bruissement des feuilles animées par le vent accompagnait cette mélodie d’un rythme doux.
Elle versa de la crème dans son café et touilla délicatement. La docteure savoura une première gorgée. La chaleur de la boisson laissa une timide buée sur ses lunettes. Elle disparut aussitôt. Ingrid saisit un livre à la couverture masquant le titre et l’ouvrit à l’emplacement du marque-page. L’ouvrage lui exposa des schémas techniques plutôt complexes au sujet de « technologies anciennes perdues » et évoquait l’idée d’une civilisation humaine avancée. N’importe quel scientifique trouverait ce texte délirant. C’était d’ailleurs son cas. L’auteur avait gardé l’anonymat en le signant B.C., il devait donc s’en douter lui aussi. La thérapeute l’avait déniché dans une librairie de Septembris, la capitale de la région du même nom. Un bâtiment austère tenu par un vieil homme fort sympathique. Le gérant lui avait présenté cet exemplaire comme une pièce « extrêmement rare ». Une certaine curiosité avait attiré Ingrid.
Du fait de sa profession, elle lisait beaucoup d’articles scientifiques, tous autant rationnels les uns que les autres, sur l’étude des troubles mentaux. Ce bouquin, c’était l’exutoire pour décompresser. Il était idiot, racontait n’importe quoi, et elle tentait d’imaginer la personnalité de son auteur. Sans doute un homme vivant seul avec des difficultés à faire la part des choses entre le réel et le fantasme. Au vu du ton affirmatif du récit, il semblait y croire. Les schémas détaillés rappelaient la créativité fertile des écrivains de science-fiction qu’elle avait lus pendant sa jeunesse. Le texte était très posé et bien argumenté à chaque fois, comme le déroulé d’une conférence.
Elle tourna la page et sentit un petit frisson dans le bas de son dos. La douceur du printemps et la brise qui allait avec n’en étaient pas la cause. Le titre, probablement.
« Navettes spatiales »
Daniel avait parlé de « navettes ». Le livre soutenait qu’à une époque reculée, les humains avaient fabriqué des appareils capables de s’affranchir de l’attraction terrestre et de naviguer parmi les étoiles.
Absurde, pensa Ingrid en sirotant son café.
Les détails de ce chapitre se révélaient aussi complets que le précédent sur les « synthétiseurs alimentaires ». Elle réfléchit quelques instants et se demanda si son patient n’avait pas employé cette expression à un moment. Il tenait également ce genre de propos incohérent, parfois raconté avec calme, parfois avec nervosité.
Ingrid entendit un chant de gorge un peu plus loin. Elle reposa son livre et regarda autour d’elle jusqu’à identifier la provenance. Un homme assis en tailleur sous un arbre serrait un gobelet de café dans sa main gauche. Il fixait ses jambes et paraissait perdu.
Quand on parle du loup…
Daniel prenait l’air, lui aussi. Elle ne voyait pas son visage, mais elle remarqua qu’il était calme. Ses cheveux en bataille ondulaient au gré du vent. Il interrompait sa petite mélodie entre deux gorgées. L’instant d’après, c’étaient les paroles d’une chanson que la brise portait. La musique semblait familière, mais Ingrid ne parvint pas à le reconnaître. Sa culture dans le domaine se résumait à peu de choses, cela ne l’aidait pas. Elle prêta l’oreille à la voix douce accompagnée d’un léger ton nasal de son patient. Quelques hésitations ponctuaient l’air, ainsi que des pincements dans son chant. Ingrid trouvait la voix de Daniel très belle.
Elle n’arrivait pas à comprendre les paroles. Celles-ci possédaient un rythme d’intonations qui montaient et descendaient, et les vers se terminaient par des notes plus hautes ou plus basses. Peut-être le tempo de celle-ci. Elle reconnut parfois le son « r » roulé, mais qui se transformait en « w ». Les mots semblaient courts, de temps en temps longs, et ponctués de « -ing » ou de « -mi ». Même sans comprendre ces paroles, elle ressentait une forme de mélancolie et un appel à l’aide. La thérapeute n’avait jamais entendu de pareilles combinaisons de sons au cours de ses quelques voyages dans d’autres régions.
Ingrid l’écouta pendant quelques minutes avant que le carillon sonne le début d’une nouvelle heure. Elle se leva et rangea le livre dans sa sacoche. Elle jeta un rapide regard sur Daniel qui se trouvait toujours là. Il avait le teint gris et la tête baissée. Ses épaules bougeaient au rythme de spasmes et il essuyait régulièrement ses yeux avec la manche de sa chemise. Il pleurait, encore.
Ah. La coquille se reforme…
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