3 - Daniel (1/4)
« If I could only stand and stare in the mirror could I see
One fallen hero with a face like me » [1]
Le cadre de l’institut psychiatrique Estenia plaisait beaucoup à Daniel. Il aimait ce grand parc où il pouvait entendre le vent chanter dans les feuilles avec les oiseaux. Cela lui donnait envie de rejoindre la chorale. Ces instants de quiétude faisaient partie des rares moments où il imaginait se sentir normal. « Normal », voilà bien le dernier mot auquel il aurait pu penser pour se qualifier.
Comment une personne n’ayant pas sa place dans ce monde pouvait-elle se considérer ainsi ? Une question rhétorique, en ce qui le concernait.
Du coin de l’œil, Daniel remarqua une femme installée à la terrasse du parc. Son teint brillant mettait en valeur sa peau couleur chocolat. Ou plutôt du café au lait, vu la quantité qu’elle venait de déverser dans le sien. Cela faisait ressortir ses yeux d’un noir profond qui lui donnaient l’impression de sonder son être à chaque rencontre. Sa chevelure dense et frisée adoucissait les traits sévères de cette jeune quadragénaire, renforcés par son caractère sérieux. Malgré cela, la docteure Ingrid Kirdjanen était une personne chaleureuse qui s’exprimait de façon posée et attentionnée. Même quand elle appuyait là où ça faisait mal.
Daniel tourna la tête dans la direction opposée au moment où il pensait qu’elle l’avait remarqué. Son regard se posa sur un reflet des nuages dans la baie vitrée des étages. Il leva le menton et observa le ciel. Vide, calme, quelques cumulus se faisant la course, celui de Septembris lui donnait l’impression de vivre dans un monde normal.
Encore ce mot.
S’il avait été plus au sud, Daniel aurait pu voir par temps clair l’ombre discrète de ruines dans l’atmosphère, ignorées par le commun des mortels.
La brise printanière s’engouffra dans sa chemise mal boutonnée. Il n’avait jamais réussi à les aligner correctement, laissant soit son nombril, soit le haut de son torse apparent. L’arôme du café s’insinua dans ses narines lorsqu’il le porta à ses lèvres. Une odeur amère et légèrement brûlée. Daniel sirota une gorgée et grimaça.
— Dégueulasse.
— Dans ce cas, pourquoi tu ne vas pas le prendre à la cantine ? Il est meilleur.
— Je sais.
— Tu avais adoré les profiteroles du Chef la première fois.
— Je sais.
— Alors, pourquoi tu n’y vas pas ?
— Je ne sais pas.
— Tocard.
— Je sais.
Son arrivée, trois mois plus tôt, lui revint en tête.
D’ordinaire, le corps médical, des proches inquiets, ou plus rarement les forces de l’ordre plaçaient les patients de l’institut psychiatrique Estenia. Pour Daniel, ce fut différent.
Il s’était présenté à l’accueil du bâtiment un début d’après-midi, en février 1984. Exténué, il marchait plus lentement que sa nonchalance habituelle. Sa tête avait heurté la porte coulissante et reflété le visage d’un étranger. Las, un faciès sombre, les traits tirés vers le bas, et le regard dépourvu d’étincelle de vie. Sa veste rouge, décorée d’anciens écussons à la signification perdue, était usée plus que de raison. L’état de sa chemise cendrée mal boutonnée allait de pair avec le jeans qu’il portait.
✘
[1] Paroles de The Crimson Idol du groupe W.A.S.P. - 1992.
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