3 - Daniel (3/4)
Le bâtiment se révélait plus grand qu’il n’y paraissait. Ses longs couloirs et sa forme ovale faisaient perdre le sens de l’orientation. Il suivait la docteure les mains dans les poches, traînant des pieds. Ses bruits de pas se mêlaient aux frottements de ses semelles sur la moquette bleu nuit. Il avait remarqué qu’elle était parcourue par des carrés verts, puis maintenant rouges.
— Les couleurs au sol, ainsi que les bandes sur les murs, servent de repères pour savoir dans quelle aile vous vous situez, Daniel.
— Ah, d’accord.
La doc devait avoir lu dans ses pensées. Le duo s’arrêta devant un panneau.
— Vous trouverez un plan comme celui-ci à chaque embranchement de couloir. On se perd toujours un peu au début, mais ça vous sera utile. Laissez-moi vous montrer les différents lieux de vie.
— D’accord.
À chaque fois qu’il répondait ceci, la docteure se retournait et l’observait pendant quelques secondes.
— Elle te prend pour un demeuré.
— En même temps je suis là pour ça.
— Non, les fous, on les met à l’asile. Les demeurés, ils balayent le sol.
— Alors, je suis fou.
— Tu verras si elle te tend un balai.
Daniel n’avait pas prêté attention au reste de la visite, absorbé dans une engueulade intérieure. Quelques vagues mots, tels que « premier étage », « vestiaire » et « restaurant » lui revinrent. Ils s’arrêtèrent devant l’entrée d’une pièce où deux personnes se faisaient couper les cheveux.
— Je sais ce que vous vous dites, Daniel. Un salon de coiffure dans un établissement psychiatrique ? Nous veillons à ce que nos occupants se sentent le mieux possible. Ces petits soins esthétiques ont montré de bons résultats dans leur parcours thérapeutique.
— Ah oui ? remarqua Daniel avec un léger désintérêt. Je n’en aurais pas besoin.
— Vous pourrez rafraîchir ici la coloration de vos cheveux, si vous le voulez.
Il tira sur une paire de pointes parmi sa tignasse en pagaille. Elles présentaient tantôt des racines blondes et tantôt brunes.
— Ce n’est pas une teinture, c’est naturel, fit-il sans conviction. Et ils ne poussent pas, tout comme ma barbe.
La doc manifesta un air gêné, puis un sourire forcé.
— C’est plutôt inhabituel, dites donc. Cela vous va bien, si je peux me permettre.
Une discussion entre son accompagnatrice et un autre médecin ponctua leur marche. Un type chauve portant un pull violet à rayures bleues arrondi par sa bedaine. Daniel crut entendre que la docteure s’appelait Ingrid, elle semblait plutôt amie avec ce collègue. Ils arrivèrent à côté d’une grande pièce aux murs ouverts de larges fenêtres. Ce n’était pas cette idée de salle commune où les timbrés hurlaient dans tous les sens que Daniel avait en tête. C’était un réfectoire, ou plutôt un restaurant, tant la décoration et l’ambiance s’avéraient sympathiques. Lumière chaude et tamisée, tables espacées avec des nappes noires, et belles photos de paysage accrochées au fond. Peu de monde s’y trouvait durant ce milieu d’après-midi. Il pensa voir des médecins, mais aussi des patients.
— Voici le restaurant de l’établissement, confirma la docteure. Si vous aimez prendre un café de temps en temps, vous pourrez venir ici. Je vous déconseille les machines dans les couloirs, il est immonde.
— Ah.
Ingrid observa Daniel pendant que son regard était plongé dans la salle. Il remarqua qu’elle semblait avoir noté quelque chose sur le dossier.
Cinq postes de garde rencontrés, toujours une personne à l’intérieur, huit caméras de sécurité et un détecteur de mouvement à chaque embranchement.
— Plus loin, nous arrivons à la zone d’activités communes. Les patients participent ici à toute sorte d’animations pour aider leur parcours de soin.
— D’accord.
Encore un coup de crayon sur le feuillet.
Ils passèrent devant une nouvelle large pièce meublée de tables et de chaises. Plusieurs bibliothèques sur les côtés contenaient des livres, des boîtes de jeux, et même quelques instruments de musique. Au fond, une baie vitrée portait sur un grand parc richement boisé avec une terrasse. Il n’avait toujours pas croisé de type emprisonné dans une camisole et vociférant. Par contre, il avait remarqué d’autres caméras et les détecteurs incendie.
Pourquoi je n’arrête pas d’inventorier les équipements de sécurité ?
La docteure invita Daniel à entrer dans le « vestiaire ». Cela n’en était pas un : plutôt un bureau avec des placards au fond et des bacs remplis de linge. Il percevait le bourdonnement de machines à laver dans une pièce adjacente. Une senteur florale artificielle de lessive emplissait l’endroit. Sa guide posa le dossier sur le comptoir et pressa un bouton. Quelques instants après, un homme apparut derrière deux penderies.
— Bonjour, Swen, voici un nouveau patient. Daniel.
Cheveux blancs, épaules larges, peau rouge parsemée de taches claires au niveau des mains, sûrement causées par les détergents, le grand gaillard avisa Daniel d’un air intimidant. Ce dernier baissa les yeux et trouva un immense intérêt à fixer ses pieds.
— Un mètre soixante-dix, je dirais, et vous portez du L, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec une voix grasse.
La docteure se tourna vers Daniel.
— Est-ce bien votre taille de vêtements, Daniel ?
— Hein ? Oui, je crois.
Le teinturier baraqué pianota de ses grosses paluches sur son ordinateur. Daniel imaginait le clavier souffrir sous ses frappes violentes.
— Vous aurez la 403, annonça-t-il.
— La quoi ? fit Daniel.
— Swen gère aussi l’affectation des chambres, intervint Ingrid.
Le malabar disparut derrière ses placards et revint avec un sac.
— Si vous avez le moindre souci, passez me voir, jeune homme ! Voici de quoi vous changer.
— D’accord. Merci.
Daniel remarqua Ingrid griffonner le dossier, à nouveau. Elle avait l’air inquiète, puis le referma.
— Je vais vous accompagner. Merci Swen.
— Pas d’quoi, Doc !
Trois couloirs et deux escaliers plus tard, la visite s’acheva devant une porte numérotée 403. La docteure Kirdjanen ouvrit et invita Daniel à entrer.
— Je croyais que vous alliez m’examiner avant de savoir si vous me gardiez.
— C’est fait. Et vous avez tout intérêt à rester parmi nous pendant quelque temps. Vous présentez les symptômes d’une dépression.
— Ah.
Elle enleva ses lunettes et tapota une des branches sur ses lèvres.
— Daniel, j’ai pour habitude de dîner un premier soir avec mes nouveaux patients. Pour mieux faire connaissance et tâcher de briser la glace. Est-ce que ça vous tente ?
Pendant de longues et ennuyeuses secondes, sa mâchoire se crispait et des sons étouffés se bloquaient dans sa gorge.
— Ne vous sentez pas obligé si cela vous met mal à l’aise.
— Euh, si, d’accord.
— Parfait ! Disons dix-neuf heures au restaurant ? Pensez-vous pouvoir retrouver votre chemin, ou dois-je venir vous chercher ?
— Escalier à gauche du couloir, direction rez-de-chaussée, aile rouge, c’est bien ça ?
La docteure resta bouche bée avant de reprendre en souriant.
— Impressionnant ! D’habitude tout le monde se perd ici. À ce soir, dans ce cas.
Daniel regarda la thérapeute disparaître dans les méandres d’Estenia, son dossier sous le bras. Quant à lui, il résida planté à l’entrée de sa chambre pendant encore une minute, son sac de vêtements à la main, fixant la porte.
C’était mon numéro d’appartement à Apollo…
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