3 - Daniel (4/4)
Daniel arriva à dix-neuf heures trente à l’entrée du restaurant d’Estenia. La docteure l’attendait, elle avait l’air irritée. Ses traits se détendirent à son approche.
— Daniel, contente de vous voir. J’avais peur que vous vous soyez perdu.
— Non, ça a été.
Elle l’observa. Il s’était changé et avait enfilé le pantalon beige et la chemise turquoise portée par tous les patients. Il n’avait pas réussi à bien aligner ses boutons, son nombril dépassait. Ingrid eut une mine intriguée.
— Pourquoi êtes-vous en chaussettes ?
— Mes baskets sont sales.
— Vous n’avez pas pris les pantoufles dans le placard ? Swen en laisse toujours.
— Ah.
Elle pouffa amicalement.
— Ce n’est pas grave. Vous n’avez pas froid aux pieds ?
— Non, ça va.
La doc afficha une moue inquiète, encore une fois, puis redevint souriante.
— Allons, suivez-moi.
Le restaurant était plus bruyant qu’il n’en avait l’air à l’intérieur. Daniel n’aurait jamais imaginé qu’un tel endroit puisse se trouver dans un établissement psychiatrique. La senteur d’un étrange mélange de curry fruité emplissait la grande salle. La docteure lui montra comment prendre un plateau et ses couverts. Ce n’était finalement qu’une cantine libre-service dans un bel écrin. Les tables étaient parfaitement alignées, couvertes d’une nappe propre, et le carrelage gris était un excellent choix pour dissimuler les traces des inévitables plats renversés. Parmi les convives, plusieurs portaient la même tenue que Daniel.
— Le restaurant est ouvert au personnel et aux patients, expliqua la doc.
— Ah, d’accord.
— En dehors des plus fragiles qui ne peuvent pas se mêler à la foule, beaucoup de nos résidents prennent leurs repas ici.
— D’accord.
Les traits d’Ingrid se tiraient à chaque fois que Daniel répondait ceci. Son ton désintéressé et son attitude nonchalante devaient la préoccuper.
Les cuisiniers servirent le plat principal. C’était un curry de légumes sur un lit de riz. Daniel s’empara de l’assiette avec envie, mais ne cessait de regarder régulièrement autour de lui, comme apeuré. Ingrid l’observait toujours d’un œil attentif. Ils passèrent devant les desserts. Son attention se porta sur une coupe dans laquelle se trouvaient trois choux avec un nappage de chocolat et entourés de crème fouettée.
Ça a l’air trop bon…
— Ne vous faites pas prier, Daniel. Allez-y !
Il afficha un rictus gêné, puis ajouta ce mets dans son plateau avant de suivre Ingrid. Elle marchait d’un pas sûr et élégant, là où Daniel courbait sans cesse l’échine et refusait de lever ses yeux plus haut que son chemin. Ils s’installèrent sur une table au fond, près du mur.
Au bout de quelques minutes de silence, Ingrid tenta de faire un semblant de conversation.
— Originaire de la région, Daniel ?
Il posa sa cuillère et s’essuya avec la serviette, toujours la tête baissée.
— Non.
— Moi non plus. J’habite à Estenia, comme plusieurs de mes collègues. Nous sortons parfois en ville, ou dans des restaurants, mais la majeure partie du temps nous restons ici. Et vous, d’où venez-vous ?
Il jeta un coup d’œil à gauche et à droite, puis reposa son regard sur son assiette.
— Loin.
Daniel remarqua à peine son sourire.
— Est-ce que je vous mets mal à l’aise ?
Le patient sursauta et leva le menton, les yeux écarquillés, la tête toujours recroquevillée entre ses épaules.
— Je… pardon, désolé, bafouilla-t-il. Ça fait longtemps que je n’ai pas parlé avec des gens. Je sais que je suis chiant, je n’ai pas de conversation. De toute façon on me prendrait pour un débile, ou un fou, ajouta-t-il avec un air renfrogné.
La docteure pouffa discrètement et lui sourit encore.
— Daniel, je n’aime pas entendre le mot « fou ». Nous ne considérons pas nos patients comme tels, c’est dégradant. Vous n’allez pas bien, vous avez besoin d’aide, et vous avez fait le bon choix en venant ici.
Il tremblota puis soupira.
— C’est… pas facile… quand vous vous retrouvez sans personne à qui parler pendant des années.
— Vous n’avez vraiment tenu aucune conversation depuis des années ? Pas d’amis ? De famille ? demanda-t-elle, soucieuse.
Il secoua la tête puis essuya son nez avec la manche de sa chemise.
— Dans ce cas, sachez que désormais, quelqu’un se trouve là, prêt à vous écouter. Moi ! Vous pourrez tout me dire, cela restera entre nous. Qu’en dites-vous ?
La docteure avait énoncé ceci comme un discours commercial. Daniel haussa les épaules, tout en s’efforçant de ne jamais croiser le regard de sa nouvelle thérapeute. Elle se leva pour aller chercher leurs cafés. Pendant ce temps, le patient plongea sa cuillère dans son dessert. Il attrapa un premier chou avec et l’enfourna. Une crème glacée onctueuse et légère en bouche adoucit soudainement l’amertume du nappage de chocolat noir fondant. Il se sentit sourire. Si à peu près tout dans sa vie avait fini de travers, sa gourmandise et son amour du sucre, le même que celui du café, ne lui avaient pas fait défaut. Une émotion intense explosa dans son ventre pour remonter jusqu’à sa gorge. Des larmes coulèrent de ses yeux. Il les essuya aussitôt.
C’est exactement identique au goût des profiteroles qu’on mangeait avec Emma au salon de thé.
Ingrid arriva avec et déposa la tasse de Daniel à côté de lui. Elle semblait avoir remarqué ce chamboulement.
— C’est la Forêt-Noire du Chef qui me fait cet effet, raconta la doc d’une voix douce. C’est mon dessert favori, il me rappelle ma ville d’origine.
— Brioche perdue.
— Pardon ?
— C’est ça mon dessert préféré. Mais ces profiteroles sont aussi savoureuses.
✘
Daniel s’était montré peu loquace durant ce premier dîner avec la doc. Ni aux suivants. Elle avait mangé avec lui deux ou trois fois depuis, gardant cela plus comme une exception qu’une habitude.
Le vent accompagné par l’odeur saisissante de l’humus anima sa chevelure anarchique. Il termina le café immonde de la machine et inspecta longuement le gobelet vide. Une boule se forma dans son estomac.
Daniel baissa la tête et se mit à pleurer.
Même attitude, elle lui ressemble, et elle parle pareil…
Il essuya ses yeux avec sa manche, puis se frotta le visage. Lorsqu’il regarda autour de lui, la docteure était partie. Il fredonna de nouveau.
« So just hold me, hold me, hold me… » [1]
[1] Paroles de la chanson Hold On To My Heart du groupe W.A.S.P. - 1992.
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