4 - Ingrid (1/3)
Daniel quitta le bureau d’Ingrid, le dos courbé. Il se retourna une dernière fois, le visage cramoisi, les yeux gonflés et humides, puis disparut en fermant doucement la porte. Un choc électrique parcourut l’échine de la docteure lorsque le loquet claqua, suivi d’un vide dans sa poitrine. De la culpabilité. Le sentiment la rongeait comme du vinaigre s’attaquant à du calcaire.
La veille, il avait connu une autre crise de catalepsie pendant la soirée, d’après les aides-soignants. Grâce à de subtils choix de mots et analyses de ses propos, elle avait compris que Daniel voyait des choses à ce moment-là. Il rêvait, probablement. Hélas, il refusait toujours de le partager. Dès qu’elle le cherchait sur ce terrain, il se braquait et se comportait comme un enfant. Son visage se fermait et il se mettait à bouder, les bras croisés. Changer de sujet permettait le plus souvent de le ramener dans la conversation, mais, ce jour-là, Daniel s’était montré peu réceptif.
« Daniel ! Si vous ne vous appliquez pas, vous n’arriverez jamais à aller mieux ! », lui avait-elle envoyé sèchement. « Votre comportement me déçoit vraiment ! »
Le hasard, ou le destin voulurent que l’heure sonnât à cet instant, marquant la fin de la séance.
« Vous pouvez partir », avait-elle conclu sans même le regarder.
Ingrid s’assit à son bureau, enleva ses lunettes, et se massa le creux des orbites du bout des doigts. Elle souffla longuement.
Mais quelle conne !
Elle éprouvait de la colère envers elle-même. Cette saute d’humeur pourrait compromettre tout le travail accompli jusqu’ici sur lui. Même s’il s’avérait plutôt maigre, avec le recul. Daniel parlait souvent de choses invraisemblables, de cités dans le ciel, de villes sur la Lune, et de navires voguant parmi les étoiles. Il aurait vécu mille vies, mourant et revenant pour exécuter des missions. Il se trouvait manifestement en plein délire, incapable de faire la part entre son imagination et la réalité.
Comme le type qui a écrit ce bouquin…, se dit-elle en regardant son sac déformé par l’ouvrage en question.
Ingrid rouvrit le dossier de Daniel. Ses symptômes étaient évidents : pas de tonus, désintérêt pour tout, mélancolie, il pleurait souvent, dormait mal et sautait souvent des repas. Ses divagations pouvaient découler d’hallucinations causées par son état d’esprit. Les moniteurs témoignaient d’une absence de plaisir dans les activités ludiques. Il y participait sans grande conviction, il subissait passivement. Ils avaient néanmoins noté une intelligence peu commune durant les tests de logique, mathématique, ou même de culture générale. L’expression « brillant ! » figurait dans son dossier.
Malgré tout, le diagnostic se révélait sans équivoque : Daniel souffrait d’une dépression clinique.
« De toute façon, ça ne servirait à rien, je sais que je reviendrais dans un autre corps pour recommencer », relut-elle. La docteure avait voulu s’assurer que Daniel ne présentait pas de comportement suicidaire. Il avait compris l’intention et répondu ceci. Ingrid demeura intriguée par cette idée, qui pourrait être une croyance semblable à celles qu’on retrouve dans certaines religions.
Elle s’affala sur le dossier de sa chaise et soupira.
— Comment vais-je rattraper ça, maintenant ? Il va se replier dans sa coquille.
Le silence du bureau l’oppressait presque. Des bruits de pas et des voix provenant du couloir rappelaient qu’elle n’était pas seule dans cet immense établissement. La pluie propulsée par des vents violents s’abattait contre les fenêtres depuis trois jours. La grisaille s’était installée et ne comptait pas plier bagage avant encore une semaine d’après la météo. Le temps maussade n’aidait en rien à se remonter le moral. L’odeur de l’humidité rendait l’atmosphère lourde et désagréable. Et avec ça, les allergies d’Ingrid la reprenaient. Peut-être était-ce la raison de son accès de colère. Elle devait avoir eu l’air ridicule à s’énerver en parlant avec le nez bouché.
Te cherche pas d’excuses, ma vieille. T’as merdé, maintenant tu vas devoir rattraper…
Quelqu’un frappa à la porte, l’interrompant dans ses réflexions.
— Entrez.
Un homme habillé d’un pull vert à rayures d’un goût discutable pénétra dans le bureau.
— Ah, Jakub, ça me fait plaisir de te voir.
Il la dévisagea d’une mine inquiète.
— Ça ne va pas ? demanda-t-il en fermant derrière lui.
— J’ai perdu mon sang-froid avec un patient. Je m’en veux.
— Daniel ?
— Oui, comment le sais-tu ?
— Il campait devant ta porte. Je l’ai regardé de loin, il essayait de frapper avant de se raviser à chaque fois. Il a détalé à mon arrivée.
Ingrid fit la moue et soupira bruyamment. Le docteur Revans passa sa main sur son crâne à moitié dégarni avec un rictus gêné.
— Il ne s’est même pas rendu compte qu’il a perdu un chausson en chemin, s’amusa Jakub.
Il présenta la pantoufle d’un air victorieux en ricanant. Elle pouffa doucement.
— Ah ! s’exclama-t-il. Voilà le sourire que je préfère voir. Allez, viens, on va manger. Tu rendras sa ballerine à ta Cendrillon plus tard.
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