4 - Ingrid (2/3)
Le Orlando’s était un bar à la devanture inhabituelle dans la banlieue de Septembris. Il se trouvait à quelques pâtés de maisons de l’institut Estenia et servait de repaire pour la plupart de ses employés lorsqu’ils voulaient se détendre à l’extérieur. Sa façade faite d’un avant-toit de bois peint en rouge vif revendiquait sa singularité avec le reste des bâtiments. Un grand panneau métallique au-dessus, noir avec des lettres dorées, annonçait le nom du Orlando’s. Les contours semblaient découpés à la main, renforçant son esthétique démodée. De chaque côté des deux portes-tambour se situaient de larges fenêtres bordées de moulures en bois sculpté. Un léger effet miroir couplé à l’éclairage intérieur tamisé donnait une impression d’endroit intime.
Ingrid arriva et se précipita dedans pour retrouver Jakub. Il lui avait donné rendez-vous ici, car elle semblait encore troublée par son accès de colère du matin. Une petite sortie s’imposait. Elle balaya la salle du regard, à la recherche d’un visage familier. Le premier sur lequel elle tomba fut celui de John, le barman d’environ trente ans. Un garçon charmant, bien bâti, des yeux émeraude séduisants, et un sourire permanent. Il la remarqua et lui envoya de grands signes en direction d’une table au fond, cachée par le vieux projecteur de cinéma trônant au milieu. Ingrid lui répondit d’un geste amical, puis slaloma entre les clients pour rejoindre la sienne.
— Ah, Ingrid ! appela Revans.
Il se leva puis l’enlaça, accompagné d’un baiser sur les lèvres.
— Merci de m’avoir proposé ça, Jakub. J’en avais besoin.
— Tu as revu Daniel dans l’après-midi ?
— Non, je devais m’occuper d’autres patients. Je ne l’ai même pas aperçu dans la salle commune ou à la cafétéria. Il y traîne toujours, d’habitude.
— Bah, il doit simplement bouder.
John arriva à leur table, le sourire rayonnant. Si la décoration du Orlando’s s’inspirait du cinéma, le barman en serait la tête d’affiche.
— Bonsoir, chers docteurs. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
— Un martini pour moi, annonça Ingrid.
— Ah oui, tu commences les hostilités directement ! Dans ce cas, un daïquiri s’il te plaît.
— Ça roule !
Le garçon s’éloigna en trottinant à travers les autres clients. Une femme qui semblait déjà avoir un coup de trop dans le nez l’alpaga en chemin. Elle lui mit une claque aux fesses pendant qu’il la contournait. Ingrid rigola en observant la scène.
— Moi aussi, j’avais un cul ferme comme ça avant, râla Jakub.
— Ah oui ? Et que s’est-il passé entre-temps ?
— Je ne sais pas, vingt ans ?
Ils éclatèrent de rire. Ingrid lui prit la main.
— Tu m’amuses quand tu fais le jaloux. Et tu le répètes à chaque fois ici.
— Je plaisante, tu te doutes bien. Il est jeune ; il a le droit d’en profiter.
Leur sujet de conversation revint avec deux verres sur un plateau.
— Martini pour la Dame, daïquiri pour Monsieur. Et voilà !
— Merci, John, fit Ingrid.
Il jeta un clin d’œil et repartit aussitôt. Au fond de la salle, un duo s’égosillait au karaoké. Il interprétait une chanson du groupe Voyageurs du Temps avec la délicatesse d’un chat qui venait de se faire piétiner la queue. Ingrid se demanda si les voix distordues provenaient d’un problème de matériel, d’alcool, d’intonations réelles, ou bien des trois à la fois. Le nom de la chanson lui échappa, comme à chaque fois. Elle était décidément nulle aux tests musicaux à l’aveugle.
— Si ça peut te rassurer, mon cher amant jaloux, reprit-elle d’un ton théâtral, le barman est déjà casé.
— Ah ?
— Je l’ai vu l’autre jour se bécoter avec un gars de son âge, sûrement son petit ami. La minette qui lui tourne autour depuis tout à l’heure risque de se retrouver face à une belle désillusion.
Revans leva son verre, Ingrid le rejoignit, ils trinquèrent en riant.
— Aux désillusions ! fit-il.
Une douce chaleur se répandit sur le palais de la docteure, accompagnée par une fine touche d’amertume et un éclat citronné. Elle sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale. Cette première gorgée la transporta ailleurs, loin des patients, loin des soucis de l’institut, et loin des dents longues ou de l’attitude méprisante de certains collègues.
— Sinon, tu as repensé à ma proposition ? demanda Jakub.
— Ton idée de voyage ? J’adorerais, mais je ne sais pas si je peux m’absenter autant. Les résidents d’Estenia ont besoin de moi.
— Tu n’es pas la seule psy de ce foutu établissement, Ingrid ! Tu as aussi le droit de prendre du temps pour toi et des vacances.
La façon dont Jakub exagéra son habituel accent traînant amusa Ingrid. Cela dit, il n’avait pas tort. Elle ne posait presque jamais plus de deux jours consécutifs de congés. Sa dernière longue absence avait été pour assister aux obsèques de son père.
Elle plongea les yeux dans son cocktail, puis les releva en direction de son collègue et petit ami. Ingrid et le docteur Revans sortaient ensemble depuis deux ans. Ils avaient plus ou moins réussi à ne pas trop ébruiter leur relation. Cela n’était pas interdit à l’institut, mais elle n’aimait pas qu’on se mêle de sa vie privée.
— Tu as raison, nous devrions en profiter. As-tu une destination en tête ?
— Je pensais au sud d’Augusta, le long de la mer Medius. Soleil, plage, sable, air marin, et rien d’autre.
— Voilà un programme intéressant, sourit-elle.
— Prescription du médecin, insista-t-il.
Ingrid s’esclaffa et reprit une gorgée de son Martini. Son regard se fixa sur un écran où était projeté un vieux classique en noir et blanc. Le film lui disait quelque chose, mais elle ne parvint pas à retrouver le titre.
— J’aimerais quand même avancer sur Daniel, dit-elle en posant son verre. Si au moins je peux l’aider avant de partir en vacances, je me sentirai mieux.
— Tu y crois réellement ? Après un trimestre passé, je n’ai pas l’impression que son état a évolué. Bon, de mon point de vue, il n’a pas de soucis de santé physique. C’est déjà ça. D’ailleurs…
— Oui ?
— Quand j’y repense, il va vraiment très bien.
— C’est-à-dire ?
— Bah, il manque d’énergie, toujours fatigué, et je pense même paresseux, mais cela doit être causé par sa dépression. Les rares examens patiqués sur lui ont révélé qu’il se porte à merveille. Vitamines, minéraux essentiels, équilibre hormonal, il ne présente aucune carence. L’évaluation neurologique indique qu’il est loin d’être con, il possède une activité très élevée dans certaines zones. Les tests ADN montrent qu’il dispose d’une régénération cellulaire au top. Et pour un type qui ne fait que rester assis, boire du café en tirant la gueule et manger des sucreries, sa constitution semble plutôt bonne. Regarde-moi ! Une part de gâteau : cinq secondes en bouche, cinq ans dans mon bide !
Elle pouffa délicatement.
— C’est encourageant, dans ce cas. Sauf pour ton ventre, ajouta-t-elle d’un ton railleur. Et je confirme : les moniteurs remontent régulièrement qu’il excelle. Ils le jugent « brillant » dans la plupart des activités.
Revans prit une gorgée, grimaça et toussota, il avait avalé de travers.
— En fait, poursuivit-il la voix étouffée, je ne sais pas s’il souhaite vraiment qu’on lui soigne la tête. L’autre fois, j’entendais les nanas à l’administration évoquer de gros versements de fonds. Apparemment, ton patient a payé l’équivalent d’un séjour à vie.
Les yeux d’Ingrid s’écarquillèrent.
— T'es sérieux ?
— Si tu veux mon avis, ton nouveau petit copain s’est trouvé une copine jusqu’à sa retraite.
Ingrid pouffa de nouveau et fit le geste de la main universel qui signifiait : allons, arrête tes conneries.
— Tu penses qu’il simulerait pour qu’on s’occupe de lui ?
— Je ne crois pas, estima la thérapeute. Sa dépression, ses crises de catalepsie, tout ça c’est bien réel. S’il joue la comédie, alors c’est un excellent acteur.
Revans saisit la main d’Ingrid. Ses doigts étaient froids.
— Plus sérieusement, s’il a envie de rester jusqu’à la fin de ses jours à Estenia, dans ce cas, tu peux te permettre de prendre quelques vacances de temps en temps.
— Si tu le dis.
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