5 - Daniel (2/3)
— C’est très bien, Annie ! Tu as fait un très beau chat, félicita le moniteur.
L’après-midi, Daniel participait aux séances d’activités ludiques pour aider les patients les plus en retard à s’éveiller. Ce n’était pas son cas, et il s’y ennuyait souvent. Il regardait la jeune Annie s’émerveiller après avoir assemblé toute seule quelques briques multicolores pour former un animal. Elle devait avoir la vingtaine en apparence, mais à l’intérieur, c’était une gamine de dix ans, voire moins.
— Au moins, elle s’éclate.
— Toi aussi, non ?
— Pourquoi tu dis ça ?
— Bah, t’as été un peu plus loin que le thème du jour…
Deux cartons vides se trouvaient à ses pieds. Le reste des briquettes de plastique était étalé sur sa table et il avait commencé à fabriquer quelque chose. Sur un tableau blanc, « Confectionnez votre animal préféré » était écrit en lettres capitales avec un petit visage souriant dessiné à droite.
— Très beau lapin ! applaudit le moniteur en surjouant.
Les autres patients se joignirent à lui pour acclamer cette réussite. Daniel attrapa une roue crantée et l’enfila dans une tige, au milieu d’un mécanisme d’apparence simple. Il regarda avec envie un lot de pièces sur la table de son voisin. Celui-ci ne bougeait pas, comme perdu dans ses pensées. Il tenta de l’interpeller en lui appuyant du doigt sur le bras.
— Excusez-moi… chuchota Daniel.
Pas de réponse.
— Est-ce que… je peux prendre… celle-là ? S’il vous plaît ?
Toujours rien. Il nota un filet de bave s’écoulant du cinquantenaire aux cheveux épars. Daniel ignorait son nom. Ce patient sombrait souvent dans un demi-sommeil, sans doute un narcoleptique. Il décida que ça n’allait pas le déranger et approcha doucement sa main pour récupérer les quelques éléments convoités. Une odeur forte lui coupa la respiration, il couvrit son nez. L’homme restait toujours immobile, le regard dans le vide.
— Ah, je pense que Johan a eu un petit accident, murmura un aide-soignant arrivé derrière Daniel.
Il observa l’infirmier déverrouiller les freins du fauteuil roulant de son voisin et quitter la pièce. Les roues couinaient en alternance. Daniel suivait des yeux son départ, bouche bée. Le moniteur ouvrit une fenêtre pour aérer.
— Il s’est chié dessus.
— Au moins, tu n’en es pas à ce point-là.
Daniel reprit son assemblage. Un autre module inséré au bon endroit, une vis infinie au milieu, voilà qui allait faire l’affaire. Voir que l’institut possédait la version avancée de ce jeu de construction incluant des pièces mécaniques l’étonnait.
Un frisson nerveux se manifesta dans le bas de son dos. Il manquait quelque chose, mais ça n’était pas dans les boîtes. Daniel regarda autour de lui et ne trouva que des briquettes en plastique.
— Du poids, je dois dégoter un contrepoids.
— Le jeu de billes magnétiques ?
— Ça serait parfait.
— Qu’attends-tu pour demander à aller le chercher ?
— …
— T’es vraiment qu’une larve.
— …
Une voix l’extirpa de sa dissension interne.
— Ça ne va pas, Daniel ? s’inquiéta le moniteur.
Il rougit et se rabougrit
— Euh… Est-ce que… balbutia-t-il.
— Oui ? Vous voulez aller aux toilettes ?
— Non, non. Je désirerais utiliser les billes du jeu sur l’étagère.
— Cela ne fait pas partie de l’activité.
— J’en ai besoin… pour finir. S’il vous plaît.
Le reste des participants le dévisageait. Daniel rétrécissait à vue d’œil sur sa chaise, il espérait pouvoir s’enfuir en courant.
— D’accord, vous pouvez le prendre. Mais n’oubliez pas de le ranger !
— Oui, oui. Merci.
Daniel récupéra le carton en trottinant, se réinstalla et en sortit quatre billes. Il les soupesa puis évalua leurs attractions ou repoussements. Il avait l’air content.
— Parfait !
— T’es pitoyable.
— …
Il baissa le menton et soupira.
— Ton cheval est magnifique, Maria, bravo ! s’exclama le moniteur.
Cinq briques rectangulaires brunes, posées sur quatre tiges : une plus courte pour la queue, une en cercle pour la tête. Daniel avait du mal à y reconnaître un canasson, mais il se rappela que ce genre d’exercice ne servait pas qu’à les stimuler. Il leur permettait aussi de gagner en estime de soi, une chose qu’il avait complètement perdue.
— Ah, vous avez fini, Daniel ? demanda le moniteur en se tournant vers lui.
— O-o-oui.
— C’est un très beau… euh… waouh ! s’exclama l’homme.
Pour une fois, il exprima une émotion sincère et non surjouée.
— C’est un chien ?
— Oui.
Daniel avait assemblé des briques noires et blanches pour représenter un Border Collie assis. L’animal en plastique souriait en tirant la langue et mesurait environ trente centimètres de haut.
— À quoi vous ont servi les billes ?
— En fait… si je mets celle-là ici…
Il glissa l’une des sphères dans un orifice de la tête. Elle tomba avec un bruit de métal qui s'associa rapidement à des claquements réguliers, comme le balancier d’une horloge. Des cliquetis s’ajoutèrent à cette cinématique et les autres patients observaient avec attention le chien monté par Daniel. L’auditoire s’extasia lorsque le petit animal dressa ses oreilles et remua la queue avec un grincement de plastique. Il répétait cette animation en boucle, accompagné de percussions provenant des billes magnétiques qui s’entrechoquaient et s’éloignaient.
— Et là, il suffit d’utiliser ce loquet pour le stopper, expliqua Daniel. Sinon, il va continuer de bouger.
— Il ne s’arrêtera pas ? s’étonna le moniteur. J’aurais pensé que c’était à remontoir, comme un ressort.
— Non, en fait, les aimants maintiennent un cycle où ils s’attirent, puis se repoussent. Le mouvement est transmis au mécanisme ici, et ça tourne en permanence.
— Vous voulez dire qu’il est perpétuel ?
— Oui, et autosuffisant une fois lancé. C’est peu ou prou le concept physique derrière les réacteurs à effondrement qui alimentent le train mondial. En plus simple, évidemment, ce jouet ne contient pas d’accélérateur de particules.
Le moniteur cligna nerveusement des yeux, interloqué. Les autres patients applaudirent avec quelques cris de joie les petites mimiques du chien en plastique. Daniel se recroquevilla. Il transpirait et une bouffée de chaleur s’échappait de sa chemise mal boutonnée, accompagnée d’une odeur forte de sudation. Il était le centre de l’attention. Il détestait ça.
Son visage s’assombrit, il essuya une trace de larmes avec sa manche.
— Que se passe-t-il, Daniel ? s’inquiéta le moniteur.
— Il me rappelle Johnny. Mon meilleur ami. Il me manque.
L’homme afficha une moue compatissante. Il invita les autres à poursuivre l’activité pour laisser Daniel se remettre de ses émotions. Celui-ci regardait son chien en plastique, attristé.
Le petit automate s’arrêta lorsqu’il bloqua le mécanisme d’un geste sec.
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