Chapitre 12-1 : Ame ga futteiru toki (quand la pluie tombe)
Mina
Je savoure le contact entre mes fesses et le matelas, à la fois ferme et légèrement moelleux, de mon futon. Mon yukata d’intérieur, noué à la va-vite, se fend à mesure que j’écarte les jambes dans la position du lotus. Je jouis de cette légère liberté tout en arrachant au miroir une image de ma personne que je n’avais presque jamais aperçue auparavant. Je comprends alors que j’ignorais sciemment mon propre reflet lorsque je me retrouvais en sous-vêtements. Mon imagination prend à présent la forme d’un fil qui s’extirpe de ma tête. Je peux presque le voir tisser une large toile d’araignée devant mes yeux au rythme de mes questionnements. Est-ce que Soo Hyun appréciera mon corps sans ses atours habituels ? D’un côté, il me tarde de le savoir. De l’autre, je suis consciente que nous devrons probablement attendre de nous marier pour ce faire. Or, nous n’en sommes pas encore là. Sera-t-il même d’accord d’attendre ? Mes parents ne me laisseront pas épouser un Réfugié, encore moins si rapidement. Pour une fois, je comprendrais leur décision. J’aimerais prendre mon temps. Par ailleurs, il a formulé des paroles en ce sens, mais j’ignore ce qu'elles signifient véritablement dans la bouche d’un homme de presque dix ans mon aîné qui possède un vécu différent du mien.
J’enfouis mon visage dans l’oreiller, emplie d’un torrent d’émotions étonnant. La hâte, l’excitation, la peur, l’envie et le bonheur m’assaillent comme des poignards aiguisés à mes côtes.
Je prends une profonde inspiration et laisse le calme envahir l’espace de ma chambre avant de fermer les yeux lorsque le soleil doré taquine ma peau. Bien que j’aie réussi à recouvrer un semblant d’apaisement, je ne peux empêcher mon esprit de vagabonder et de se poser d’autres questions. L’astre diurne a-t-il changé depuis l’installation du Dôme ? Ce dernier n’est censé filtrer que ses rayons les plus néfastes et réguler la chaleur qui en émane lorsqu’il se montre trop agressif. Cette cloche tempère également les températures trop élevées en créant un espace entre le sol shin-nihonnien et la couche d’ozone. Néanmoins, même si je suis la fille unique du grand Mori Saneyuki, mes connaissances en la matière ne dépassent pas celles du grand public. Malgré tout, j’éprouve des difficultés à percevoir pleinement le Dôme comme une armure protectrice. Je suis parfaitement consciente du fait que c’est ainsi que la population le considère, à juste titre, mais ce n’est pas mon cas.
Lorsque je réalise le tournant pris par mes pensées, je rouvre la barrière de mes paupières et soupire. Je suis censée me reposer aujourd’hui, mais n’y parviens pas. J’ai dépensé la presque entièreté de ma matinée à penser à Ji Sub, à la folle soirée qu’il m’a fait vivre, à ce fascinant moyen de locomotion à bord duquel je suis montée… Après quoi, je suis descendue prendre mon déjeuner. Il m’a semblé que je venais à l’instant d'ingurgiter le premier repas de ma journée. Mon ventre ne gargouillait même pas, ce qui ne me ressemblait guère.
L’absence de mon père à table ce midi m’a réjouie. J’ai tenté de parler un petit peu à ma mère tandis qu’elle sirotait son matcha : en vain. Je me suis alors demandé pourquoi continuais-je à essayer d’entretenir une relation avec mes parents alors qu’ils remarquent à peine ma présence. Dans le meilleur des cas, ils ne font que la tolérer vaguement en omettant mon existence. Je me suis alors résignée et ai dégusté mon unadon en silence, trouvant du réconfort dans la sauce caramélisée qui recouvrait les tranches d’anguille grillée ainsi que dans le riz blanc encore tout chaud et collant. Mon esprit a quitté la salle à manger. La haute rambarde en métal a peu à peu remplacé la table basse derrière laquelle j’étais agenouillée sur mon coussin trop petit. J’en ai même oublié ma tasse de matcha pour clôturer le repas, un comble pour moi ! Mais je ne voyais rien d’autre que les lumières de la ville se diviser et se rapetisser à mesure que le zeppelin s’élevait dans les airs. Elles pétillaient comme un tapis d’étincelles majoritairement blanches. Certaines, comme des points rouges et bleus, ressortaient de cet océan presque monochrome. Je me souvenais de chaque détail, des doigts de Ji Sub frôlant ma taille en me sommant de faire attention à ne pas tomber. J’entendais mes propres rires fuser comme s’ils ne m’appartenaient pas, comme s’ils étaient ceux d’une petite fille qui s’amusait près de moi. J’ai néanmoins fini par me redresser et me retourner vers Ji Sub. Il avait amorcé la conduite automatique de l’engin quelques minutes plus tôt et n’y faisait plus attention. En revanche, il faisait attention à moi. Ses yeux concurrençaient les étoiles au-dessus et en-dessous de nous. À mesure qu’il semblait me détailler du regard, mon corps se détendait petit à petit. Il me donnait l’impression de se remplir de carburant et à se consumer lentement.
Ma peau chauffe alors que le soleil est caché par l’hologramme d’un faux nuage. La même scène se rejoue dans ma tête qui me sert d’écran sur lequel volent, au gré du vent, les cheveux courts et presque blonds de Ji Sub. La brise me paraissait plus fraîche comme je ne l’avais jamais expérimentée. Je ne savais dire si elle provenait du Dôme ou si elle était bien réelle. L’aspect irréel du moment continuait à me jouer des tours, à me faire croire qu’il ne s’agissait que d’un rêve.
Je reviens rapidement dans ma chambre. Dans un élan de survie, pour me refroidir, mon cerveau pense qu’il tuerait pour un verre de thé vert glacé.
— Sumire, peux-tu …, commencé-je à articuler.
La réalité me rattrape et me frappe de plein fouet. Sumire ne risque pas de me répondre ni de m’apporter la moindre boisson. J’ignore où elle se trouve depuis que j’ai demandé à mes parents de la faire ausculter par leur Répartout. Ma mère m’a rapidement informée du fait que l’état de ma dame de compagnie l’avait conduite à partir avec ce dernier, sans plus d’explication.
Je demande, seule, à mes implants, de lancer le come-back de Mimi appelé « Crescendo ». Ce morceau a beau dégager des sonorités métalliques, la douceur de sa mélodie lui confère davantage des airs de ballade que ceux d'une chanson épique comme l’artiste en a pourtant l’habitude. Je commence à fredonner les paroles à voix basse. L’anxiété gronde en moi, mais je ne sais pas pourquoi. Je sens que je dois la laisser s'exprimer avant qu’elle n'éclate. Je tente de me raccrocher à quelque chose, comme on se tient à une branche pour ne pas se laisser emporter par le courant d’une rivière folle.
« Petit à petit,
Tu t’en vas,
Petit à petit,
Tu n’es plus là.
Tu as jeté nos souvenirs à la poubelle,
En valait-elle vraiment la peine ?
Était-elle vraiment plus belle ?
Tu as oublié que j’étais toujours la reine. »
J’arrête la chanson directement après le premier couplet et reste un instant coite. Avant de tressailler. Comment ai-je pu être aussi naïve ? Mes parents me mentent depuis ma plus tendre enfance. J’aurais dû les voir venir plus tôt. Pourquoi leur avoir demandé de l’aide alors que j’aurais dû me préparer au pire de leur part ?
Envoyant valser mon kimono d’intérieur rose poudré en même temps que ma culpabilité, sur laquelle je pourrai toujours revenir par la suite, je me rue vers ma penderie et en sors l’un de mes uniformes de travail. Je l’enfile sans y prêter la moindre attention. J’ai peut-être même boutonné samedi avec dimanche, mais peu m’importe. Mes cheveux lâchés se balancent de chaque côté de mon visage. Je les noue à la hâte à l’aide d’un bête élastique noir. Dès que je le lâche, le bruit d’une pluie forte déferle contre le papier de riz, le toit, ainsi que le bois de la terrasse. Elle tombe avec une telle rage qu’elle me procure l’illusion étrange d’avoir rêvé de ce charmant soleil de midi. Il n’est même pas treize heures, mais j’ai déjà l’impression d’évoluer en dehors du temps, de vivre une journée différente de la première. Je prie pour qu’elle ne soit qu’un cauchemar, mais je la sais beaucoup trop concrète. L’obscurité me guette, prête à m’avaler.
— On ne court pas dans les couloirs jeune fille !
— Une urgence au poste ! crié-je en passant devant mon chaperon.
Les mensonges que j’ai prononcés dans ma vie se compteraient aisément sur les doigts d’une main. D'ordinaire, ils provoquent en moi un curieux malaise, une peur étrangère qui va de pair avec la tromperie. L’honnêteté me paraît souvent plus cohérente, moins compliquée, et surtout plus juste. Mais, présentement, je n’en ai plus rien à faire. Celui que j’ai proféré a été extrait de ma cavité buccale sans la moindre difficulté, avec une dextérité nouvelle, telle une dent arrachée par un dentiste.
Trempée jusqu’aux os, je saute dans un tramway déjà plein en me fichant pas mal des gens qui me poussent pour entrer avant moi. Je leur rends leurs coups sans avoir peur. Je n’ai pas le moindre temps à perdre. Je dois vérifier ce que mon instinct me hurle. Mes poumons s’écrasent, m’empêchant de respirer correctement. Il existe encore une minuscule chance, plus mince encore que le croissant d’une nouvelle lune, que je me trompe. J’espère de tout cœur ne pas avoir raison.
Les minutes qui me séparent de l’arrêt auquel je suis censée descendre pèsent le poids de l’éternité. À peine les portes commencent-elles à amorcer leur ouverture que je bondis vers elles et me faufile dans leur maigre interstice. Un panneau m’indique rapidement l’endroit où je souhaite me rendre. Son affichage est simple, sans artifice électronique ni couleurs voyantes. Pourtant, je jurerais le voir clignoter. Il me montre une vérité encore trop difficile à supporter, sur tous les plans. Mon sang bout dans mes veines et mes artères. Il forme des bulles qui me propulsent rapidement à l’autre bout de la rue, devant un comptoir sale au volet fermé. Je tape sévèrement du poing sur les lattes en fer détrempées comme s’il y avait la moindre chance qu’elles puissent céder sous la pression de mes coups. Mes mitaines en cuir ne protégeant que mes premières phalanges, ces dernières se retrouvent bientôt teintées d’un étrange mélange de rouge écarlate et de cramoisi. Une grosse voix rugit dans mon dos :
— C’est pas bientôt fini ce raffut, poulette ? Arrêtez de vous acharner, nous sommes fermés ! Si vous continuez à insister, j’appelle la police.
— Je tombe à point nommé dans ce cas, je suis de la police monsieur ! Dans le cadre d’une enquête, je suis obligée de fouiller votre décharge.
— Vous avez un mandat ? demande-t-il avec un aplomb surprenant.
— N… Non, m’entends-je balbutier.
— Revenez plus tard alors, calmée et avec un mandat ! Ou ne revenez plus. Pigé ?
La rage m’envahit. Je suis furieuse de m’être aplatie, une fois de plus. Je me jure intérieurement que ce sera la dernière fois. Après quoi, je prends quelque seconde pour ancrer mes pieds dans le sol, à la manière d’un arbre qui y puiserait ses nutriments. Ensuite, je quitte mes chaussures du regard pour le planter dans celui de l’ours qui me fait face.
— Très bien, à vous de voir. Aujourd’hui, je peux procéder à une fouille douce, ne toucher à rien, et repartir comme j’étais venue. Ou alors, mes collègues reviendront effectivement avec un mandat, boucleront le périmètre, tout le quartier de Shinjuku saura qu’une enquête sera ouverte à propos de votre établissement.
— C’est une menace ?
— Non, une simple mise en garde. C’est à vous de décider. Je n’ai pas tout le temps du monde devant moi, donc disons que mon offre ne tient que trente secondes.
— Mais c’est du chantage !
— Vingt-huit, vingt-sept…
— D’accord, d’accord… Allez-y ! Mais faites-vite, s’il vous plaît. Nous allons commencer la casse de la semaine d’ici vingt minutes et c’est un procédé dangereux. Vous ne pouvez pas être à côté quand ça arrivera et je ne veux pas être ralenti, sinon j’appellerai votre supérieur.
— D’accord… Je vais tâcher de faire vite, lui promets-je.
En réalité, cette promesse est davantage adressée à ma propre personne qu’à lui.
Je me perds presque dans ce dédale puant. Une odeur de métal rouillé se mélange à celle du pourri. Je manque de vomir plus de dix fois mais parviens à me retenir. Les nausées s’amplifient à mesure que je les étouffe. Je les ignore pour mieux évoluer entre les monticules aussi sales que nauséabonds qui m'entourent. Mes jambes cotonneuses continuent d’avancer de façon automatique. Je n’ai pas mon masque à oxygène avec moi, me trouvant dans l’obligation de pincer mon nez avec le bout de mon pouce et de mon index. Je relâche la pression au moindre bruit, à la moindre vision un peu louche, dès que quelque chose sort de l’ordinaire. Les fausses alertes se multiplient, augmentant les battements de mon cœur. Ses palpitations emprisonnent sournoisement ma gorge. Bientôt, je n’entends plus qu’elles se mêlant à la pluie qui colle mes cheveux à mon visage. Je ne respire maintenant plus que par une bouche sèche à la trachée presque bloquée.
N’ayant pas terminé mon inspection, et investie d’une mission plus importante que tout à mes yeux, j’accélère la vitesse de ma marche. Parfois, je sautille, commence à courir, avant de me résigner à ralentir. Ma tête tourne. Je ne peux décemment pas prendre le risque de m’évanouir ici. Je tapote mon coquillage mais celui-ci m’abandonne étrangement. Je consulte ma montre vintage, jusqu’alors cachée par mes vêtements, et réalise avec effroi qu’il ne me reste plus que six minutes avant le début des hostilités. Deux rangées de détritus, aussi longues que larges, me flanquent une sacrée sensation de vertige. Je me gifle, au sens littéral, pour me réveiller de ma léthargie, de cet état second qui me ralentit, de la peur qui me ronge les entrailles. Je n’ai pas le choix.
Une fois arrivée au bout de la dernière zone, ma poitrine s’allège. J’ai finalement fait le tour de la décharge sans aucune trace de ce que j’étais venue y trouver. J’avais visiblement tort et la chose me rassure profondément. En me rapprochant de l’accueil, une sorte de benne attire mon regard. L’homme se rapproche de moi :
— Vous avez fini ?
— Je le croyais mais qu’est-ce que ceci ?
— Ah, ça ? Ce sont les robots domestiques dont les maîtres se débarrassent. D’abord, on efface leur carte mémoire, si tant est qu’elle ne soit pas trop atteinte. Ensuite, on récupère ce qui fonctionne encore, des pièces détachées si vous voulez. Ce qu’il en reste finit là-bas… Hey mais où allez-vous ?
Ignorant pour la énième fois les injonctions hélées d’hommes qui ne comprennent rien à ce qui se trame, je me remets à courir. Le gars me crie une énième fois le temps qu’il me reste. Je ne l’écoute qu’à moitié. La distance qui nous sépare y est certes pour quelque chose, mais n’est pas la principale fautive à mon manque d’audition. Mes oreilles bourdonnent. Mes doigts se saisissent du capot duquel dépassent quelques membres emprisonnés dans un enchevêtrement sans fin de fils électriques. Le tout forme une sorte d’hybride absolument monstrueux. Je tremble et le couvercle retombe, manquant de peu ma main.
« Je ne peux pas… Je ne peux pas… » me murmuré-je pour moi-même. Les larmes me brouillent la vue. Une petite voix en moi susurre : « Tu ne dois pas simplement le supputer. Tu dois le voir pour y croire. Allez, courage… »
Je soulève le couvercle. Je m’attendais à devoir mettre les mains dans ces cadavres désarticulés, mais non. Ce supplice m’aura été épargné, en le remplaçant par un autre : la vision simple et directe du seul carré violet gisant au milieu d’un tas de débris.
— Su-chan…
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