Chapitre 12-2 : Ame ga futteiru toki (quand la pluie tombe)

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Mina

 La pluie ruisselle tout autour de moi mais je suis comme insensible à son contact. Mes yeux la perçoivent, sans plus. Leur vision floue ne distingue qu’un brouillard de filaments striant la lumière grise du ciel. Le reste de mes sens est comme anesthésié. Et c’est très bien comme ça. Je n’ai pas encore la force de partir, de laisser Sumire derrière moi. Je ne dispose pas non plus du courage nécessaire pour affronter la situation, regarder plus longtemps le corps sans vie de mon amie de métal. Certains me diraient que la vie ne l'a jamais habitée. Je les emmerde.

— Restez pas plantée là !

 La voix bourrue de l’homme résonne au loin, ressemblant presque à un murmure qui crée une dissonance avec la proximité de l’individu. Je suppose qu’il crie, mais ne l’entends pas ainsi. Mon cerveau refuse de traiter les informations.

— Vous avez dit être ici pour une enquête, non ? Pourquoi vous semblez si choquée ?

  Je devrais conserver ma position, je le sais. Je porte l’uniforme alors que je ne suis pas en service et ai menti afin de vérifier mon mauvais pressentiment. La franchise n’a plus la moindre importance. Je sais pertinemment qu’il vaudrait mieux que je poursuive mon chemin sur la route boueuse des mensonges. Mais la vérité, sourde, s’insinue dans mon cœur débordant de chagrin. Je commence à recouvrer peu à peu mes sensations en même temps que mes esprits. Des larmes salées se fraient un chemin jusqu'à ma bouche, et se mélangent ainsi à la pluie sur mes joues, mais je ne les sens pas sortir de mes canaux lacrymaux.

— C… C’était mon amie,… sangloté-je.

— Sortez ! Maintenant !

 Chassée, j’entame une autre course folle dans les rues de Shinedo. Malgré la taille conséquente de la capitale, je m’y enfonce et traverse des quartiers entiers en dépit de mes pieds endoloris. Ceux-ci me manifestent tout de même leur mécontentement avant que je ne parvienne jusqu'à Arakawa. J’ignore où me rendre, à part au Rokumeikan. J’ai tout de même été contrainte à prendre le tram et ne réalise la chose qu’une fois sortie du véhicule. Manifestement, si j’en crois mon instinct, j’ai besoin de la présence de ma nouvelle famille.

 Mes vêtements collent à ma peau, rendant les éléments déjà pesants de mon uniforme davantage inconfortables. Je ne prête que peu attention à ce ressenti. Je n’ai plus Sumire. Elle est partie. Je n’ai pas été présente pour elle comme elle l’a été pour moi ces dernières années. Pire encore : je l’ai livrée en pâture, puis abandonnée. Dès que la vie m’a souri, j’en ai profité et n’ai pas davantage cherché à prendre connaissance de son sort. Mais il me reste Ji Sub et Sisi. Peut-être que je ne le mérite pas, mais mon instinct me crie d’assouvir ses besoins.

 La pluie battante m’empêche de discerner clairement le Rokumeikan éteint. Il ne pleut que rarement à Arakawa. C'est étrange. J’ignore si ces gouttes sont artificielles ou réelles. Mon traducteur interne a beau déchiffrer l’écriteau « fermé » accroché à la porte, je l’ouvre tout de même. Celle-ci n’était pas verrouillée. Malgré ma tristesse et ma colère, je pousse le battant tout en faisant preuve d’une certaine prudence. Après tout, je ne suis pas censée me trouver ici et ne veux pas déranger. Je traverse le vestibule à pas légers, à bout de souffle à cause de ma course. Tout à coup, une volée de voix me stoppe dans mon élan. Je me colle le plus possible contre le mur et penche la tête afin de rendre la scène un minimum visible. Ji Sub et Sisi se regardent en chiens de fusil devant les tables sur lesquelles les chaises sont retournées. Cette dernière hurle presque.

— T’es vraiment qu’un con Ji Sub !

— Oh, mon ex-femme qui me traite de con, quelle originalité !

— Joue pas à ça avec moi, mon vieux ! Garde la carte de la culpabilisation pour Mina ! Elle est jeune, elle l’accepte encore. La pauvre, je la plains sincèrement de sortir avec toi.

— Allons bon, Sylvie, calme-toi !

— Non mon vieux ! Je me calme pas ! Combien de fois t’ai-je dit de jouer franc jeu avec elle ? Tu me dis que tu lui as montré le Zeppelin sans lui communiquer notre plan, c’est bien ça ? Mais t’es taré ! Soit c’était le moment de tout lui dire soit, au contraire, il ne fallait rien lui dévoiler. Tu joues avec le feu. Que ce soit concernant notre plan ou votre relation.

— Mais non. Au contraire, rien de tel qu’un petit rendez-vous galant au clair de lune pour amadouer une fille et gagner sa confiance, non ? C’était pas ce que tu voulais au départ ?

— Non ! Dès que je l’ai rencontrée, j’ai compris que c’était une fille bien. J’ai compris qu’on pouvait lui faire confiance, je t’ai supplié de tout lui raconter tout de suite au lieu d’attendre. Je vous ai vus tomber amoureux. Pourquoi tu gâches tout ce qui t’arrive de bien ? On s’était dit que le fait d’avoir une flic comme amie pouvait éventuellement nous aider. Mais je t’ai rapidement conseillé de te montrer honnête avec elle. Si j’ai divorcé de toi, c’est pas pour rien tu sais. Tu crois que j’étais trop sévère avec toi ? T’es instable et manipulateur. Tu penses que les femmes qui tolèreraient éternellement ces traits toxiques chez toi car t’es mignon, séducteur et marrant, courent les rues ? Et, même si ça plaisait aux femmes, ce serait malsain au possible ! À la place de Mina, je prendrais mes jambes à mon cou.

 Je recule, et plaque une main sur ma bouche pour éviter d’émettre le moindre son indiscret, avant de suivre les conseils avisés de Sisi et de m’enfuir. Je le savais : ils jouaient avec moi depuis le début. Une fois à l’extérieur, je reçois une pluie de cœurs rouges qui s’échappent de mon coquillage. Je reconnais l’expéditeur et craque. J’ai à peine le temps de me plier en deux que le contenu entier de mes repas se retrouve sur l’asphalte en éclaboussant mes chaussures. Je me saisis de mon pendentif, de nouvelles larmes perlant au coin de mes yeux. Elles ne coulent pas. Mon collier tremble en suivant le rythme nerveux de ma main. Finalement, je le relâche. J’ai envie d’insulter Ji Sub de tous les noms d’oiseaux que je connais, mais préfère finalement me raviser et me réserver ce luxe pour plus tard. L’orage tonne derrière moi, comme s’il était en phase avec mes ressentis les plus profonds. J’ai un passif de brontophobie que j’ai appris à canaliser avec le temps, sans qu'il ne guérisse complètement. Mais il évolue très loin de moi maintenant. J’embrasse ce bruit sourd. Il exprime tout ce que j’ai enfoui en moi pendant un nombre trop important d’années.

 J’aurai ma revanche sur ce connard, tout comme je me vengerai également de mes parents. Mais, pour l’heure, je laisse aussi ces désirs bestiaux à plus tard. Je me dirige vers le poste de police de Shinjuku. J’ignore d’où me vient l’énergie suffisante pour alimenter ma hâte, mais sa présence continue de me porter. Elle me soutient, me susurre à l’oreille que tout va bien se passer. Lorsque je débarque dans l’open-space, je constate avec soulagement le siège vide d'Asakusa. Les légers mouvements rotatifs de celui-ci m’indiquent que mon chef vient de le quitter. Mon regard perdu se pose rapidement sur un Sasaki visiblement surpris de me voir. Il se dirige promptement vers moi, inquiet.

— Que fais-tu ici ? Et en uniforme de police ? Tu n’es pas de service aujourd’hui ! Tu vas avoir des ennuis…

— J’ai… J’ai déconné Sasaki-san, excuse-moi. Mais, en attendant, j’ai besoin de ton aide.

— Qu’as-tu fait ?

— J’ai fouillé un lieu sans mandat, une décharge. Je devais vérifier que mes parents ne m’avaient pas menti. Ils étaient censés avoir envoyé ma dame de compagnie en réparation, conformément à ce que je leur avais demandé. Ce n'était peut-être qu'un robot, mais c’était ma seule vraie amie depuis mon enfance. Elle se portait bien, mis à part quelques petites bizarreries. Mes parents voulaient s'en débarrasser depuis longtemps, ils me l'avaient offerte quand j'étais petite donc elle n'était plus très moderne. Ils me disaient qu'elle était encore chez le Répartout, notre réparateur androïde, mais je trouvais de plus en plus louche son absence prolongée. J'ai eu une illumination ce matin. Ils me cachaient le fait qu'ils l'avaient flanquée à la décharge sans même essayer de la réparer. Je savais que la déchetterie la plus proche était fermée aujourd'hui et qu'ils allaient tout broyer d’une minute à l’autre… Je devais jouer les flics au milieu d'une enquête. Sans cela, je n'aurais jamais découvert la vérité. C’est dans une benne, au milieu d'autres IA domestiques, que j’ai vu son corps déjà démembré.

 Je m’exprime comme un automate. Je m’écoute parler et me surprends moi-même tant le ton de ma voix résonne de façon métallique, comme si je me contentais de relater des faits objectifs. La distance que je mets dans mon récit est déconcertante, même pour moi. Sasaki me considère gravement, mais il ne me juge pas. En tous les cas, il ne m’interrompt pas pour me sermonner ou me faire part de toute autre réaction. Il continue à m’écouter d’une oreille attentive et bienveillante. Le flux avec lequel les mots sortent de ma bouche s’accélère soudain :

— J’ai eu besoin de voir de récents amis que je me suis faits lorsque j’ai commencé mes services dans la police. Ce sont des Réfugiés…

— Ceux que tu as aidés lors de ton premier jour, je présume ?

— Oui… Mais je ne les connaissais pas encore à ce moment-là. Je les ai rencontrés ainsi. Ils m’ont proposé de se revoir. Je savais que je jouais avec le feu. Je suis différente d’eux, sur tous les points… Mais, avec eux, curieusement, je ne me sentais pas différente pour une fois. Je croyais pouvoir leur faire confiance. L’un d’eux est mon petit-ami, enfin je le pensais aussi… Je n’ai fait qu’accumuler les erreurs de jugement. Quoi qu’il en soit, j’ai débarqué à l’improviste dans une sorte de Q.G à leurs yeux...

— Serait-ce le bar où nous avons appréhendé le suspect ? Je sentais bien qu’il y avait quelque chose entre cet homme et toi…

— Oui, eh bien tout ceci n’était que du cinéma. De son côté, du moins. J’avais besoin d’eux. Ils savaient à quel point je tenais à Sumire et la relation que j'entretenais avec ma famille, surtout avec mon père. Mais leur établissement était étrangement fermé lorsque je suis arrivée tout à l’heure. J'ai débarqué au milieu d'une conversation. Ils étaient seuls et parlaient d’un Zeppelin qu’ils n’auraient pas dû me montrer, mais à bord duquel cet homme m’avait fait monter pour notre premier et unique rendez-vous en amoureux…

— Quoi ? Mais les Zeppelin n’existent plus…

— Il en a retapé un. Il travaille comme garagiste et semble pouvoir réparer toutes sortes de véhicules. Il a retrouvé cette carcasse en Angleterre et a réussi à en rapporter les pièces détachées lorsqu’il a débarqué ici illégalement. Il m’a fait croire que sa reconstitution n’était qu’un vague projet entre potes, sans plus. Mais, apparemment, avoir une policière dans leur camp pourrait les aider à réaliser leur plan, et le Zeppelin en serait la clef.

— Mais tu n’en sais pas plus ?

— Non, je suis partie sans demander mon reste.

— Ils t’ont remarquée ?

— Je ne crois pas.

— L’espace aérien qui surplombe Shinedo est, comme on a dû te l’apprendre à l’Académie, très contrôlé. Même les avions des compagnies aériennes les plus réputées du pays, et même à l’international, ainsi que les appareils militaires, doivent obtenir une autorisation pour chaque décollage et atterrissage. Les vols à caractère privé sont interdits depuis des années. Mais un Zeppelin change la donne… À l’armée, j’ai appris qu’ils se camouflaient déjà très bien entre les nuages il y a trois siècles. Je peux me débrouiller pour confirmer le fait que votre engin était presque invisible pour les radars et les gens lors de votre virée, mais je connais déjà la réponse. Si tel est le cas, alors ce qu’il prévoit de faire est très grave. Retourne auprès de ton amoureux et fais-lui croire que tout va bien. Fais-lui cracher le morceau et préviens-moi de ce qu’il compte faire. Je suppute que son plan consiste en un acte terroriste à l'encontre de Shinedo.

— Je ne peux pas retourner près de lui, ni de mes parents. Pourtant, je n’ai nulle part où aller. Ils me dégoûtent tous.

— Je t’aurais bien hébergée, mais tu serais une fille célibataire seule sous le toit d’un homme également célibataire et plus vieux que toi…

— Je ne voudrais pas entacher ta réputation.

— Je ne suis pas un Lord, je me fiche de la Haute société tu sais. Mais toi, tu es une Lady. Tu as grandi dans ce milieu. Tu pourrais ne plus trouver de prétendant après ça, et tu serais définitivement coincée chez toi. Ou en vadrouille, en solitaire…

— C’est gentil de t’inquiéter pour moi. Je vais me débrouiller.

— Je reste joignable pour toi. Je ne vais pas tarder à devoir retourner dans l’open-space… Concernant le mandat, tu as fait une connerie mais tu le sais déjà. Parfois, la vie nous pousse à en commettre… Ce n’est pas une excuse, mais nul n’est parfait. En revanche, je ne peux te cacher le fait que, si ça s’apprend, tu seras au mieux mise à pied, voire virée…

— Je le sais…

— Allez, courage. Je ne t’abandonne pas, coéquipière !

 Sasaki m’adresse un clin d’œil avant de me laisser. La pluie a cessé. Le soleil pointe à nouveau le bout de son nez. Il chauffe petit à petit la peau de mon visage. C’est agréable. J’envoie valser cette sensation. Aujourd’hui est morne et triste. Un peu de soleil n’y changera rien et ne doit pas me détourner de mon objectif.

 Je sais à présent où aller. Heureusement pour mon corps fatigué, mais encore tendu, porté par la haine, le lieu se trouve non loin de celui où je me trouve à présent. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je me retrouve face à un portail encore plus imposant et luxueux que celui de la demeure de mes parents. Ses lourdes étoiles en or massif contrastent avec la plaque en bois traditionnelle sur laquelle est gravée un nom de famille que je ne connais que trop bien. Trois gros molosses viennent m’accueillir, suivis de près par quatre gardes en lunettes et costards noirs, comme dans les films. Je souris, je m’attendais un peu à tout ce cirque. Certaines choses ne changent jamais. Les chiens grognent, mais la peur ne m'habite plus.

— Qui êtes-vous ?

— Allons Takayama, vous ne me reconnaissez guère ? Je sais que j’ai un peu changé depuis ma dernière visite mais tout de même… Je suis une Mori, moi aussi. Sa petite-fille, pour être exacte. Pouvez-vous lui faire part de ma présence, s'il vous plaît ?

— Hélas, la sénilité de votre grand-mère s’empire chaque jour un peu plus...

— Oh, à d’autres ! Je ne suis plus une enfant. J’ai compris son petit manège. Je gobais tout il y a encore peu de temps, mais je sais qu’elle ment à tout le monde. Telle que vous me voyez actuellement, je n’ai plus rien à perdre. Je peux organiser une conférence de presse pour remettre les pendules à l’heure et révéler au public le vrai PDG de l’une des dynasties les plus puissantes du pays. Ma chère grand-mère souhaite qu’on la sous-estime, mais je vois clair dans son jeu.

— On peut aussi très bien lâcher les chiens sur vous…

— Vous allez prendre le risque de blesser la seule héritière donnée par son fils ?

 Takayama et ses sbires se considèrent. Leurs regards ont beau être cachés, je devine qu’ils se concertent. Takayama chuchote des mots incompréhensibles au micro épinglé sur le col de sa veste. Au bout de quelques secondes, ils obtempèrent et me voilà entourée de gardes qui m’escortent jusqu’à ses appartements.

 Lorsque je franchis l'entrée du bureau de ma grand-mère, la première chose que je distingue d'elle est la mousse aérienne blanche qui lui sert de cheveux. La pointe carmin de ceux-ci n'est pas le fruit du hasard, bien qu'il rappelle le rouge de son kimono à la ceinture épaisse et aux motifs argentés. Elle se prénomme selon le mot qui désigne les camélias japonais : Tsubaki. Elle a toujours eu ces mèches, comme un clin d’œil, comme pour rappeler qu’elle avait encore toute sa tête et faire un pied de nez à tous ces idiots qui la croyaient incapable de tout. Le fait de ne le remarquer que maintenant me fait sourire. J’ai décidément fait preuve d’une trop grande crédulité, mais décide que ce ne sera bientôt plus le cas. Nos proches peuvent très bien nous trahir. Le fait que nous les considérions dignes de notre confiance renforce ainsi la douleur de leur trahison. Je me demande si l’aliénation qui en résulte ne demeure pas parfois leur principal dessein.

— Alors, ainsi, tu as tout compris ?

— Bonjour grand-mère, me contenté-je de répondre.

— Tu es une fille intelligente… Je savais que, un jour, tu comprendrais tout. Peut-être même que je te l’aurais dit. Tu avais tellement peu confiance en toi que c’en était lamentable. J’hésitais entre l’envie de t’aider, et le désir de voir jusqu’où tu irais sans mon aide.

— Rassurez-vous, cette époque est finie !

— J’en suis ravie.

 Son ton aigre me donne l’impression du contraire, mais soit. Je n’ai pas besoin de la croire.

— Pourquoi laissez-vous votre fils tout diriger ?

— Aux yeux du monde, il est tout. Mais, en fait, il n’est rien d’autre dans mes affaires qu’une couverture derrière laquelle me cacher. Cela ne fait que me conférer davantage de pouvoir. Je n’ai pas besoin de la validation des autres, tant que je me suffis à moi-même. C’est moi qui engrange des milliards. Ton père est un bon ingénieur, mais c’est tout ce qu’il sait faire. Une part de lui le sait, l’autre préfère l’ignorer.

— Mon père sait donc que vous vous portez bien ?

— Oui, il le sait. Il participe à cette mascarade car elle lui donne l’air important. Dans ce secret familial, ceux qui veulent être adulés le sont, mais ils ne règnent pas.

— En quelque sorte, vous voyez l’entreprise comme une ruche dont vous seriez la reine…

— C’est une jolie métaphore. Elle me plaît bien…, dit-elle en tirant sur son calumet pour souffler de parfaits ronds de fumée les uns dans les autres.

— Malgré tout, cela ne change rien au fait que je ne connaissais rien à ma propre famille.

— Mais tu l’as toujours su, non ? Que cette famille était dysfonctionnelle. Pourquoi fais-tu la petite effarouchée tout à coup ? Bon, après tout, tu as toujours été très impressionnable…

— Puisque vous semblez vous inquiéter pour mon cas, grand-mère, alors je vais vous rassurer. Je n’ai plus l’intention de me cacher derrière mes cheveux ni de regarder la pointe de mes chaussures. Comme je vous l'ai dit, tout cela fait partie d'un temps révolu.

— J’en suis fort aise. Tant mieux pour toi. Et en quoi tout ceci me concerne-t-il ?

— Mes parents me traitent bien, en apparence. J’ai une jolie chambre, je suis bien nourrie… Tout cela, je le concède volontiers. Mais je n’en peux plus de cette atmosphère étouffante. Je vais partir.

— Mais tu n’es pas mariée.

— Vous non plus.

 Lorsque je lance cette pique acérée, le visage de mon aïeule se teinte d’un léger sourire.

— Il est vrai. Poursuis.

— Je ne sais pas encore où j’irai, ni comment. Tout ce que je sais, c’est que je ne remettrai plus jamais les pieds dans cette maison aussi austère que ses habitants. Leur maison reflète leurs âmes. Je ne veux plus en faire partie.

— En quoi puis-je t’être utile ?

— Je veux rester ici, en attendant de trouver une autre solution.

— Tiens donc, et si je refuse ?

— Alors je dirai à tout le monde votre secret qui rend votre vie si exaltante, si intéressante.

— Je pourrais t’en dissuader.

— En me faisant du mal ? Je vous sais sèche, mais je suis prête à parier que vous aimez votre petite-fille. Je pense même que vous aimez votre famille dysfonctionnelle car, sinon, vous ne seriez plus du tout en contact avec elle.

— Tu as du toupet ! reconnaît-elle. Cette exclamation sonne telle un compliment dans sa bouche aux lèvres cramoisies.

— Vous n’avez pas la moindre idée des spectacles sordides auxquels je viens d’assister. Je pense que nous nous ressemblons un peu, et que vous me respectez ne serait-ce que pour cela. Quoi qu’il en soit, au risque de répéter ce que j'ai dit à vos gardes, je n’ai plus rien à perdre.

— Soit. Tu peux rester ici.

— Mes parents sont-ils attendus ici ces prochains jours ?

— Non.

— À la bonne heure.

— Takayama va te montrer tes appartements. Ils sont dans l’aile ouest. Je ne vis que dans l’aile est. Nous partagerons nos repas si nous sommes toutes les deux à la maison lorsqu’ils auront lieu. Les heures te seront communiquées. Mais, à part cela, je ne veux plus jamais être dérangée de la sorte. Est-ce clair ?

— Très clair, je vous remercie, dis-je en m’inclinant et en m’apprêtant à suivre Takayama. J’amorce ma marche lorsque je tourne les talons pour faire à nouveau face à ma grand-mère :

— Oui ? N’est-ce point tout ?

— Avez-vous des jets privés ?

— Naturellement. Pourquoi ? N’en as-tu pas assez de faire des caprices ?

— Je préfère vous les énoncer tous d’un coup, afin de ne pas vous déranger les prochaines fois selon votre propre convenance.

— Pourquoi aurais-tu besoin de l'un de mes appareils ?

— Et d’une autorisation de décoller et d'atterrir pour la date que je demanderai, cela va de soi.

— Cela ne répond pas à ma question.

— Je ne peux en dire plus. Dites-vous que ce sera une sorte de service rendu à Shinedo, voire à la nation de Shin-Nihon. Et puis, vous pouvez également considérer la chose comme un dédommagement pour le secret que vous avez eu pour moi pendant vingt-deux ans, presque vingt-trois.

— Bien. Ce sera tout cette fois ?

— Oui.

 Je laisse ma grand-mère derrière moi. Une fois la lourde porte refermée dans mon dos, mes jambes flageolent. Ma grand-mère possède une aura très particulière, que j’avais déjà décelée lors de mes précédentes visites. Elle avait beau faire semblant de se déplacer uniquement en fauteuil roulant et feindre son état grabataire, son regard fort et déterminé m’impressionnait. Maintenant que les masques sont tombés, elle affiche une posture forte, noble et distinguée qui me flanque la trouille au-delà de tout ce que j’ai bien voulu admettre en la rencontrant réellement pour la première fois. Elle est peut-être la personne la plus fiable de mon entourage, avec Sasaki. Mais, pour l’heure, j’émets des réserves même envers eux. J’ai besoin d’eux. Aussi douloureuse que soit cette vérité, je dois la reconnaître pour déjouer les plans de Ji Sub. Je n’y arriverai certainement pas seule. Mais j’y arriverai.

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