Chapitre 13 : Tsubaki no toki (le temps des camélias)

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Tsubaki


2121.07.07


Devrais-je me sentir coupable ? Je pourrais affirmer que ma vie fût longue même si aujourd’hui devait sonner le glas de mon existence. En dépit de tout cela, je n’ai que très peu de souvenirs concernant cette étrange émotion qu’est la culpabilité. Elle ne m’a que rarement habitée. J’ai souvent été en paix avec mes choix, et ce depuis ma plus tendre enfance. Ma famille descendait des samouraïs. Ma mère me tapait sur les doigts. Je ne m’en plains guère. Je ne l’en félicite point non plus. Je me suis simplement adaptée à mon environnement. J’ai très vite compris que le fait d’être sous-estimée pouvait être une force. Ainsi, j’étais libre de gravir les échelons. Je trouvai une forme de jouissance à ma prison. Personne ne me croyait capable de m’en échapper. Je savais que mes géniteurs n’étaient pas très féconds. Les années passèrent sans que je n’eusse une petite-sœur ou un petit-frère. Pour commencer, je me morfondais dans la solitude. Finalement, je saisis ma chance : je n'avais pas de rival. Mieux encore : aucun héritier mâle ne pointa le bout de son nez. Mes parents ne réussirent à me concevoir qu’à la fin de la trentaine. En fouillant le bureau de mon père, je mis la main sur des documents fort intéressants mentionnant le fait qu’ils avaient eu recours à la Fécondation In Vitro pour m’avoir. D’autres feuilles en papier de riz me firent comprendre qu’ils avaient hésité à adopter. Ce projet me parut avorté, si je puis dire. Je supposai qu’ils eussent encore préféré une fille à un bâtard.

Je suis donc fille unique. Cela me rappelle ma petite-fille. Elle aussi, elle n’a ni frères ni de sœurs. Nous ne devons pas être fertiles dans la famille. Il n’y a que moi qui ai donné naissance à deux enfants. Deux filles, aucun fils. Seule la moitié de ma progéniture a survécu à ce monde difficile. Il n’est aisé pour personne, pas même pour les riches. Il l’est bien sûr davantage, mais il ne faut jamais omettre le caractère acide de la vie. Ma chère Namiko me manque, mais je n’ai jamais compris son geste. Mon incompréhension agit sur ma douleur comme de l’huile sur le feu.

Pourquoi est-ce que je parle encore de Namiko alors que je voulais écrire à propos de Minami ? On ne se remet probablement jamais de la mort de notre enfant.

Revenons à Minami.

Lorsqu’elle est née, elle ressemblait davantage à sa tante qu’à sa mère. Cette enfant était si belle que j’ai conseillé à sa mère de l’appeler « Hana ». Elle méritait de porter le nom de toutes les fleurs. Mais Yuri décida de nommer sa fille « Minami ». Elle ignora ainsi mon conseil. Elle décida cela car la chambre dans laquelle elle avait accouché se situait au sud de leur maison. Elle souhaitait que sa fille porte le nom de ce point cardinal. Soit. Minami aurait pu tout porter tant sa beauté était éclatante, et ce prénom lui sied tout de même.

Lorsqu’elle était petite, je lui rendais souvent visite. Elle n’en garde probablement aucun souvenir. Je faisais semblant d’être impotente aux yeux du monde, mais je m’y refusais en sa présence. Je la prenais parfois dans les bras. Je la comprenais sans la comprendre. Elle était déjà vive pour son jeune âge. Elle me ramenait en arrière à chaque fois que je la voyais. Je faisais des sauts dans le temps dès que je croisais ses petites pupilles rondes comme des billes. Ses yeux m’inspiraient. Ils transpiraient une force de caractère que je n’avais jamais vue, pas même dans mon propre reflet. Mais elle n’utilisait pas pleinement cette force. Elle n’était pas prête. J’arrêtai de la voir. J’ignorais comment je devais me positionner envers elle. Je ne désirais pas la materner : la couver n’aurait servi à rien. Je ne désirais pas non plus la laisser dans cet état presque végétatif : cela aurait été du gâchis. Je choisis la seconde option sans pour autant le vouloir. Ma petite-fille ne venait que rarement, et qu’avec ses parents. Je jouais mon rôle de vieille femme au bout du rouleau. Néanmoins, je continuais silencieusement à observer Minami. Elle n’était ni une chenille, ni un papillon. Elle retrouva piégée dans une insupportable chrysalide. En réalisant cela, je me sentai impuissante pour la première fois de ma vie. La deuxième était la période qui suivit le suicide de Namiko.

Et voici maintenant que mon impuissance revient, pour la troisième fois de ma longue vie. Elle est doublée de cette culpabilité que je ne parviens pas à expliquer.

Minami, en général je garde ce que je consigne dans ce journal pour moi. Cependant, si tu devais un jour trouver ces mots, sache que je suis navrée de n’avoir rien pu faire pour toi. Je devine que ton enfance fut difficile. J’espère que tu oseras fouiller mon bureau. Je feindrais la colère, mais ne t’en voudrais point. Je serais fière de toi si une telle chose devait se produire. Je suis déjà emplie de fierté depuis que tu as débarqué chez moi telle une furie il y a quelques heures. Tu savais ce que tu voulais. Tu l’as toujours su. Mais tu ne savais pas comment l’exprimer. Cela te rongeait de l’intérieur, cela se voyait. Peut-être que, maintenant, tu souffriras moins. Je te l’espère, bien que tu aies apparemment choisi de fuir ta famille plutôt que d’attendre patiemment la mort de tes parents et d’en jouir pleinement comme je l’ai fait avec les miens. Soit. Ce n’est pas un choix que j’approuve. Je ne le désapprouve pas non plus. J’aurais aimé que tu reprennes ma société un jour, mais tu as une âme de justicière, et non d'une cheffe de clan. Mais c’est à peu près pareil.

 L’encre me manque. Je trempe la pointe de mon pinceau dans un petit encrier. Il se trouve là où je le dépose toujours. Je retiens la manche de mon kimono, afin qu’elle ne trempe point dans l’encre de Chine. J’égoutte les poils et en profite pour écouter le chant insistant des cigales d’été. Voici longtemps qu’elles n’avaient plus provoqué un tel tintamarre. Je sais qu’il ne s’agit que d’une reproduction. Les cigales ont disparu de Shinedo depuis fort longtemps maintenant. Elles se sont réfugiées dans des campagnes plus fraîches et reculées, aux confins de l’Empire. Mais ce chant me rappelle mon passé. Je ferme les yeux. J’adorais écouter leur mélodie quand j’étais petite. Elles paraissaient en grande discussion. Je m’imaginais en faire partie.

 Je rouvre les paupières. Mon bureau baigne dans une lumière coulante, sucrée et orangée. Elle luit comme le miel. Je n’ai pas besoin de consulter l’horloge pour connaître l’heure. Il me suffit d’écouter et de regarder pour la deviner.

 Je me décide enfin à poser calmement mon outil de bois et de poils sur la feuille. Les caractères ne se mélangent pas. La précision appelle la concentration. Et la concentration appelle la précision.

Minami est là ce soir. Pourtant, je ne passe pas de temps avec elle. Elle doit se reposer dans ses appartements, je suppose. Quoi qu’elle ne dégageât pas l’aura d’une personne souhaitant accueillir le repos.

Minami est là. Je n’ai plus vu ma seule petite-fille depuis des années, mais il faut que j’écrive. Je le dois. Je n’ai jamais dérogé à cette règle que je me suis imposée à moi-même. Nos choix de vie sont plus importants encore que les dictats d’une société qui évolue en permanence sans changer d’essence. Nous nous devons de respecter nos ambitions et le chemin qu’il faut emprunter pour les accomplir. Je me suis donc employée, depuis mes quinze ans, à écrire mon journal chaque soir. Je ne m’imposais, en revanche, aucune longueur précise. J’étais consciente du fait que, ce faisant, j’aurais pu ne pas tenir mes engagements envers moi-même. Une ligne pouvait suffire. Mais elle devait être écrite.

Depuis soixante-dix ans, j’écris à ce bureau. Le crépuscule englobe toujours la pièce et le meuble qui me sert de support. Cependant, il ne prend jamais la même forme. La météo le change, le façonne, même si elle prend des atours de plus en plus fictifs qui ne me plaisent guère. J’ai beau être à l’origine du Dôme, je peux comparer notre vie d’avant et celle d’après. J’ai connu les deux. C’est une malédiction et une bénédiction. Minami est née à la fin du siècle dernier. Elle ne l’a pas connu, mais je vois en elle une charnière entre deux univers. Cela doit être épuisant.

Je plains les enfants de la génération de Mina. Ils risquent de ne jamais connaître l’authenticité d’un ciel réellement étoilé.

Zut. Je m’égare, pour une fois. Je disais donc : j’écris depuis mes quinze ans. La chose est vitale pour moi, je n’ai donc point de mérite, malgré l’ascèse que je m’impose depuis tout ce temps. En revanche, une différence notable demeure, qui rend cette soirée si particulière. Minami est là ce soir.

Je suis contente.

 Je ne manque pas d’encre. Mon pinceau est presque sec, mais il pourrait encore remplir une ligne ou deux. Pourtant, je décide qu’il est temps de respirer, de prendre une pause. Je replie donc la manche droite de mon kimono à l’aide de ma main gauche. Je trempe à nouveau le pinceau dans l’encrier. Mes yeux suivent le mouvement de mon bras, avant de le quitter un instant. Ils scrutent le moindre détail de la pièce depuis que Mina y a fait irruption. Ils veulent se remémorer cette image. Ils ne s’en lassent pas. Le bureau est vide, mais la présence de ma petite-fille flotte telle un filigrane. Je sens un léger sourire étirer mon visage ridé.

 Je regarde à nouveau la feuille de riz. Finalement, je n’ai plus envie d’écrire. Je ne me sens plus désolée, ni triste. Une forme d’apaisement m’emplit le corps. Je pose le pinceau sur une petite pièce en céramique vert d’eau, comme si je déposais mes baguettes après un frugal, mais suffisant, repas. Je ne pensais pas avoir fini. Je croyais vouloir reprendre de l’encre. Mais j’ai terminé mon récit du jour. L’écriture est magique. Elle nous emporte parfois plus loin qu’on ne l’aurait cru. Elle peut aussi nous reconnecter au présent, nous apaiser. Si notre écoute est suffisamment acérée, elle peut nous susurrer à l’oreille : « Arrête-toi là, c’est suffisant. Davantage serait trop. » et c’est ce qu’elle m’a dit. L’écriture est une vieille amie, aussi l’ai-je toujours écoutée. Je la suivrais aveuglément, jusqu’au bout du monde s’il le fallait.

 Je me lève. Cette fois, je regarde la pendule. L’heure du repas approche. Je n’irai pas voir Minami dans sa chambre. Elle a besoin de se reconnecter à elle-même, elle aussi.

 Une fois que mes getas d’intérieur foulent le parquet lustré du couloir, mes pieds prennent naturellement la direction de l’aile ouest. Elle n’est plus hantée par les démons du vide, mais par la jeunesse ardente et brûlante. Je souhaite m’en nourrir. J’ai conscience du caractère égoïste de cet acte. Je souhaite me ressourcer auprès de son énergie. Mais je ne souhaite pas pour autant déranger ma petite fille. J’évolue à pas légers en imaginant les endroits qu’elle a dû fouler avant d’arriver à sa chambre, tout en prenant soigneusement soin de l’éviter. Les couloirs manquent de luminosité, signe que je ne risque pas de la croiser.

 Je perds ainsi la notion du temps.

 Je finis ma petite promenade. Habituellement, je la fais à l’extérieur afin d’admirer le yuugata, cette lumière crépusculaire qui a perdu de son éclat depuis le Dôme. C’est ma faute, l’un de mes péchés. J’en ai parfaitement conscience. Je me console. Je sais que l’Ancien Japon et le Nouveau Japon ont une chose en commun : ils demeurent le Pays du Soleil Levant. Rien ni personne ne pourra leur retirer leur superbe.

 Un bruit me tire de ma rêverie. Je reconnaîtrais sa discrétion et sa force entre mille. Je passe tout de même un œil par l’interstice de la chambre de Minami. Elle ne l’a pas fermée à double tour. J’en ignore la raison. Mais j’en suis fort heureuse, car cela me permet de voir ma petite-fille écrire sur une feuille de riz aussi longue que large, aux reflets parcheminés. La concentration qui émane de son corps aux apparences fragiles lui confère une aura solide. Rien ne pourra l’ébranler.

 Elle écrit. Je souris. Une personne qui écrit en pleine conscience ressemble à un rempart infranchissable. Elle rend visible toutes ses failles, toutes ses fragilités. Mais je ne l’ai jamais vue aussi forte et ancrée.

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