Chapitre 14-1 : Ikari no toki (le temps de la colère)
Mina
J’éprouve une aversion pour mon reflet. Ce n’est plus un secret. Mais quelque chose a changé tandis que je me regarde dans la glace. Peut-être est-ce moi qui ai changé. Cette réponse ne me convient pas. Elle me semble trop facile. Mes yeux plantés dans le miroir de la coiffeuse en bois blanc, je ne me reconnais plus. Je ressemble à une poupée disloquée. Je n’apprécie pas cette fille, mais je la déteste moins que celle que je voyais encore et encore tandis qu’un robot au carré violet lui coiffait sa longue chevelure noire. Cette dernière, trop lisse, m’a toujours débectée. Aujourd’hui ne fait pas exception à la règle. Je la trouvais fade, sans vie. Elle reflétait tout ce que je détestais en moi. En ce moment, elle me dégoûte mais pour une raison différente. Elle ne se contente pas de me renvoyer une image de moi que je déteste. Elle ne me reflète plus du tout. J’ai l’impression de faire face à une étrangère. Un feu grandit en moi, je dois l’écouter sous peine de finir consumée.
La nuit tombe peu à peu. Les ténèbres menacent d’engloutir la pièce. Je les laisse faire. Hier encore, je dormais avec une lumière tamisée. Je craignais le noir. Je me sentais impuissante, livrée à une atmosphère démoniaque, à la merci des youkais et yuurei, ces monstres et fantômes traditionnellement issus du folklore japonais, qui souhaitaient me faire du mal. En ce moment, je comprends que cette analyse de ma propre personne était bien naïve. Elle n’était pas fausse pour autant, mais cette compréhension de la situation manquait de profondeur. La peur que je ressentais face au manque de lumière d’une pièce ou d’un endroit n’était pas uniquement liée à un possible abandon de mon être tendu et sans défense laissé en pâture à des esprits. Je ne pouvais certes fermer les yeux et me livrer à des forces obscures face auxquelles je me rendais impuissante. Mais la lumière me rassurait aussi car, d’une certaine manière, elle remplissait le vide dans mon cœur. Elle me réconfortait. Elle prenait place dans ma poitrine et se faisait passer pour mienne. Je ne désirais pas me confronter à ma propre noirceur. J’avais peur du noir extérieur car je craignais qu’il ne fasse qu’un avec elle. Maintenant, j’attends les ténèbres nocturnes avec impatience. Je veux les voir. Nous avons beaucoup à nous dire.
Malgré mes plans, la nuit s’installe très lentement. Je sais que je n’aurais pas la chance de rester dans mes appartements jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière l’horizon. Ma grand-mère souhaite apparemment dîner à dix-neuf heures pile. Elle me somme de me rendre à table en kimono, selon une missive transmise par Takayama. J’irai en uniforme, bien qu’il soit poisseux. Il ne me représente plus tout à fait. Je ne mérite plus de le porter. Je refuse cependant d'enfiler une sorte de corset qui entrave mes mouvements.
Je ne quitte pas ma chambre avant 18h55. Je somme intérieurement l’obscurité de se montrer afin de m’engloutir, après avoir écrit mon ressentiment envers Ji Sub et sa clique. Je les hais. Mais je ne déteste pas qu’eux. Je n’aime personne. Je laisse cette triste constatation m’envahir lorsque mon coquillage vibre, presque douloureusement, contre ma clavicule. Le nom du destinataire me donne envie de vomir. Je n’ai plus rien dans le ventre. Seule une bile blafarde coule le long de mon menton. Je l’essuie d’un revers de la main. Je ne veux pas décrocher. Je ne peux cependant écouter mon désir. Il y a bien trop en jeu. Je tapote donc le centre de la coquille dorée. Je refuse l’appel vidéo, mais accepte néanmoins la communication.
— Ma chérie, tu ne m’as pas répondu tout à l’heure… Je me suis inquiété… J’ai cru que tu étais malade, ou qu’il t’était arrivé quelque chose au boulot.
J’étais en congé aujourd’hui, sombre crétin, tu t’en souviendrais si tu m’avais écoutée, crevé-je d’envie de lui rétorquer. Je déglutis avec difficulté avant de lui répondre.
— Je suis désolée, j’avais beaucoup de travail aujourd’hui.
— Tu as une petite voix…
— Je suis simplement fatiguée, comme je te le disais.
— Je vois. Je suis bien désolé pour toi.
— Il ne faut pas. C’est le métier qui rentre, comme on dit.
J’entends un rire léger s’échapper de sa bouche. Je le connais bien. Ou plutôt, je croyais bien le connaître. Je me trompais. Je le trouvais mignon et sincère. Plus maintenant.
— Tu es une forte tête, tu le sais ça ?
— Je commence à m’en rendre compte.
— Tu arrêtes même des méchants, en manches courtes qui plus est. Tu sais que la scène m’a fait beaucoup d’effet ? Et je ne parle pas de ta tenue… Enfin, je veux dire qu’elle était très bien, mais ce n’est pas uniquement elle qui m’a plu…
Il n’a pas idée du degré de véracité de ses mots. Je suis têtue. Je pense que je l’ai toujours été. J’ai simplement mis un temps fou à le réaliser. Je compte bien arrêter Ji Sub, l’empêcher de nuire, que je sois virée ou non. Peu importe si j’agis du côté de la loi ou à mon compte, tant qu’il laisse Shinedo tranquille. J’ai beau haïr cette ville, elle m’a vue naître et grandir. J’ai juré de la défendre, et je tiendrai parole.
— Ce n’était pas le but. Je ne voulais pas particulièrement me montrer belle. Je désirais simplement remplir ma mission.
— C’est bien pour ça que ça m’a fait de l’effet… Tu étais dans ton élément. Cela te rendait si attirante...
— C’est gentil. Pourquoi est-ce que tu m’appelles ?
— Je te l’ai dit, je m’inquiétais pour toi.
— Et quelque chose me dit que ce n’est pas la seule raison ?
— Ah bon ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Mon petit doigt. Ou mon instinct de flic. Appelle ça comme tu veux.
— J’aimerais te voir ce soir, si tu en as encore l’énergie. Sumire peut-elle t’aider à sortir de chez toi ?
Mon cœur se tord sur lui-même en même temps que mes boyaux. Il n’a pas le droit de prononcer son nom. Le funeste destin de Sumire n’était certes pas de son fait, mais peu importe. J’avais besoin de son réconfort. Pendant ce temps-là, avec son ancienne femme, ils désiraient me faire tomber dans le panneau, m’embrigader dans un plan dangereux. J’ignore encore les tenants et les aboutissants de ce dernier. Mais je m’en moque. J’en sais suffisamment.
— Non, Sumire n’est toujours pas revenue de l’antre du Répartout…
— Tu ne peux pas aller la chercher ?
— La rumeur dit que c’est un androïde un peu fou qui se cache dans une grotte lugubre.
— N’était-ce pas là l’œuvre de tes parents pour te flanquer la frousse ?
— Une sorte de croque-mitaine tu veux dire ? Possiblement. Mais je ne suis plus une enfant. Et j’ai un flingue !
— Il te serait utile face à un robot ?
— Qu’importe. Je n’ai pas peur d’y aller, mais j’ignore où il travaille. De plus, je ne vais pas aller la chercher.
— Et pourquoi donc ?
— Car je ne suis pas une très bonne amie…
Et cela nous fait un beau point en commun, espèce d’enflure…, pensé-je amèrement. Je tente de réprimer les sanglots qui forcent le barrage de ma gorge. Celle-ci se crispe en provoquant une douleur insupportable.
— Pourquoi tu pleures ?
— Je suis simplement fatiguée, c’est tout. En tous cas, je vais venir.
— Tu es sûre ? Sans l’aide de Sumire ? Et en étant aussi fatiguée ?
— Ne t’inquiète pas pour moi, j’ai de la ressource. Et puis, j’ai besoin de te voir.
Une lueur cendrée se faufile dans la pièce. L’alarme de mon coquillage interrompt l’appel.
— Je dois aller manger. Je te retrouve après.
— Bien, je suis déjà au Rokumeikan. À moins que tu ne préfères un endroit plus romantique ?
— Non, c’est parfait. À tout à l’heure.
Je raccroche. Ma vision éprouve des difficultés à se calibrer. Je ne discerne plus que les contours approximatifs de ma silhouette floue. Je parviens à faire glisser un élastique qui se trouvait autour de mon poignet. Je replie mes cheveux sur eux-mêmes afin de créer un semblant de chignon. Je ne suis cependant pas assez effrontée que pour manquer de respect au sol de la maison de mon hôte. Ce n’est pas la mienne et ce ne le sera jamais. Elle constitue néanmoins un abri plus que salutaire que je ne peux bafouer. Ainsi, je ne remets pas mes lourdes bottines. Je quitte mes pantoufles de chambre et les troque contre une autre paire qui trônait devant la porte de mes appartements. La lumière, bien que douce, du couloir, m’agresse les yeux.
Je me dirige en titubant vers la salle à manger. Le chemin ne m’est pas familier. Le nombre de fois que je suis venue ici se compte sur les doigts d’une main. Je finis cependant par retrouver mon chemin. La pièce est austère. Mon père et ma grand-mère doivent faire appel au même décorateur, qui ne semble pas être une personne très joyeuse soit dit en passant. Je ne m’en plains pas. Cette austérité, je l’accepte car je la sais temporaire.
Je m’assois en face de ma grand-mère. Elle ne me désigne pas de place attitrée. Je choisis le zabuton émeraude le plus éloigné du sien. Cette assise, pourtant inconfortable, me convient.
— Il y a un couvre-feu, m’annonce-t-elle au milieu du repas comme si elle avait deviné mon intention de faire le mur.
— Je ne le respecterai pas. J’ai à faire.
— Vas-tu me désobéir sous mon propre toit ? Je remarque que tu portes toujours cet accoutrement. C’est ridicule, est-ce que ma demeure ressemble à une station de police pour toi ?
— Je vous remercie pour votre hospitalité, mais cette dernière est forcée. Je vous ai menacée. Vous ne m’hébergez que pour cette raison, non ? Je n’ai donc aucune raison de vous obéir. Je ne suis pas votre fille, ni sous votre tutelle.
— Soit. Fais comme bon te semble.
— Je vous remercie. C’est bien aimable à vous.
Nous n’entendons plus que le tintement à peine perceptible de nos baguettes en bois contre nos bols en porcelaine. Je dois bien reconnaître, non sans aigreur, que j’affectionne la beauté et l’élégance de cette vaisselle. Elle a l’apparence des toilettes soignées qui ne laissent rien au hasard. Je n’ai jamais vu de peinture si bleue. Il n’y a que des tons neutres chez mes parents. Ma grand-mère remarque la façon avec laquelle je détaille chaque élément de son service, car elle finit par briser le silence.
— Ces bols viennent de Fukuoka. Cette ville portuaire possède un Dôme, elle aussi. Mais sa vaisselle est authentique. Ce bleu, tu ne le verras nulle part ailleurs. Il est maîtrisé depuis des siècles dans le Sud.
— Que voulez-vous dire ? Je croyais que le Dôme recouvrait tout le pays et qu’il était unique.
— Non, la technologie utilisée dépend de la situation géographique de chaque préfecture qui a résisté à la Troisième Guerre.
— Durant l’ère Sensou, non ?
— Oui. Quel manque d’originalité que ce nom, n’est-il pas ?
— Je le trouve également. Le fait de nommer une époque « l’ère guerrière » car celle-ci a essuyé la Troisième Guerre Mondiale est peut-être un peu facile…
— Quoi qu’il en soit, certaines villes ne sont pas protégées par un Dôme. Elles sont rares mais elles existent. Je le sais car j’ai dessiné les cartes moi-même. Il n’y a pas de Dôme à Sapporo, par exemple. On dit même que les derniers cerisiers du Japon y fleurissent encore. L’endroit est gardé secret par la population locale.
— Le gouvernement n’aurait-il pas pu les menacer pour connaître leur position exacte ?
— Le gouvernement n’a que faire de quelques arbres authentiques, tant qu’ils peuvent créer du faux afin de « réparer » les dégâts sur le vrai.
— Je vois…
— Je pensais moi-même que c’était une bonne idée. Je n’ai pas imaginé le Dôme uniquement pour m’enrichir. Je croyais que c’était la solution. Peut-être avais-je tort. Mais il est trop tard pour regretter quoi que ce soit.
Une excitation nouvelle éclot en moi. Elle retombe comme un soufflé. À quoi bon se réjouir du fait qu’il existe encore de réels sakuras si la seule avec laquelle j’aurais aimé partager cette nouvelle ne fait plus partie de ce monde ? Les robots ont-ils une conscience ? Je le crois, bien que je ne dispose d’aucune preuve. En revanche, je ne pense pas qu’ils soient dotés d’une âme. Je suis sûre qu’elle est bel et bien partie. Ils n’ont même pas pris la peine de garder une copie de ses souvenirs, auquel cas je l’aurais su.
— Mange, tu risques d’arriver en retard à ton rendez-vous…
Je suis étonnée par la bienveillance de sa remarque malgré son ton péremptoire. Je la sens inquiète pour ma personne. Son inquiétude se confirme lorsqu’elle ponctue l’air d’une phrase que je n’oublierai sans doute jamais.
— Fais attention à toi lorsque tu seras dehors.
J’acquiesce pour la rassurer, mais ne lui réponds pas. Les monstres les plus dangereux ne sont pas les youkais. Les choses les plus terrifiantes sont les faux-semblants. Je m’apprête à affronter la bête la plus dangereuse qui soit. Elle connaît mes faiblesses. Tout comme je connais les siennes. Je ne souhaite pas mentir à ma grand-mère en lui promettant que je serai en sécurité avec Ji Sub, car je l’ignore moi-même. Je ne veux pas non plus qu’elle se fasse un sang d’encre.
Je quitte la table en même temps qu’elle. Elle prend la direction opposée à celle de sa chambre. Elle se retourne après avoir effectué quelques pas. Son visage ne laisse transparaître aucune émotion.
— Avant de partir, veux-tu partager un verre de whisky shin-nihonnien avec moi dans mon boudoir ?
— Cela sonne bien. Je vais accepter, je vous remercie.
Je m’incline et me surprends moi-même de faire preuve d’autant de docilité.
Le moment que nous partageons est silencieux. J’apprécie le silence pour la toute première fois. Je savoure l’apaisement qu’il me procure. Je fais danser le liquide ambré dans mon verre d’un mouvement du poignet. Je transperce sa robe du regard et admire la manière avec laquelle les flammes des ampoules douces jouent librement dans l’alcool. Je le consomme lentement, à petites gorgées. Je repousse l’heure fatidique de mon départ.
— Je vais y aller grand-mère. Je vous remercie pour le verre.
— Je t’en prie. File, maintenant.
Je quitte la demeure de Mori Tsubaki et enfile mes chaussures dans le patio. La chaleur moite, pourtant régulée par le Dôme, me saisit. De petites lumières vertes et jaunes s’échappent d’un lac de la propriété. Je n’ai jamais pu admirer de lucioles. Je ne sais même pas si ces dernières sont réelles. Je ne m’en préoccupe pas davantage, mais les trouve pourtant réconfortantes. Après quoi, je saute dans le tramway. Le cheval qui le tire n’est peut-être pas une IAD, mais il y ressemble. Je ne peux discerner le vrai du faux, et cela m’agace. La nuit, profondément installée, a encré ses griffes dans Shinedo. Les milliers de lampadaires qui parsèment la ville ne la rendent rassurante qu’en apparence.
À mesure que les éclairages artificiels s’amenuisent, Arakawa se rapproche dangereusement.
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