Chapitre 14-2 : Ikari no toki (Le temps de la colère)
Ji Sub
— Mina ! Je suis heureux de te voir ! Tu es toujours en uniforme ?
— Je n’ai pas eu le temps de me changer.
— Sisi peut te trouver quelque chose, si tu veux.
— Je me fiche pas mal si je ne sens pas la rose ou si les gens me regardent avec un air dédaigneux. Je suis ici pour te voir.
— B…Bien…
L’aplomb soudain de Mina me désarçonne. Elle gagne en assurance de jour en jour. D’ordinaire, cette constatation me ravit. Mais là, elle me fait froid dans le dos. Je suppose qu’elle est de mauvaise humeur. Son boss a probablement poussé le bouchon un peu trop loin cette fois. À moins que cela ne soit son père ? Après ces courtes devinettes intérieures, je suis déjà épuisé et arrête mes déductions hasardeuses qui ne m’amènent à rien. Mina m’en parlera certainement au cours de la soirée. Essayer de la sonder ne ferait que m’épuiser inutilement. Je dois conserver mes forces, pour notre rendez-vous comme pour ce qui m’attend demain.
Je tente de capter son regard fuyant. Minami éprouve souvent des difficultés à regarder son interlocuteur dans les yeux. Elle a certes fait des progrès mais, depuis qu’elle m’a rejoint au Rokumeikan, elle recommence. J’ai aussi l’impression que les raisons d’aujourd’hui sont différentes. Une froideur s’est greffée à sa timidité habituelle. J’ignore pourquoi cette sensation crépite en moi et l’oublie bien vite. Je veux me concentrer sur ce bon moment que nous allons passer ensemble. Je place la paume de ma main sur la sienne. Celle-ci tressaille. Je sens l’un de ses muscles sauter de façon incontrôlée sous mes doigts.
— Veux-tu que je retire ma main ? Tu n’es peut-être pas encore assez habituée aux contacts physiques…
— Non… Enfin je veux dire que tu as raison, mais j’aime le contact de ta peau. Restons comme cela. Je vais m’y habituer.
— Soit. Que veux-tu boire ?
— Un whisky.
— Tu bois de l’alcool fort maintenant ?
— J’ai goûté ce breuvage chez ma grand-mère il y a peu. J’aime bien.
— Je crois que je n’ai jamais vu de femme aimer le whisky.
— Peut-être les regardes-tu avec un œil biaisé ?
— Peut-être… Sisi, apporte-nous un verre de whisky et un autre de thé vert glacé s’il te plaît !
— Bien reçu. On est débordés, ça peut attendre quelques minutes.
— Bien sûr, j’ai tout mon temps ! décrété-je.
— C’était pas une question.
La mine renfrognée de Mina se détend. Elle rit lorsque Sisi me rabat mon caquet. Son rire est léger mais il me procure beaucoup de bien. Je lui souris. Elle se renferme instantanément.
— Allons bon, j’ai dit quelque chose de mal ?
— Pourquoi tu dis ça ?
— Si tu voyais ta tête depuis que t’es arrivée... Une vraie porte de prison !
— Non, non… Rassure-toi. Je suis juste inquiète. Je ne sais pas comment rentrer sans l’aide de Sumire. J’ignore jusqu’à quelle heure je vais pouvoir rester… C’est tout.
— Ah… Ok. Je comprends.
Sisi dépose nos consommations devant nous avant de repartir comme une balle. Elle a cependant eu l’occasion d’adresser un regard plein de compassion à Mina. J’ai autrefois aimé Sisi pour ses belles qualités humaines. Mais la pitié qu’elle éprouve envers elle actuellement m’énerve autant que je l’apprécie. L’agacement pourrait se lire sur mon visage à tout moment, et Mina est douée pour cerner les expressions. Je grime donc mon visage à l’aide de mon plus beau sourire.
— Je suis ravi de te voir tu sais.
— Parce que tu as quelque chose à me dire ?
— Non… Pourquoi ? Je suis simplement heureux de voir ma copine.
— D’accord… Moi aussi, je suis heureuse de te voir !
— Pourquoi crois-tu que j’ai quelque chose à te dire ?
— Je suis flic, je te rappelle. Pour être honnête, j’ai énormément apprécié notre petit rendez-vous au clair de lune. Mais je ne suis pas stupide. Tu n’as pas retapé cet engin uniquement pour survoler la ville avec moi. Tu ne me connaissais pas encore au moment où tu as commencé à avoir ce projet… Pourrais-je en savoir davantage ? Tu peux tout me dire tu sais.
— Mina…
— S’il te plaît. J’ai besoin de te faire confiance et je peux tout accepter venant de toi, à condition que je l’apprenne de ta bouche et non autrement.
— Bien… Par où commencer… Premièrement, ma mère a disparu ici. Elle vivait dans ce quartier. Mais ça, je te l’avais déjà dit, je crois. Je pressens que le gouvernement sait quelque chose à propos d’elle. Mais ce n’est pas tout. Ce quartier n’était déjà pas bien beau avant, mais ils l’ont dégradé. Nous n’avons même pas accès aux bienfaits du Dôme alors que nous sommes les plus exposés de Shinedo. Tout cela car nous sommes des Réfugiés et non des habitants de sang. Mais à cause de qui en sommes-nous là ? À cause du Dôme, cette technologie qui aurait pu sauver tant de gens…
— Me tiendrais-tu pour responsable pour les erreurs et la cupidité de mes parents ?
— Tu es riche et tu ne connais rien de nos souffrances, mais non. Je te sais différente d’eux et tu n’étais qu’une enfant lorsqu’ils ont vendu leur technologie au plus offrant, laissant le Brésil, le pays de M. Martins, et la Corée du Sud, le mien, fléchir sous la pauvreté et les intempéries. Le Japon est un pays colonisateur, depuis toujours. Je ne peux plus le supporter !
Mina reprend une gorgée de son breuvage sec et fort. Je reconnais ce geste. Elle se donne du courage. Je l’admire, même si j’espère que l’alcool ne deviendra pas pour elle le fardeau qu’il fut pour moi. Mais je suis touché par le fait qu’elle fasse tout pour accepter le monde des clandestins dont je fais partie et encaisser la nouvelle.
— Quel rapport avec le zeppelin ? finit-elle par demander.
— Demain, c’est l’anniversaire de l’Empereur, ainsi que celui de sa fille. Le fait qu'ils partagent la même date d'anniversaire est peut-être inventé de toutes pièces, mais peu importe. Elle ne se montre jamais mais, selon mes sources, elle sera présente cette fois. Ce serait légitime. Après tout, elle est la seule héritière. Elle aura vingt-et-un ans, l’âge de la majorité. Son père aura cinquante ans, un demi-siècle. Ils sont connus pour être superstitieux. Un demi-siècle, je suppose que ça se fête… Et puis, le peuple shin-nihonnien se pose sans cesse des questions sur la présumée maladie de la Princesse. Elle doit faire bonne figure pour son peuple, l’étiquette, le protocole… Appelle cela comme tu veux. Bref, elle sera sûrement présente. Nous allons donc l’enlever.
Mina s’étrangle avec son breuvage. Quelques gouttes dorées dégringolent de ses lèvres naturellement roses. Ses joues s’empourprent. Je lui tends un mouchoir, qu’elle refuse sèchement. Elle retire la main qui se trouvait sous la mienne.
— Tu vas enlever une jeune fille, souffrante de surcroît ?
— Aucun mal ne lui sera fait, que nous obtenions ou non le fruit de nos revendications.
— Cela reste un enlèvement, un crime !
— J’oubliais que je parlais à une flic ! Où est passé ton joli discours d’acceptation envers ma communauté ?
Elle paraît déboussolée. Ses globes oculaires bougent dans tous les sens. Elle respire profondément avant de planter ses iris foncés dans les miens.
— Ji Sub… Je comprends ta cause. Il me faut juste un peu de temps pour digérer la nouvelle. Comme tu l’as si bien dit, je suis une flic doublée d’une gosse de riches. Qui plus est, je viens de cette famille que tu détestes tant… Tout cela est difficile à accepter, mais j’aimerais t’aider. Vraiment. Et je te remercie de me faire confiance et de m’en avoir parlé.
À ces mots, mon cœur s’allège tel une montgolfière. Je lui reprends la main. Elle ne bronche pas. Elle caresse même le dos de la mienne avec son pouce.
— Tu me promets qu’aucun mal ne sera fait à la Princesse ?
— Je te le promets.
— Peux-tu me confirmer qu’il n’y aura pas de blessés ?
— Nous ferons tout pour. Nous sommes des pacifistes.
— Très bien. Comment puis-je t’aider ? reprend-elle.
— Tu es flic. Tu connaîtras peut-être le chemin emprunté par les escortes. Tu pourrais nous les communiquer.
— Je ne sais pas, je ne suis qu’une bleue… Ils ne m’ont encore rien dit à ce sujet.
— Ces informations sont souvent classées confidentielles tu sais. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le secret soit gardé jusqu’à la toute dernière minute.
— Je vois. J’espère que je serai mise au parfum lorsque je prendrai mon service demain matin.
— Bien. L’événement se tiendra à l’extérieur. Une aubaine pour nous. Nous interviendrons par la voie des airs, avec le zeppelin bien évidemment. Mais il serait préférable de parer à toute éventualité et de connaître les protections au sol, et éventuellement dans le ciel, qui seront mises en place.
— Je comprends.
Je porte sa main à ma bouche. Je n’appuie que légèrement mes lèvres contre ses phalanges. Je ne veux pas la brusquer davantage, mais je souhaite tout de même lui montrer ce que je ressens pour elle. Cette fille est formidable. Sa première réaction, aussi compréhensible soit-elle, m’a légèrement chamboulé. J’ai craint qu’elle ne nous trahisse, mais elle a rapidement repris ses esprits. Elle comprend souvent, avec une vivacité d’esprit rare, les enjeux qui l’entourent, même lorsqu’elle est étrangère à ces problématiques. Elle ne cessera jamais de me surprendre. Je réalise que j’ai besoin de cette adrénaline, et qu’elle pourrait bien me la procurer à vie. Je nous imagine devenir, avec le temps, une sorte de couple iconique à la Bonnie & Clyde. J’ai toujours apprécié leur histoire, leur fin tragique me laisse moins rêveur mais je l’accepterais tout de même comme prix à payer afin de vivre une existence exaltante avec Mina.
— Je t’aime, tu sais.
Ces mots me surprennent, bien qu’ils viennent de sortir de ma propre bouche. Je ne pensais pas pouvoir les prononcer à nouveau un jour. Sisi et moi avons signé nos papiers de divorce il y a un bail, mais j’étais bêtement convaincu qu’un tel amour ne se présentait qu’une fois dans une vie. Ou est-ce un amour comme celui que j’éprouve pour Mina qui est exceptionnel ? Ou peut-être sommes nous conçus, programmés, d’une manière encore totalement différente qui m’échappe encore ?
Une expression étrange prend forme sur la toile de son charmant minois. Je ne parviens pas à la déchiffrer. Mina agit souvent comme un livre ouvert, et ce malgré elle. Je la trouve mignonne pour cette même raison. Mais je dois bien avouer qu’elle me trouble en ce moment. Le fait de ne pas parvenir à décoder l’entièreté de son être me donne l’impression de bouillir de l’intérieur.
— Tu veux qu’on aille ailleurs ? m’entends-je proposer.
— Je préfère rester ici, souffle-t-elle.
Je réalise qu’elle ne m’a pas retourné ma déclaration. Et si elle n’éprouvait pas la même chose pour moi ?
— Je suis désolé si je t’ai fait part de mes sentiments un peu trop tôt. Pour être honnête, je croyais que tu serais la première à « craquer ».
— Ah bon ? Pourquoi ? Car je suis une jeune fille naïve qui n’a pas encore vécu de relation amoureuse contrairement à toi ?
— Je n’ai jamais dit ça !
— Ne t’inquiète pas. Je ne t’en veux pas. Je pensais aussi que tu te déclarerais que bien après moi. Je m’étais même préparée à cette éventualité. Comme quoi, il ne faut jamais dire jamais… Je t’ai surpris mais crois-moi, je me surprends également… Et ce de plus en plus.
— T’es une fille épatante, c’est pas étonnant quand on y réfléchit bien.
— Je te remercie.
Elle marque une pause. Elle réalise peut-être la sécheresse de son ton ainsi que de ses mots car elle s’en excuse aussitôt.
— Je suis désolée de ne pas réagir exactement comme tu le souhaiterais. J’ai eu énormément de choses à gérer aujourd’hui…
— Ah bon ? Comment ça ? Asakusa t’a encore fait la misère ?
— Oui, c’est exactement ça ! Il ne m’aime clairement pas. Il cherche toutes les meilleures raisons du monde pour me décourager. Il espère ainsi que je démissionne. Ou que je sorte de mes gonds pour qu’il puisse me virer sans la moindre indemnité. En tous les cas, c’est un con.
— Ce n’est plus à prouver. Il ne te mérite pas ! La police ne te mérite pas ! Cette nation ne te mérite pas !
Je la sens trembler sous mes doigts. Le fil de sa respiration se raccourcit. Sa poitrine se gonfle en prenant une profonde inspiration. Je ne peux m’empêcher de poser les yeux dessus. L’air qui s’en échappe finit sa course sur mes joues. Celles-ci crépitent tandis que Mina pose les coudes sur cette table derrière laquelle nous nous sommes si souvent installés. Une première ! Elle décolle les fesses de la banquette.
— C’est gentil… Je pense aussi que les gens qui me méritent se comptent sur les doigts d’une main…
Le ton de sa voix se teinte d’une légère provocation. Mes lèvres avancent vers les siennes jusqu’à ce que nos souffles se mélangent. Au moment où je croyais que nos bouches allaient s’agripper, Mina se laisse retomber sur le banc rembourré. Je suppose qu’elle n’est pas prête. Je relativise. J’avais bien sûr envie que l’on s’embrasse, mais elle ne se sent probablement pas prête et je la comprends. Rien ne presse. Je lui souris pour la rassurer au cas où elle en aurait besoin, mais elle paraît réfractaire à ma marque d’affection. La déception grandit en moi, mais je ne lui en tiens pas rigueur.
— Tout va bien ? finis-je par demander.
— Je suis désolée si je te parais étrange aujourd’hui. Comme je te le disais, j’ai eu une rude journée. Je suis simplement épuisée. Je vais rentrer, merci pour le verre.
— T’en es sûre ?
— Oui oui, il faut que je me repose si je veux être en forme pour demain. Si j’ai bien compris, je dois te tenir au courant si je sais quoi que ce soit, c’est ça ?
— C’est ça ! T’as tout compris !
Pris dans l’euphorie du moment, je me lève en même temps qu’elle et l’embrasse. Lorsque je prends conscience de mon geste, je m’éloigne d’elle. L’expression impassible de son visage ne me donne aucun indice. J’ignore si j’ai fait quelque chose que je n’aurais pas dû.
— Je… Je suis désolé. Je suis juste si heureux que tu nous aides… T’es vraiment exceptionnelle !
— Je… Je t’en prie. On se recontacte demain.
Je retrouve la Mina effarouchée de notre première rencontre. Elle s’empresse de s’enfuir. Une petite voix en moi me hurle de la suivre, mais je lui flanque une belle claque. J’imaginais notre premier baiser plus doux, plus romantique. Je le voulais pour Mina, mais également pour moi. Je suis certain qu’elle n’a jamais partagé d’intimité physique auparavant. Je m’en veux terriblement. Je ne dois surtout pas la presser davantage. Dépité par ma propre réaction presque bestiale, je me rassois. Mon cœur continue de battre comme un fou dans ma poitrine, offrant un décalage avec la mollesse de mon corps. Mon palpitant comprend que tout prend forme, et que la femme de sa vie va l’aider à réaliser ses projets. Il n’aurait jamais pu le concevoir, même dans ses rêves les plus fous. Mina est décidément pleine de surprises, comme l’en atteste son verre à moitié vide. Je suis déçu qu’elle soit partie, alors que je sentais un rapprochement opérer entre nous, mais souris en remarquant qu’elle n’a pas réglé sa consommation. Je n’ai jamais dit que je la lui offrirai. J’ai toujours su qu’elle avait beaucoup d’audace en elle, mais elle ne la montre que rarement. Je suis heureux qu’elle s’autorise de plus en plus à la libérer.
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