Chapitre 15-1 : Yuuki no toki (le temps du courage)

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Mina

 Je ne prête qu’une maigre attention aux lampadaires qui bordent les rues et les routes. Je ne vois rien d’autre que les ténèbres. Elles se tiennent prêtes à m’engloutir au moindre signe de faiblesse. Je lutte malgré mon manque évident de force. Je n’essaye plus de courir. Mes pieds engourdis m’en empêchent. Je fonctionne au ralenti. Pourtant, mes muscles sautent inlassablement en se contractant. Lorsque je me décide à relever la tête, je réalise que je me trouve encore trop loin de Shinjuku. Mon allure d’escargot m’énerve. Je m’arrête un instant, en plein milieu de ce trottoir trop étroit où s’agglutinent des chaises en plastique et des clients de bars déjà éméchés. Je ferme les yeux. Je tente de faire appel à ma bonne vieille copine l’adrénaline. J’aurais aimé être dans un film, me réincarner dans le corps d’une jeune femme cool et intrépide que rien n’aurait arrêté. Mais j’ai les boyaux tout retournés à cause de ce baiser que j’ai autant aimé que détesté. Ji Sub était heureux comme un enfant. J’aime cette part de lui, plus douce et naïve. Mais ce même homme est également capable de commettre des atrocités. Je n’aurais jamais dû le laisser me toucher.

 Bien peu soucieux de mon mal-être, les gens autour de moi me poussent. Mon uniforme débraillé ainsi que ma coiffure défaite ne doivent rien leur inspirer. J’entre dans un taxi et ne décroche pas un mot de tout le trajet. Ma jambe trépigne. Le chauffeur n’a pas envie de bavarder. Moi non plus. Tant mieux. Mais il me targue d’un regard lourd de jugements pour le moins désagréable. Je pose la main sur ma cuisse, afin de me rassurer et de stopper ses tremblements. Les minutes qui me séparent du poste sont interminables. Lorsque je parviens aux portes coulissantes automatiques qui marquent la séparation l’entrée et le hall, un vif, mais éphémère, soulagement s’empare de moi.

 Asakusa se matérialise devant moi et me barre la route. Depuis quand fait-il partie de l’équipe de nuit ? Je savais que Sasaki faisait des heures supplémentaires certains vendredis soir, mais j’ignorais que notre patron serait présent. Son air furax me file les jetons. J’ai l’habitude de ses sermons, mais son expression ne m’a jamais autant tétanisée.

— Tiens tiens, mais qui voilà… Ne serait-ce pas cette chère Mori ? Vous avez du cran de vous pointer ici, en uniforme de surcroît, surtout après ce que vous avez fait ! En outre, qu’est-ce que c’est que cette horrible manière de le porter ? Vous êtes décidément une véritable honte ambulante à votre profession. Ce n’est pas pour rien que les ladies devraient rester chez elles à lire ou à broder…

— Chef, je…

— J’ai reçu l’appel du patron d’une décharge. Vous auriez fait une perquisition en uniforme, sans mandat, après l’avoir verbalement menacé. Le tout sans être en service. Confirmez-vous ces allégations ?

— Ou…Oui mais…

— Il n’y a pas de « mais » qui tiennent. Vous êtes mise à pied, et cette sanction est à effet immédiat. C’est dommage, j’allais vous mettre sur la mission de votre vie pas plus tard que demain. Sasaki voyait tant de belles choses en vous que j’ai voulu y croire… Rendez-moi votre insigne et votre arme. Je parlerai à la patronne pour vous virer une bonne fois pour toute. J’aurais préféré vous pourrir, vous pousser à la démission… Mais je ne peux plus vous supporter. J’ai fait preuve de suffisamment de patience à votre égard.

 J’obtempère. Sa carrure d’armoire à glace cache une bonne partie de l’intérieur de l’immeuble mais je perçois tout de même un attroupement de petits curieux s’entasser derrière la vitre. Je tourne rapidement les talons, sonnée. J’ai beau détester mon patron, cette sanction me semble plutôt juste. Je l’ai méritée. La réalité me secoue quelques secondes plus tard. Je reviens sur mes pas. Asakusa s’apprête à rentrer.

— Chef…

— Considérez que je ne suis plus votre chef ni quoi que ce soit pour vous. C’est clair ?

— Chef… Je suis désolée pour tout cela et j’ai amplement mérité d’expier mes fautes. Mais je dois vous avertir que des dissidents Réfugiés comptent s’en prendre à la princesse demain. Ils veulent l’enlever demain, pendant son anniversaire et celui de l’Empereur !

— Ah tiens, voilà autre chose… Et comment le savez-vous ?

— Ces Réfugiés étaient mes amis… Ils se sont donc confiés à moi…

— Vous traînez donc avec de la racaille, tiens tiens… Cela n’a rien d’étonnant. Bref, avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?

— Non mais…

— Je ne vous fais pas confiance, Mori. Et personne ici non plus. La princesse et l’ensemble de la famille impériale seront entre de bonnes mains quoi qu’il en soit. Ceci n’est plus de votre ressort. Rentrez chez vous et brûlez cet uniforme. Vous n’en aurez plus besoin.

 Sans attendre la moindre réponse de ma part, il pénètre dans le hall. Je vois d’ici tous les agents de nuit se hâter pour se séparer, tels des fourmis, et regagner leurs postes. Je dois absolument prévenir Sasaki.

— Tout va bien ?

 Mon amie Yuka passe timidement la tête par la fenêtre des toilettes pour femmes.

— Je viens de me faire virer, on dirait… réalisé-je dans un rictus mi-amusé, mi-nerveux.

— J’avais cru comprendre… Je peux faire quelque chose pour toi ?

— Oui… Ce serait très gentil de ta part si tu pouvais me vider mon casier et me rapporter mes affaires…

— Oui, bien sûr. Ne bouge pas.

 Je m’assois à même le bitume et pianote un message sur le clavier en hologramme qui s’affiche devant moi après avoir tapoté mon coquillage.

Sasaki-san,

Je suis vraiment désolée pour tout. Peut-être es-tu au courant pour ma mise à pied… Là n’est pas le plus important. J’ai appris ce que comptait faire mon copain, ou plutôt mon ex, mais il ne le sait pas encore, avec son foutu zeppelin… Il souhaite enlever la Princesse demain. Apparemment, il y aura une sortie impériale. J’ignore où et quand. Tout ce que je sais, c’est qu’il comptait sur moi pour lui fournir des informations sur les itinéraires des escortes de sécurité. Je lui ai promis de faire le nécessaire. Bien sûr, j’ai menti. J’ai également demandé à ma grand-mère de pouvoir utiliser son jet privé ainsi que de me fournir une autorisation pour décoller et atterrir. Je ne savais pas encore quels étaient les plans de Ji Sub à ce moment-là, mais je voulais pouvoir le poursuivre au cas où il s’enfuyait à bord de son engin de malheur…

Que faisons-nous ?

Mina

 J’envoie également un message à ma grand-mère afin de lui demander de préparer les autorisations et l’appareil pour demain. Je lui précise que j’aurai également besoin d’un pilote.

— Tiens ! chuchote une voix à la fois douce et suffisamment forte pour que je l’entende.

 Il n’aura fallu que moins de cinq minutes à Yuka pour accéder à ma requête. Son efficacité et sa gentillesse vont me manquer, bien que nous n’ayons pas eu l’occasion de beaucoup nous fréquenter. Je le regrette aujourd’hui. J’attrape le baluchon qui contient toutes mes affaires et la remercie chaleureusement pour son aide, en espérant qu’elle n’aura pas d’ennuis par ma faute. Après quoi, je prends le chemin du retour. Une fois dans le lit froid et étranger de cette chambre sombre, je ne parviens pas à fermer l’œil malgré malgré ma fatigue corporelle et mentale. J’attends, pendant presque toute la nuit, une réponse de Sasaki. Je sombre dans le sommeil vers quatre heures du matin, mon coquillage dans le creux de ma paume. Les premières lueurs du jour me tirent de mes rêves agités vers cinq heures et demie. L’aube brille d’un éclat à la fois fin et puissant. Petite, j’adorais ce genre de temps. Il me laissait espérer une bonne journée. Je sais aujourd’hui qu’il n’augure rien de bon, en tous cas pas pour aujourd’hui. Il est tout au mieux neutre, au pire funeste.

 Je suis soulagée de constater que Sasaki m’a répondu. Il me donne rendez-vous dans un café à midi. Il poursuit son message en me confiant qu’il sort d’un briefing durant lequel lui ont été transmis les informations relatives aux déplacements de la famille impériale. Je me force à me rendormir quelques heures. Il le faut. J’aurai besoin de toute ma concentration. Après quoi, je file dans les sources d’eau chaude du jardin. Durant tout ce temps, mon coquillage vibre inlassablement. Je manque de l’écraser contre une pierre bouillante. Ji Sub essaye de me joindre depuis les premières heures de l’aurore. Il doit avoir hâte que je risque mon métier pour lui, que je lui balance mes coéquipiers et que j’envoie valser mes valeurs sans aucun état d’âme. Pour l’heure, il n’a pas connaissance de mon licenciement. La chose m’inquiète autant qu’elle me réjouit. J’ai quelques coups d’avance, mais suffiront-ils ? D’autant plus que je ne dispose même pas des informations demandées par Ji Sub pour assurer ma crédibilité ou lui mentir.

 Le calme de la nature qui m’enveloppe contraste avec mon énervement intérieur. Je ferme les yeux. Je me concentre sur l’eau chaude qui entre dans mes pores en même temps que l’air dans mes narines et mes poumons. Je porte aussi une attention toute particulière au silence environnant. J’intercepte les chants discrets de quelques oiseaux. Certains roucoulent. Je me surprends à ricaner. Ne serait-ce pas un peu tard pour les démonstrations d’amour ? Le printemps est passé, seul reste l’été et ses températures moites. Celles-ci ont beau être un peu régulées par le Dôme, elles n’en restent pas moins lourdes. Les orages se font nombreux à cette période de l’année. J’aimerais tant que la foudre s’abatte sur ce fichu zeppelin. Mais la vision, un peu trop réaliste, du cadavre de Ji Sub me fait violemment ouvrir les yeux. Je ne souhaite pas sa mort. Pourtant, elle risque d’arriver.

 « Fais chier… » me laissé-je aller à grogner entre mes dents. Depuis quand est-ce que je parle ainsi ?

 Je sors du onsen et m’enveloppe rapidement dans une serviette blanche en éponge. Après quoi, je m’habille à la hâte. Je suis heureuse de ne pas remettre cet uniforme tout poisseux. Je déballe le bagage de fortune préparé par les soins de Yuka et enfile un pantalon cargo kaki ainsi qu’un haut en tissu dans les mêmes tons à manches longues. Je ne peux pas prendre le risque de m’afficher à moitié dénudée malgré la chaleur. Mais des habits confortables, aux couleurs susceptibles de se fondre dans n’importe quel décor, me paraissent nécessaires à la situation. Je laisse mes cheveux sécher à l’air libre et rejoins Sasaki. Bien que les Réfugiés ne viennent que rarement à Shinjuku, j’ai couvert le bas de mon visage à l’aide d’un masque blanc. Les gens se retournent sur mon passage. Tant pis.

 Je retrouve un Sasaki déjà assis, aux traits tirés.

— Bonjour Sasaki-san.

— Bonjour Mina.

— Je suis vraiment désolée…

— Nous n’avons pas le temps pour les excuses. Comme je te l’ai déjà dit, tu as fait une bêtise et tu le sais. Je suis navré pour ta mise à pied, j’essayerai de m’opposer à ton licenciement une fois tout le monde en sécurité. Pour le moment, je te propose de passer à la suite.

— Bien sûr.

 Je commande un café noir glacé. Une fois celui-ci arrivé, j’enlève mon masque en laissant celui-ci pendre à mon oreille droite. Je glisse la paille entre mes lèvres et sirote le liquide amer et réconfortant pendant que j’écoute mon coéquipier.

— J’ai tenté d’expliquer à Asakusa que tes informations étaient vraies, que tu avais déconné hier matin mais que ton récit n’en était pas moins fondé. À part les capitaines de police et les lieutenants-chefs comme Asakusa, ainsi que l’armée, la sécurité intérieure, et quelques membres influents du monde politique, de la presse, et de l’événementiel, personne n’était au courant de la sortie de l’Empereur et de sa famille avant ce matin. On savait qu’il risquait de faire une apparition à la salle habituelle, rien de plus. Un journal ou l’autre avait laissé entendre que sa fille serait présente, mais ce n’était rien de plus qu’une simple rumeur. Le simple fait que tu aies été au courant de cet événement montre ta bonne foi. Il n’a rien voulu entendre.

— Je vois…

— J’ai également appris que quelques avions militaires voleraient dans le ciel, mais très peu. Personne ne s’attend à une menace aérienne, encore moins au moyen d’un zeppelin. J’ai des amis et anciens collègues dans l’armée, j’ai réussi à en contacter un. Par chance, il sera aux commandes de l’un de ces appareils. Il me fait confiance. Il fera son maximum, mais il ne garantit pas qu’il réussira quoi que ce soit dans les airs. Les manœuvres risquent d’être périlleuses dans le ciel. Il ne pourra pas prendre le risque de blesser la Princesse si elle se trouve à bord, tout comme les civils et la famille impériale qui restera à terre.

— Alors, que faisons-nous ?

— Tu pourrais leur donner de fausses informations concernant nos itinéraires aériens et au sol. Nous pourrions ainsi leur tendre une embuscade. La Princesse risquerait néanmoins d’être blessée si elle se trouve déjà à bord. Le problème étant que, si nous les arrêtons avant, nous n’aurons aucune preuve de ce qu’ils manigançaient, à part ta parole. Tout sera réfutable. Ils pourraient être relâchés et recommencer.

— Mais ce sont des Réfugiés. La police et le gouvernement les détestent. De simples doutes ne suffiraient-ils pas à les arrêter ?

— Peut-être. Mais ils pourraient être très vite relâchés. De toute façon, dans le meilleur des cas, ils finiraient alors emprisonnés, voire expulsés ou pire, sur la seule et unique base de leur appartenance au camp des Réfugiés et ce ne serait pas non plus une bonne chose, d’un point de vue éthique comme politique et militaire. Imagine un peu la guerre civile que cela pourrait déclencher…

— Alors, que faisons-nous ? Nous n’allons pas rester les bras croisés.

— La famille impériale se tiendra sur une scène dans le parc d’Ueno à seize heures. Je serai en patrouille à partir de quatorze heures trente, et seul dans ma voiture. Tu aurais un moyen pour me suivre ?

Comme si l’Univers se jouait de nous, mon coquillage tressaute entre mes clavicules.

 Je n’ai pas réussi à t’obtenir un avion ni la moindre autorisation. C’est l’anniversaire de l’Empereur aujourd’hui.

— Non, plus maintenant, soupiré-je. Ma grand-mère n’a pas obtenu la moindre autorisation de voler, aussi influente soit-elle. Je suppose que l’importance de la date joue en notre défaveur. Mais je pourrais rester avec les Réfugiés tout du long et te tenir au courant de leur position directement depuis l’intérieur du zeppelin.

— J’y avais pensé, mais la chose est trop risquée. Ces gens sont dangereux. Ils se préparent à enlever une jeune femme malade. Ils n’hésiteront pas à se débarrasser de toi si tu deviens un problème. Et si tu joues trop bien ton rôle et que la police ou les militaires parviennent à vous arrêter, tu risques d’être prise toi aussi pour une criminelle. Même si tu es shin-nihonienne, si tu as pactisé avec des Réfugiés et menacé la Princesse, alors…

— Je comprends. Mais je n’ai pas le choix. Voici ce que nous allons faire.

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