Chapitre 15-2 : Yuuki no toki (le temps du courage)
Mina
J’éprouve l’horrible sensation que quelqu’un s’amuse avec mes boyaux comme s’ils n’étaient que de vulgaires jouets. Si je ne savais pas la chose impossible, je pourrais jurer que mes entrailles sont en feu. Je n’ai donc clairement pas faim. Sasaki m’a proposé de déjeuner avec lui dans ce café. J’ai décliné son offre. Je ne souhaite pas vomir, encore moins en pleine action. Il m’a malgré tout assuré que les nausées partiraient en avalant un petit quelque chose. En me rendant à contrecœur à Arakawa, comme le spécifiait le dernier message de Ji Sub, je me suis arrêtée au conbini. Il ressemble à toutes les échoppes du même style, mais son aura me paraît différente. C’est ici que j’ai acheté mon repas lors de ma deuxième patrouille, au début de mon service. J’ai réussi l’exploit de me faire virer au bout de quelques mois. Quant à l’homme que j’ai revu ici, après l’avoir défendu la veille, je prie pour ne pas l’y croiser maintenant. Ce n’est qu’une question de minutes avant que je n’aille à sa rencontre, mais j’espère obtenir un peu de tranquillité avant.
La première bouchée de mon onigiri me semble fade. La deuxième s’avère un peu meilleure. Le reste passe comme une lettre à la poste. Une fois la boule de riz avalée, je me sens déjà mieux. Je fais descendre le tout grâce à du thé vert en bouteille. Je prends le temps de respirer malgré l’air vicié d’Arakawa. Je n’ai pas d’éventail turbo sur moi, ni de respirateur accroché à mon uniforme puisque je ne porte plus ce dernier. Je ne dispose, pour me protéger la bouche, et le nez, que du masque noir que j’ai mis ce matin. Il ne filtre pas grand-chose. Étonnamment, la tête ne me tourne pas. Je me surprends même à me trouver plutôt calme en dépit de ma nature anxieuse et des circonstances. Une vie humaine est en jeu, qui plus est la fille unique de l’Empereur. Le poids de la mission de sauvetage que je dois mener est colossal. Son caractère officieux me retombera peut-être dessus. Il sera compliqué de prouver que je jouais un rôle dans le but de la sauver, que j’ai fait semblant de participer à cet enlèvement. Mais, quel qu’en soit l’issue, je donnerai mon maximum afin de déjouer les plans de Ji Sub. Ce dernier ignore ma réelle position, ce qui constitue un réel avantage. Du moins essayé-je de m’en persuader.
Je me dirige vers le Rokumeikan d’un pas lourd, notant la légèreté avec laquelle je m’y rendais autrefois. J’ai l’impression de repenser à un temps lointain, alors que l’époque où je m’y réfugiais pour chercher la compagnie d’amis de confiance n’est pas si loitaine. À mes yeux, il s’est écoulé un siècle depuis mon rendez-vous avec Ji Sub à bord de son zeppelin. Pourtant, il n’a eu lieu qu’il y a deux jours.
Je pousse les robustes battants. Personne n’a pris la peine de les verrouiller malgré l’écriteau marqué « fermé ». J’y trouve Sylvie en train de nettoyer des verres derrière le comptoir. Ses cheveux acajou sont toujours noués en un chignon flou duquel s’échappent quelques mèches maladroitement retenues par un fichu noir aux motifs tribaux blancs. Elle détecte instantanément ma présence et relève la tête. Nos regards se croisent. Elle me sourit. Cette sylphide, aussi belle que précise dans son travail, ne m’appréciait pas vraiment. J’aurais dû m’en douter, nous sommes bien trop différentes. Elle n’aurait jamais été amie avec une fille coincée telle que moi. Cela tombe sous le sens. Je déglutis avec difficulté, refoulant les larmes de rage et de tristesse qui s’invitent au bord de mes paupières. Je les chasse et m’avance vers elle.
— Salut, lancé-je.
— Coucou Mina. Tu as changé de style, on dirait. Ça te va bien.
— Merci, Sylvie.
— Tu ne m’appelles plus Sisi ?
— Oups, si, pardon, où avais-je la tête… ? Je pense que j’aime un peu trop ton prénom que pour ne pas le prononcer en entier.
— Oh, tu es si mignonne. Merci. Peu de personnes le complimentent. Bon, qu’est-ce qui te ferait plaisir en attendant Ji Sub ? C’est la maison qui régale !
— Tu peux me refaire le mocktail de ma première venue ici, s’il te plaît ? Je suis un peu nostalgique…
— Oh mais bien sûr, je vais voir si j’ai tous les ingrédients. Installe-toi.
Pour une fois, je m’assois directement au bar. J’observe longuement Sylvie. Ses gestes sont amples et précis à la fois. Elle sourit, même lorsqu’elle fait preuve de concentration. Ses dents sont parfaitement blanches. Son visage n’est pas juvénile comme le mien. Il respire encore la jeunesse, mais avec une pointe de maturité en plus. Pas étonnant que Ji Sub soit toujours amoureux d’elle.
— Et voilà ma grande ! s’exclame-t-elle en faisant glisser le verre sur le comptoir.
Je me saisis de la paille et la cale entre mes lèvres. Je n’ai pas d’autres plans que celui de calmer les battements de mon cœur et d’attendre Ji Sub.
— Dis, tu savais qu’il voulait enlever la Princesse ?
Merde, la question m’a échappé ! Elle me considère avec des yeux surpris. Les traits de son visage se détendent au bout de quelques secondes. Elle croise les bras, s’adosse contre le plan de travail qui se trouve face à moi, s’humecte les lèvres et me répond :
— Oui, j’étais au courant depuis le début. Pour être honnête, je trouvais que c’était une mauvaise idée.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
— Mmmh… Ne le répète surtout pas à Ji Sub mais il a vécu des épreuves épouvantables. Comme nous tous. Mais M. Martins et Ji Sub en ont particulièrement bavé. C’est peut-être pour ça qu’ils sont si amis tous les deux… Enfin bref ! Ji Sub a vécu la guerre entre les deux Corées lorsqu’elles se sont disputé la technologie du Dôme, celle que ton père a inventée…
Si seulement ils savaient que ce n’est pas mon père qui en est à l’origine, mais ma grand-mère Tsubaki…
— L’entreprise de ton père et le gouvernement ont décidé que seule l’une des deux obtiendrait cette technologie. Ils ont précisé que seul le plus offrant y aurait accès, que le pays tout entier ne pouvait y avoir droit. Je ne sais plus quelles excuses ils ont évoquées pour justifier une telle connerie ! Bien sûr, les deux Corées ne se sont pas contentées d’aligner les billets pour se faire concurrence. Elles ont un lourd passif. Ce fut un vrai bain de sang, en plus des catastrophes climatiques qui commençaient à secouer les deux parties de cette Corée diviser, mais principalement celle du Sud d’où vient Ji Sub. Sans compter la Troisième Guerre Mondiale. Sa mère, son seul pilier dans cette atrocité, a disparu du jour au lendemain, le laissant seul à quatorze ans. Elle devait partir en voyage et n’en est jamais revenue. Il a voyagé à son tour, et a été seul pendant un long moment. C’était qu’un ado. Il veut toujours retrouver sa mère, qui aurait été aperçue pour la dernière fois ici, à Arakawa. Il pense que le gouvernement shin-nihonnien est impliqué dans cette affaire. Il veut aussi que ses frères d’arme aient un futur un peu plus reluisant. Il a été un Réfugié pendant trop longtemps. Il se fiche de lui-même, il en peut plus de voir ses amis et sa famille souffrir peu importe où ils se trouvent dans le monde. Avant, je le voyais dans la déprime. Il plongeait fréquemment dans l’alcool. Il a arrêté depuis quelques temps et s’est passionné à nouveau pour son zeppelin. Au moins, ça lui fait un but.
— Donc, il va relâcher la Princesse après avoir obtenu les fruits de ses revendications ?
— Il m’a promis de la relâcher même si elles n’aboutissaient pas. Il ne souhaite pas lui faire de mal.
— Tu sais que, dans l’Empire de Shin-Nihon, l’Empereur n’a quasiment pas de poids ? Même du temps du Japon, sa valeur était essentiellement symbolique.
— Je t’avoue que je ne connais pas grand-chose à la politique, encore moins de ce pays… Mais une chose est sûre : l’Empereur est influent. Même s’il n’est qu’un symbole. Je pense que ça va marcher. Et puis, tu es là. Tu vas les aider. Cette simple idée me rassure.
Elle m’offre un sourire aux allures sincères et amicales. Mon cœur pour se serre davantage. Il se recroqueville contre lui-même, espérant trouver une coquille où se cacher. Hélas, mon palpitant s’apparente davantage à une limace qu’à un escargot. Il ne peut se protéger. Il est déjà trop tard. Je n’ai rien vu venir, je ne peux rien empêcher… Tout ce que je peux faire, c’est limiter les dégâts.
Ji Sub finit par me rejoindre. Il pique un baiser sur mes lèvres et prend le tabouret le plus proche de moi pour s’y asseoir. Il demande un thé à Sisi. Il remarque l’agitation de ma jambe et se saisit de ma main qui se trouve sur ma cuisse. Il la caresse du pouce.
— Ne t’inquiète pas Mina. Je sais que ce plan semble dangereux, mais on va y arriver. C’est pour le bien commun !
« Non, tu te trompes ! C’est un acte terroriste, et un crime. Tu vas kidnapper une fille fraîchement sortie de l’adolescence qui va être traumatisée, c’est tout ce que tu vas gagner ! Et ta tête sur le billot ! » voilà ce que j’aimerais lui répondre. Mais je n’en suis pas capable.
Il se lève après avoir fini promptement sa boisson. Il réprime une régurgitation d’air. Ensuite, il garde ma main dans la sienne. Il resserre un peu plus l’étau de son étreinte. Il sort et je le suis. Nous marchons jusqu’au garage. Le trajet me semble plus long. Une fois arrivés, Ji Sub me lâche et m’invite à monter dans une sorte de voiture à la carlingue noire qui change des carrosseries multicolores qu’il prend le plus de plaisir à retaper, selon ses dires. Je suppose qu’il veut se faire discret. J’envoie rapidement le numéro d’immatriculation à Sasaki en tapotant mon coquillage sans utiliser mon clavier holographique. Une technique plus longue, mais moins étrange.
— Que fais-tu ?
— Oh, rien de spécial. Je suis un peu nerveuse, tu sais. On s’apprête quand même à commettre un crime alors que je suis policière. J’ai peur que ça ne tourne mal, pour moi et aussi pour toi et tes compagnons. Me raccrocher à mon pendentif me rassure.
— Je comprends. Je te le répète : elle ne verra pas nos visages, elle ne pourra pas nous dénoncer. On la relâchera lorsque l’on aura tout obtenu.
— Il est encore temps de renoncer !
Je devais intégrer le zeppelin et orchestrer la libération de la Princesse depuis l’intérieur, mais je préfèrerais que rien n’est lieu. Le but était d’attraper Ji Sub la main dans le sac, mais je n’en ai plus envie. Il m’a trompée, certes, mais il risque sa vie et je ne peux plus le supporter.
— Quoi ? Mais je te croyais de notre côté !
— Je le suis, me défends-je. Je me dis simplement que tout cela va beaucoup trop loin. Tu vas finir par être arrêté et tué. Voire même tué au cours de ta mission. Et vous allez traumatiser une jeune femme. Je sais que tu n’es pas comme ça, je sais que tu es différent.
Avant de démarrer, il s’enfonce dans son siège, le regard perdu dans le vague. Je commence à espérer qu’il se rende compte de la folie de son plan.
— En fait, tu n’as jamais voulu nous aider. Tu crains simplement pour ton boulot.
Comment pourrais-je craindre pour un job que je n’ai plus ? Il n’est certes pas au courant de cette réalité. Il faut que je joue les flics pour avoir une utilité à ses yeux, je ne dois pas griller ma couverture. Mais j’aimerais vraiment lui dire qu’il se trompe, que je m’inquiète pour des choses bien plus importantes qu’un travail que je ne récupèrerai sans doute jamais.
— Absolument pas ! Tu sais quoi ? J’allais démissionner, avant que tu ne me demandes de l’aide. Si je n’ai pas quitté la police, c’est pour toi, pour t’aider, pour essayer de te fournir des informations sur les escortes bien que je n’aie pas été sélectionnée pour en faire partie. Je ferai de mon mieux sur ce point, si tu veux toujours mon aide. Mais je trouve tout de même ce plan d’enlèvement complètement fou, dangereux, et je ne suis pas sûre qu’il serve à grand-chose. Tu ne pourras rien avoir en peu de temps. Si tu veux la relâcher rapidement, tout ce que tu obtiendras, ce seront des promesses. Et quand elle sera libérée, vous serez traqués. Les Réfugiés seront pointés du doigt, davantage stigmatisés. Le gouvernement reviendra sur les accords passés sous la menace, et toi tu seras revenu au point de départ. Avec un pistolet sur la tempe en prime. Est-ce là ce que tu veux ?
Il continue de regarder dans le vide. Après quelques secondes, qui me paraissent une éternité, j’entends le bruit de déverrouillage de la portière du passager.
— Soit tu pars, et c’est la fin de tout, même de notre relation, soit tu restes et tu nous aides jusqu’au bout.
Sa froideur me percute de plein fouet. Je me sens sonnée. En écoutant le récit de Sisi, je pensais naïvement que Ji Sub était bel et bien cet homme gentil, quoiqu’un peu sur la défensive, que j’avais rencontré. J’espérais que je ne m’étais finalement pas trompée sur lui. En réalité, il m’a bernée et utilisée. Voilà qu’il menace de me quitter. J’avais l’intention de le plaquer, certes, mais ce chantage est odieux même s’il ignore que j’avais déjà fait une croix sur notre relation.
Lorsque nous débarquons sur la digue de la baie de Shinedo, devant le hangar, nous sommes reçus par un vent violent et un joli comité d’accueil. Trois personnes nous considèrent de haut en bas, dont une fille à la peau légèrement bronzée. Une lourde natte noire retombe sur son épaule gauche. Elle me toise clairement. Si elle croit m’impressionner, elle se trompe.
— Alors, comme ça tu nous as ramené une petite chose fragile, Ji Sub ?
— Tu dois être Maya, je suppose. Ji Sub m’a beaucoup parlé de toi. C’est étrange, je t’imaginais plus effrayante, ris-je.
— Tu oses te moquer de moi ?
— À peine, continué-je de pouffer. Cette fille tient davantage du roquet que du pit-bull.
— Ce serait pas la flic qui a arrêté ce gars au Rokumeikan ? s’étonne une armoire à glace qui me rappelle étrangement Asakusa.
— Je suis flic, certes, mais je veux démissionner. Je suis restée dans les rangs pour espérer pouvoir vous donner plus d’informations sur les escortes de l’Empereur. Malheureusement, je ne suis qu’une bleue. J’ai piraté la radio de mon coéquipier qui fait partie des escortes, et j’ai mis un mouchard ainsi qu’un traceur GPS dans sa voiture. J’essayerai de vous donner les informations en temps réel. Tout sera là-dedans, leur expliqué-je en leur montrant mon pendentif.
— C’est super ça, Mina ! Tu me caches décidément bien des talents, s’émerveille Ji Sub. Il me tape sur les nerfs.
— Petite surprise du chef ! Je te l’avais dit, non ? Je veux vous aider.
Aux yeux de Maya, je devine aisément que cette dernière souhaite m’arracher mon collier et me jeter par-dessus bord. Je plante mon regard dans le sien, comme pour lui signifier que j’ai bien deviné ce qu’il se trame dans sa petite caboche et que je reste sur mes gardes. Bientôt, je suis Ji Sub. Ce dernier ne lance pas le pilote automatique comme c’était le cas lors de notre petite virée « en amoureux ». Il fronce les sourcils et pianote sur le tableau de bord avec dextérité. La porte du zeppelin remonte presque silencieusement pour nous piéger. Il s’agit d’une véritable prouesse technique, à ne pas en douter. Elle se rabat ensuite contre la carlingue. Je suis à la fois seule et trop entourée à bord.
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