Chapitre 16-1 : Koukai no toki (le temps des regrets)

11 minutes de lecture

Ji Sub

Date inconnue

Le plan était simple. Il suffisait de conduire le zeppelin jusqu’à la grande estrade publique installée dans le jardin d’Ueno. Malgré le mode camouflage de la carlingue, testée lors de notre rendez-vous galant avec Mina, il nous fallait esquiver le plus de voitures de police possible. J’avais espéré que Mina pourrait nous en dire un peu plus, mais son statut de bleue jouait en notre défaveur. En théorie seulement. En pratique, son plan était meilleur : elle allait nous donner les indications au fur et à mesure après avoir piraté la radio de son coéquipier. Elle prenait les risques que j’attendais d’elle, et bien plus encore. Nous ne pouvions pas anticiper tous les déplacements des escortes policières et militaires comme nous l’aurions au préalable souhaité, mais elle nous donnerait la possibilité d’exécuter un véritable travail d’orfèvrerie. J’allais devoir piloter intelligemment afin d’éviter tout risque de nous faire repérer. L’idée me plaisait. Nous étions obligés de faire preuve d’un minimum de prudence, surtout durant les minutes qui précéderaient l’enlèvement. Je pensais que, une fois l’otage détenu, nous aurions une monnaie d’échange afin de garantir notre liberté. Du moins, je l’espérais.

Quelques mois auparavant, alors que je cherchais le moindre indice susceptible de me conduire jusqu’à ma mère, je suis tombé sur un article dans le journal qui datait lui-même de quelques semaines en arrière. Tandis que j’entamais ma énième bière, j’ai cru d’abord à une hallucination ou à une défaillance de mon traducteur interne. Celui-ci ne datait pas autant que celui de mon ami M. Martins, mais il n’était plus tout neuf. Je me suis frotté les yeux. L’article mentionnait bel et bien l’anniversaire de l’Empereur de Shin-Nihon, ainsi que celui de sa fille, lors du Tanabata. Je me fichais pas mal de ce festival des étoiles, et je m’en moque toujours. L’élément qui a retenu mon attention était le commentaire d’un journaliste. Il avait conclu son article par une question : « Est-ce que la Princesse, la fille unique de l’Empereur, se montrera enfin pour sa majorité et les cinquante ans de son père l’an prochain ? ».

Le commentaire semblait avoir été pris par tous comme une rumeur. Mais mes recherches ont montré que ce journaliste possédait des sources fiables et qu’il ne versait pas dans les potins.

Les jours qui ont suivi, je suis devenu complètement fou. Une nouvelle obsession s’était emparée de moi. Je pouvais enfin faire d’une pierre deux oiseaux, comme on le dit si bien à Shin-Nihon. Ce coup de maître, qui commençait à se dessiner dans ma tête, me permettrait même de tuer plusieurs volatiles d’un seul et même coup. Si la Princesse était finalement présente, un nouveau monde s’offrait à ma communauté meurtrie. Je ne craignais pas la multiplicité de mes revendications. Faire pression sur le gouvernement qui m’avait tout enlevé afin d’obtenir au minimum des informations sur la disparition de ma mère, ainsi que des droits fondamentaux pour les Réfugiés, me paraissait être une bonne idée. Aujourd’hui, je réalise ma stupidité. Mais je ne suis pas le seul à avoir joué aux imbéciles. Les Shin-Nihonniens ne voulaient pas d’étrangers sur leur territoire, mais tout cela ne se serait pas produit s’ils avaient cédé la technologie du Dôme au lieu de la vendre aux enchères. Le peuple n’a pas agi contre nous, mais il n’a pas non plus agi pour nous.

Oui, sur le papier, le scénario me semblait être une bonne idée. Utiliser la voie des airs également. J’y voyais une bonne raison de retaper cette beauté mécanique, qui était l’un des chefs-d’œuvre de son époque et qui tiendrait également ce rôle durant la nôtre grâce aux petites innovations que j’allais intégrer à la machine. Oui, tout semblait parfait ! Je voyais déjà notre zeppelin dans les livres d’Histoire.

Oui, j’y croyais. Tout comme j’avais confiance en Mina. Mais les paroles qu’elle avait prononcées un peu plus tôt résonnaient encore en moi pendant que je dirigeais manuellement un engin de presque une tonne. J’ai fait en sorte de l’alléger un maximum. J’éprouvais énormément de fierté. Sans moteur, un dirigeable pèse plus de 900 kilos. Je devais donc me montrer prudent en manœuvrant la bête. Je me concentrais de toute mes forces, mais la voix de Mina continuait de me parler. Pourtant, en réalité, cette dernière se taisait. Elle se contentait de se tenir à mes côtés, le visage impassible. C’était peut-être cela qui me faisait le plus peur. D’habitude, je lisais en elle comme dans un livre ouvert. Or, ce n’était plus le cas depuis la veille.

Nous évoluions dans les airs de façon fluide. Aucun radar ne semblait nous avoir détectés, que ce soit ceux du Dôme ou ceux des quelques avions de chasse présents dans le ciel à ce moment-là. Ils se montraient rares, pour notre plus grand plaisir. Les voitures ne nous dérangeaient pas. Mina remplissait sa mission à la perfection. Elle nous renseignait un bon nombre des positions à savoir. Nous avons ainsi évité un bon nombre de véhicules au sol. Ceux qui se trouvaient sous le zeppelin n’avaient pas l’air de l’avoir aperçu. Tout se déroulait parfaitement.

Nous nous approchions. Je faisais taire les doutes en moi. Je ne voulais faire de mal à personne, or je m’apprêtais tout de même à enlever une jeune femme « innocente » car je voulais atteindre son père et la sphère influente dont il faisait partie. L’acte n’était pas anodin. Mais je me persuadais que ce n’était certes pas légal, mais que la légalité ne rimait pas forcément avec l’éthique. Aucun mal ne lui serait fait. Elle aurait simplement un peu peur sur le moment, voilà tout. Au vu de la vie facile qu’elle devait avoir, cela la forgerait sûrement. En fait, je me convainquais petit à petit du fait que cela lui apprendrait certainement la dureté dela vie et que, d’une certaine manière, nous lui rendions service.

J’étais un profond imbécile. Mais ça, ce n’est pas nouveau. Je ne sais pas si je vais m’en sortir, à l’heure actuelle. Alors j’écris mon histoire. J’essayerai de raconter plus tard comment j’ai obtenu ce carnet et ce stylo. Pour le moment, ce n’est pas le plus important.

Je souhaite surtout que l’on se rappelle Mina. Cette femme était exceptionnelle. Après Sylvie, je pensais que je n’aimerai plus jamais quelqu’un comme elle. C’était vrai. Je n’aime pas Mina comme j’ai aimé Sylvie. Ces amours sont différents. En tous cas, celui que j’éprouve pour Mina est semblable à un feu qui ne tarit jamais. Il continue même à grandir, encore et encore. Mais la mère de ma fille me manque, bien sûr. Quant à Ji Soo, je préfère ne pas y penser.

Revenons donc à l’enlèvement de la Princesse de l’Empire de Shin-Nihon, rien que ça.

Bref, comme je le disais plus tôt, le plan était simple. Peut-être même trop facile. Tout à coup, je me croyais propulsé dans un roman de Jules Verne. Sylvie possédait une bibliothèque très fournie lorsqu’elle habitait encore à Paris. Elle avait dû se résigner à abandonner cette dernière en plaquant tout ce qu’elle connaissait pour me suivre. Elle avait tout de même emporté « Cinq semaines en ballon » ainsi que d’autres romans du cycle de ses Voyages Extraordinaires. Jules Vernes avait rédigé une soixantaine de romans et des nouvelles en prime, Sisi avait donc dû faire un choix. Tout cela pour dire qu’elle m’en avait fait lire quelques-uns. Ces lectures avaient peut-être un peu trop stimulé mon imagination. Tout me semblait parfait. Mais rien ne l’était. Je pensais avoir pensé à tout alors que je n’avais rien anticipé, pas même les choses les plus évidentes.

La voix dans ma tête gagnait peu à peu le combat qu’elle menait contre celle de Mina. À moins que cela n’était le fruit de ma raison. Quoi qu’il en soit, cette dernière se taisait peu à peu. Je me délectais du silence. Les moteurs ne produisaient qu’un léger sifflement à peine perceptible pour les passagers et moi-même, signe de notre discrétion. Avant d’arriver, j’ai enclenché le pilote automatique pendant une minute : le temps d’enfiler une combinaison noire ainsi que des masques de démons blancs craints à Shin-Nihon. Nous avons ensuite repris notre trajet. Il était tranquille. Trop tranquille.

Petit à petit, les arbres du parc d’Ueno apparaissaient en me donnant l’illusion d’émerger du sol. Les cimes semblaient toucher les nuages. Nous amorcions doucement notre descente. J’ai rapidement reconnu ce parc aux multiples particularités, dont ces lotus géants qui flottaient tranquillement sur une eau tranquille, presque invisible sous ces imposantes rondelles vertes. L’estrade n’a pas tardé à se matérialiser, elle aussi.

Nous étions pile à l’heure. La foule s’amoncelait devant la scène. Les gens, pourtant prévenus à la dernière minute, étaient nombreux. Ils semblaient écouter quelqu’un. En fait, ce n’était pas l’Empereur. J’ai reconnu le père de Mina et quelques mots me parvenaient tandis que j’avais activé le micro de la carlingue afin de capter les bruits environnants :

— Mon père se trouve ici ?

La voix de Mina tremblait. J’avais de la peine pour elle.

— Tu n’avais pas l’air de le savoir, c’est malin ! lui a lancé Maya. J’ai répliqué avec un regard mauvais. Mina, quant à elle, éprouvait visiblement le besoin de se justifier.

— Figure-toi qu’on n’est pas proches, lui et moi. Il ne me dit jamais rien de ce qu’il fait ! Parfois, il laisse passer une ou deux informations tandis qu’ils parlent avec ma mère à table, mais c’est tout.

— Peu importe, tu ne descendras pas du zeppelin de toute façon, il ne te verra pas. Et nos visages seront cachés ! Panique pas ! tenté-je de la rassurer.

J’étudiais ce que je voyais pendant que nous survolions la scène. Je scrutais les caméras. Personne n’a levé la tête. Cela m’a rassuré. La chance était visiblement de notre côté, puisque la Princesse était assise sur une chaise, à l’écart de ses parents qui se tenaient debout, aux côtés du père de Mina. Celui-ci parlait tellement qu’il faisait diversion pour nous. J’avais envie de le remercier et, aujourd’hui encore, je savoure cette ironie lorsque je repense à ce moment.

Nous devions faire vite. La scène était entourée par plusieurs gardes du corps qui ne tarderaient pas à nous remarquer. Nos calculs n’ayant pas pu être faits en amont, il nous fallait les faire sur l’instant. Je sentais mon cœur pulser dans mes veines. Une goutte perlait sur le front d’une Maya toujours calme, mais moins qu’à l’ordinaire. J’étais de moins en moins rassurer.

Nous avons lancé des fumigènes autour d’elle, ainsi qu’un harpon. Il se logea directement dans le sol de la scène, juste à côté de la Princesse qui somnolait. Elle n’a eu que le temps de sursauter. J’ai glissé le long de la tyrolienne avec la rapidité que j’avais espérée. J’ai attrapé la Princesse.

Je n’oublierai jamais son cri. Il ne faisait pas qu’appeler à l’aide. Elle se tortillait dans mes bras, comme pour en échapper mais aussi sortir de son propre corps. J’ai eu l’impression qu’elle hurlait de douleur dès que je la touchais quelque part. Je m’en suis instantanément voulu. Mais il était trop tard pour reculer. J’ai agrippé la corde que mes compagnons ont immédiatement remontée. Au bout de trois secondes, nous nous trouvions déjà à bord.

La corde n’a pas cédé pas sous notre poids car ça, j’avais pu le calculer. Nous étions deux à descendre. Nous avions quelques secondes d’avance mais étions bien évidemment pourchassés. Je vérifiais régulièrement le tableau de bord. Les radars autour de nous s’affolaient. Nous n’étions pas encore vus. Il ne nous était pas aisé de distancer tous les appareils à nos trousses, sur le sol comme dans les cieux, mais nous avions tout de même plein d’atouts dans notre poche. Ils ne pouvaient pas tirer, au risque de blesser la Princesse. De plus, nous survolions la capitale. Le bilan des morts shin-nihonniens auraient été catastrophique si nous nous étions écrasés. Nous faisions donc exprès de surplomber un maximum d’habitations.

Je continuais à conduire, mais j’étais déconcentré et déconcerté par les rires de mes compagnons pendant qu’ils ligotaient et bâillonnaient notre otage. Ils y prenaient le même plaisir que moi à retaper et à conduire un zeppelin. C’en était affligeant et flippant. Une petite voix me suppliait d’intervenir. C’était la mienne, et non celle de Mina. Ma propre conscience se débattait en moi. Je lui ordonnais de se taire. Mina était là et, comme je m’en doutais, elle s’interposait fréquemment.

— Vous voyez bien qu’elle a mal. Vous ne lisez pas les journaux ? Elle est malade. Elle n’ira nulle part de toute façon, à moins qu’elle ne possède une paire d’ailes secrète ! Vous auriez très bien pu ne pas l’attacher.

— Ouais, mais c’est plus drôle comme ça, hein ma jolie ? a ricané Andrew en attirant la Princesse contre lui en fermement son épaule. Elle a émit un énième gémissement que j’ai interprété comme un mélange de douleur et de dégoût.

— Lâchez-la tout de suite ! Je pensais qu’aucun mal ne lui serait fait…

— Oh ça va, pète un coup, c’est pas méchant ! s’est énervée Maya.

— Ah, tu trouves pas ça méchant ? T’as un problème ma parole ! s’est insurgé Mina.

— Boucle-la ! On est dans le même bateau, ou plutôt dans le même dirigeable. T’as accepté de faire partie de notre mission, alors tu te tais et tu nous suis ou bien tu vas finir en morceaux dans la baie de Shinedo !

— J’aimerais bien voir ça. Si tu manies les couteaux aussi bien que le verbe, j’aurai tout le temps du monde d’apprendre à voler pour fuir.

— La ferme !

Une fois loin de nos poursuivants, j’ai stabilisé l’appareil afin qu’il flotte dans les airs. Je me suis largement inspiré des oiseaux qui jouent avec le vent en faisant du surplace. Je percevais toujours malgré moi les cris de la Princesse, bien qu’étouffés. Elle s’étranglait presque avec ses pleurs. Mina lui caressait le bras pour tenter vainement de la rassurer. Mes compagnons continuaient de se marrer.

Tout comme je ne pourrai sans doute jamais oublier les gémissements de la Princesse, je ne pourrai jamais oublier les rires de mes compagnons non plus.

Je commençais à installer la caméra en commençant par son trépied. Mina avait refusé de mettre son masque. J’en ignorais la raison. Je devine maintenant qu’elle ne voulait pas que la Princesse soit face à tant de gens masqués. Mina s’est mise à m’aider mais nous nous sommes tous les deux arrêtés en même temps. Andrew dénudait légèrement l’épaule frêle et blanche de la jeune fille.

— Laisse la caméra allumée juste après !

— T’es malade, Andrew. Tu te rappelles qu’on avait dit qu’on la relâchait après et qu’aucun mal ne lui sera fait ? lui rappelé-je d’une voix à la fois irritée et troublée.

Je devais fournir un gros effort afin de me contrôler. Mais Andrew s’amusait à jouer avec mes nerfs et en a rajouté une couche :

— Je ne vais pas lui faire de mal voyons ! Je vais même lui faire beaucoup de bien ! Et on avait rien dit. C’est toi qui nous a forcés à jouer les pacifistes. En plus, on l’avait jamais vue avant. Je pouvais pas deviner qu’elle était si bonne ! Et certainement toujours vierge…

Je ne pouvais pas m’offusquer davantage, bien que j’étais presque leur chef. Ils ne m’obéissais pas assez pour ça. J’avais cru être le leader d’une bande de voyous que je ne maîtrisais finalement pas et ne réalisais que petit à petit le bourbier dans lequel j’avais fourré deux innocentes. Je ne pouvais plus le supporter. Ce spectacle me rendait profondément malade. Il fallait que je trouve une solution. Et vite !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire laplumechaleureuse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0