Chapitre 17-1 : Fukkatsu no toki (le temps de la renaissance)
Mina
Ji Sub n’est plus là. J’essaye de m’habituer à cette réalité sans lui. Mais comment s’habituer à une réalité insupportable ? C’est comme si j’avais été téléportée dans une dimension parallèle, où tout serait identique sauf sa présence.
Tsukimi m'a demandé de l'appeler par son prénom pendant qu'elle se faisait enrouler dans une couverture de survie et se voyait administrer les premiers soins. En restant à ses côtés, je me trouvais également aux premières loges pour assister à la mise à mort de mon petit-ami. J’ai supplié les militaires et les policiers les plus proches d’arrêter ce massacre. Nous avions beau répéter, avec Sasaki et Tsukimi, que l’un des hommes à bord avait participé à son sauvetage, cela ne semblait pas détenir la moindre importance. Après tout, il n’y avait plus de Shin-Nihonnien à bord. Le zeppelin a plongé dans la mer, comme s’il l’avait fait exprès pour refroidir ses réacteurs. J’ai ouvert la bouche, mais aucun cri n’en est sorti. Deux mains m’ont entouré les épaules et éloignée de force de la scène aussi spectaculaire que macabre.
Sasaki m’a directement emmenée dans la voiture que je connaissais si bien pour l’avoir utilisée avec lui lors de nos patrouilles. Les bruits, habituellement stridents, émis par le gyrophare, me parvenaient de loin. Mes yeux distinguaient à peine l’ambulance devant nous. Sasaki semblait la suivre. En effet, il m’amenait à l’hôpital. Je n’ai pas eu la force de me battre contre sa décision, et je le connaissais aussi trop bien. Je savais qu’il était plus têtu que moi.
Une fois arrivée, j’étais enfin capable de crier. Mais personne ne m’écoutait. J’ai fini par m'endormir. Je soupçonne, encore aujourd’hui, que l’on m’ait administré des sédatifs. Des collègues sont venus me voir dans ma chambre où j’étais gardée en observation. Certains désiraient me rendre une visite de courtoisie, dont Yuka, tandis que d’autres souhaitaient obtenir ma déposition. Quelques charognards espéraient, quant à eux, se mettre quelques ragots sordides sous la dent. Une infirmière s’est chargée de mettre les profiteurs dehors afin que je puisse me reposer. Je lui en suis très reconnaissante avec le recul. Mais je ne l’ai pas remerciée sur le moment. De toute façon, je ne voulais parler qu’avec Sasaki.
Quelques jours plus tard, j’ai déclaré sous serment avoir agi sous couverture malgré ma mise à pied. Sasaki était assis dans un coin de la pièce et notait tout avec beaucoup de diplomatie et de bienveillance pendant que je faisais mon sac. Je n’avais pas beaucoup d’affaires. Elles m’avaient été apportées par l’un des gorilles de ma grand-mère avec une lettre de sa part que j’avais précieusement rangée dans un livre qu’elle m’avait également donné. Consciente du manque de sommeil et de concentration que j’éprouvais lors de mon hospitalisation, j’avais reporté ma lecture à plus tard.
— Tu sais, Asakusa aimerait te revoir. Il a entendu dire que tu allais être décorée par le gouvernement.
— C’est faux.
— On ne te l’a pas proposé ?
— Si, j’ai bien reçu un mail stipulant que l’Empereur désirait me remettre une médaille. J’ai répondu que j’en étais très honorée, mais que je déclinais cette offre.
— Pourquoi ?
— Je démissionne.
Sasaki était sonné par ma déclaration. J’avais le nez sur mon sac, mais je le devinais aisément à son manque de réponse. Il est plutôt du genre à rétorquer du tac au tac.
— Tu es sûre de ton choix ? Tu as travaillé si durement.
— Tsukimi, la Princesse, m’a graciée. C’est tout ce qui compte à mes yeux.
— D’avoir été graciée ?
— D’être enfin libre !
J’ai relevé le nez de mes affaires et je me suis inclinée face à Sasaki.
— Je te remercie pour tout, vraiment.
— Arrête, ce ne sont pas des adieux quand même.
— Peut-être que si… reniflé-je. J’avais l’impression de ne rien pouvoir ressentir ces derniers jours, mais quitter Sasaki me déchirait.
En chemin, je me suis arrêtée pour déposer ma lettre de démission sur le bureau d’Asakusa. Ce dernier m’a considérée avec étonnement en me regardant par-dessus ses lunettes en demi-lunes.
— Ma chère, vous êtes un élément indispensable à la police de l’Empire de Shin-Nihon et de Shinedo ! Pourquoi partez-vous, enfin ? Vous devriez rester, à condition de changer de coiffure bien sûr…, a-t-il susurré sur un ton mielleux qui m’a insupportée. Mais je n’avais plus à faire semblant, désormais.
— Ah bon ? Vous m’avez mise à pied en m’affirmant que vous feriez tout pour transformer cela en licenciement. Vous devriez être content et me remercier. Après tout, une démission vous coûtera moins cher !
— Je suis navré si mes mots vous ont blessée, Agent Mori… Je peux me montrer très dur envers mes meilleurs éléments.
— Puis-je vous parler franchement, Monsieur ?
— Bien sûr, vous savez que vous pouvez tout me dire…
— Non, je l’ignorais. Si je l’avais su plus tôt, je l’aurais fait volontiers. Je vais donc tâcher de me rattraper, à présent. J’ai eu tort d’agir comme je l’ai fait à la décharge. Mais il s’agit de ma seule faute, en tant que subordonnée qui avait besoin d’être formée. Concernant les griefs que j’aurais à vous adresser, ils sont bien plus nombreux Monsieur. Vous faites preuve d’une misogynie sans faille, doublée d’une grande arrogance à l’égard des jeunes personnes. Surtout si elles ont le malheur d’être dotée des « mauvais » chromosomes. Vous ne m’aimiez pas, j’incarnais tout ce que vous détestiez. Soit. Je suis persuadée que c’est toujours le cas, personne ne change en si peu de temps. Vous voulez que je reste car vous êtes appâté par la perspective du prestige et de la reconnaissance. Je suis en effet un bon élément, mais c'est justement pour cela que je ne puis rester sous la coupe d'un patron, qui plus est d'un patron tel que vous. Si votre place avait été occupée par un homme droit et d’une grande noblesse de cœur, tel que Sasaki, je serais peut-être restée. Mais je n’en ai plus envie.
— Comment osez-vous…
— Je vous coupe tout de suite. Votre réponse ne m’intéresse pas, et j’ai encore quelque chose à faire avant.
— Avant quoi ?
— Rien, laissez tomber !
J’ai ensuite quitté l'open space d’un pas léger. Une fois les battants refermés derrière moi, je me suis offert un dernier café dans le hall avant de partir définitivement, persuadée que je n'aurai plus jamais à y remettre les pieds.
Le chemin qu’il me restait à parcourir m’a été celui le plus pénible. Il était bien plus dur que je ne l’avais imaginé. Mon cœur s’est serré en me rapprochant de la demeure de mes parents. La grille s’est ouverte. Ma génitrice a bien sûr été mise au courant de mon arrivée et m’a cueillie avec beaucoup d’aigreur.
— Qu’est-ce donc que cette vilaine coiffure ? s’est-elle étranglée dès que je suis apparue dans son champ de vision, sans même me saluer. Cela ne m’a pas étonnée.
— Bonjour ma fille, comme vous m’avez manqué ! lancé-je en imitant la voix de ma mère, formulant la réponse dont elle aurait dû me gratifier.
— Cessez de me parler sur ce ton, petite ingrate !
— Bien… En attendant, cette « vilaine » coiffure, comme vous dites, ne vous rappelle rien ?
— Voici que nous jouons aux devinettes maintenant… Je vais vous répondre car je suis gentille, contrairement à vous. Non, ces hideux cheveux courts lilas ne m’évoquent rien du tout.
— Ni le nom de Sumire ?
— N’était-ce point le nom de votre robot…
— C’était ma dame de compagnie !
— Et c’était aussi un robot !
Je me suis humecté les lèvres afin de prendre mon temps pour lui répondre et ainsi contenir ma rage.
— C’était mon amie. Vous l’auriez su si vous m’aviez un peu plus prise en considération. Vous avez considéré le suicide de votre propre sœur avec une telle froideur qu’il n’est guère surprenant que vous ayez agi ainsi envers votre propre enfant. Mais je continuais à espérer…Je ne voulais plus être invisible, ni pour vous, ni pour mon père. Au final, je vous remercie d’avoir mis Sumire à la décharge. Cela m’a fait l’électrochoc nécessaire.
— Comment…
— Comment l’ai-je deviné ? Je vous rappelle que je suis, ou plutôt j’étais, policière. J’ai toujours aimé joué au gendarme et au voleur quand j’étais petite. Comme je n’avais pas vraiment d’amis, mes partenaires étaient souvent des peluches et non d’autres enfants. Mais qu’importe. Si vous m’aviez davantage regardée, vous l’auriez compris. Je suis douée dans ce que je fais, entre autres grâce à mon intuition. Je l’ai enfin réellement écoutée. Sumire ne revenait pas, et j’étais inquiète. La décharge était la solution la plus plausible, en réalité. Telle que je vous connaissais, il ne pouvait en être autrement.
— Sumire était cassée, nous aurions perdu trop d’argent si nous l’avions réparée.
— L’avez-vous au moins montrée au Répartout ?
— Les machines sont dotées d’une obsolescence programmée, voilà tout, continuait ma mère en ignorant ma précédente question. Nous vous en offrirons une autre, naturellement. Elle sera bien mieux que cette Sumire, croyez-moi.
— Vous auriez dû m’en parler ! Je l’attendais ! J’étais inquiète, et à juste titre. C’était ma seule amie !
— Bon, assez discuté ! Vous avez fugué pendant des semaines. Vous êtes privée de sortie jusqu’à nouvel ordre. De toute façon, si je vous ai bien comprise, vous n’avez plus de travail. C’est une bonne chose. Il est grand temps que vous mûrissiez et que l’on vous trouve un époux. En attendant, allez dans votre chambre.
— Non !
— Comment ça, non ?
— Êtes-vous seulement au courant du fait que j’aie sauvé la Princesse d’un enlèvement ?
— Oui. Et alors ?
— J’aurais pu être décorée. J’ai refusé. J’ai quitté mon poste, on ne m’a pas virée. Être policière n’a jamais été mon plus grand rêve, finalement. Je comprends enfin que j’ai toujours désiré être libre. En guise de récompense, j’ai demandé ceci, annoncé-je en extirpant une longue enveloppe rectangulaire, semblable en tout point à celle qui renfermait ma lettre de démission.
— Qu’est-ce ?
— Un certificat d’émancipation. Il s’agit de la seule et unique récompense qui me satisfait. Vous direz à votre mari qu’il n’est plus mon père, au même titre que vous n’êtes plus ma mère. Je voulais vous le dire en personne car vous m’avez nourrie et blanchie. Mais vous ne méritez guère davantage. Je suppose que votre mari est au travail, ce n’est pas grave. Je dois partir.
— Où cela ?
J’ai cru, pendant un court instant, que les globes oculaires de ma mère disparaissaient derrière une fine couche d’eau. Je ne l’ai jamais vue pleurer. Après avoir légèrement secoué la tête, cette image s’est effacée pour faire place à un visage ridé et impassible. J’en ai conclu que la fatigue et l’émotion me jouaient des tours. Ma génitrice ne pouvait décemment pas être triste de mon départ. Je soupçonnais même de ressentir un profond soulagement, même si l’Etiquette et les codes sociaux l’empêchaient sans doute de le montrer. Si cela avait été décent, je suis certaine qu’elle m’aurait abandonnée plus tôt.
— Vous n’avez pas besoin de le savoir. Sayonara.
Et j’ai tourné les talons. La pointe de mes cheveux courts m’a caressé la nuque dans cette légère pirouette. Je n’ai pas attendu d’avoir quitté la demeure d’une famille qui n’est plus la mienne pour plaquer mon casque sur mes oreilles. J'ai ensuite rejoint la gare principale de Shinedo, en effectuant un dernier arrêt en chemin.
Le morceau de Mimi « Modori wa mou dekinai » s’est lancé tout seul. J’ai souri en prenant conscience de la réelle signification de ce titre ainsi que des paroles du morceau. Mimi est une IAA. En tant qu’artiste artificielle, personne n’attend d’elle qu’elle se marie. Elle peut faire ce qu’elle veut, du moins en apparence. Elle a elle aussi été conçue, créée, pour nous servir, pour nous divertir, pour répondre à nos attentes. Elle a été programmée dans un but précis. Ne désire-t-elle pas être quelqu’un d’autre, au fond d’elle, et partir sans se retourner, elle aussi ?
La musique a continué son rôle d’accompagnante réconfortante durant tout le trajet. Le Shinkansen traversait plusieurs paysages, principalement des campagnes. Au loin, j’ai pu apercevoir le mont Fuji qui se cachait derrière un apparat de brume. À chaque fois que le décor changeait, je m’imaginais quitter un Dôme pour entrer sous un autre tel que ma grand-mère me l’avait décrit. Certains étaient visibles grâce à un mince champ d’ondes électromagnétiques de couleur, d’autres non, aussi n’étais-je pas capable de certifier que je me trouvais sous l’un d’eux.
Rapidement, je me suis mise à songer aux aventures qui m’attendaient. Mon cœur battait la chamade, excité, jusqu’à ce que le visage de Ji Sub n’apparaisse derrière la vitre. Une larme coulait de temps à autre sur ma joue, mouillant le fin masque noir qui couvrait le bas de mon visage. Je repensais à l’espoir qui m’avait habitée en courant jusqu’au Rokumeikan, avant de prendre le chemin de la gare, en espérant y voir Ji Sub. Je l’avais imaginé accoudé au bar, ou assis à notre table habituelle, l’air de rien. Il m’aurait souri. Je pouvais l’entendre rire et se moquer gentiment de mon inquiétude et de mon chagrin.
Avant de franchir le seuil, j’avais regardé l’hologramme qui s’était matérialisé au-dessus de l’opale sombre de ma bague. Il avait traduit l’écriteau placardé sur la porte, certainement écrit en français.
J’avais trouvé ce bijou de famille dans le sac laissé par ma grand-mère lorsque j’étais hospitalisée. J’ignorais comment elle avait su pour mon coquillage, mais elle m’a transmis un autre outil de communication. J’étais déçue de réaliser que je n’avais plus mon collier, mais le fait que Ji Sub ait emporté un peu de moi au fond de cet océan me réconfortait. Je me laissais quelques fois le luxe de rêver. J’espérais, comme une enfant, que ce coquillage avait protégé Ji Sub une fois dans la mer et que celui-ci n’allait pas tarder à se manifester. Peut-être ce pendentif avait-il appelé une sirène et qu’il prenait un peu de bon temps sous l’eau, à découvrir les fonds marins, avant de nous revenir.
J’étais tout de même entrée. J’avais surpris Sylvie qui pleurait la disparition du père de sa fille et de son premier amour. Je ne savais pas comment pleurer avec elle. J’étais contente que Ji Soo ne fût pas là. J’avais pris un dernier verre avec sa mère, repoussant l’heure de mon départ. Celle-ci avait continué à faire le ménage et à recouvrir les meubles d’un épais tissu noir pendant qu’elle buvait son soft. Elle m’avait avoué qu’elle revendait ses parts et qu’elle repartirait en France avec Ji Soo, qu’elles avaient toutes deux grand besoin d’un nouveau départ. J’écoutais tristement. Je m’attendais à ce que Ji Sub survînt à tout moment avec son air coquin de farfadet. Il m’aurait dit :
« Tu pensais vraiment que j’allais mourir dans un petit accident de zeppelin ? C’est moi qui l’ai créé, je maîtrise cet aérostat à la perfection ! », se serait-il vanté. J’aurais davantage apprécié sa vantardise à ce silence pesant. Je lui aurais ensuite fait part de mes projets et nous aurions pu nous enfuir ensemble.
Mais il ne s’était pas montré. Avant de repartir, je m'étais figée devant la porte. J'avais fixé l’hologramme de nos deux billets de train jusqu’à m’en décoller la rétine. Cette croyance était un héritage de mon enfance. J’étais convaincue, certainement comme tous les enfants, que le fait de maintenir mon regard sur une chose pouvait exaucer mon souhait en lien avec elle. Je savais que j’allais partir, mais je désirais être aux côtés de Ji Sub. Il avait été con de vouloir kidnapper la Princesse, et je comptais le pourrir concernant ce sujet jusqu’à la fin de ses jours. Malheureusement, je n’en aurai jamais la chance.
Ces scènes me hantaient dans le train qui défiait tout record de vitesse. Les bandes colorées qui défilaient à ma droite m’ont fatiguée au bout d’un certain temps. Lorsque j’ai senti mon palpitant s’épuiser à force de voguer entre la joie, l’exaltation et le désespoir, j’ai su que le moment était venu pour moi d’écrire.
J’ai alors extirpé un carnet neuf de mon unique bagage qui gisait sous le siège devant moi. Je m’attendais à ce que les mots jaillissent de ce stylo qui n’avait jamais servi. À la place, les contours de quelques pétales fins et dentelés décoraient la première page. Je dessinais des fleurs de cerisier. Rien d’autre ne me venait. Quelques heures plus tard, quelques mots se sont matérialisés devant moi.
Mina veut mourir.
Nami veut vivre.
Telle une vague, elle sera puissante.
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