Chapitre 15 : Sous les combles

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8 Août 1864

En cette fin de journée de printemps, nous avions trouvé refuge dans les greniers de l’école. La chaleur nous étouffait, la poussière nous faisait tousser, mais l’endroit restait propice pour voler un peu de tranquillité sans risquer de voir arriver un camarade importun, ou l’un des surveillants quadrillant les couloirs.

Nous prîmes vite l’habitude de nous retrouver là-bas, Louis, Charles et moi. Nous n’y faisions rien de particulier, si ce n’était de savourer un peu de liberté loin des contraintes et des obligations de notre enseignement. Nous pouvions nous plaindre de nos professeurs, de la charge de travail qui nous abrutissait, rire et nous moquer, bien souvent de nous-mêmes, comme l’auraient fait des adolescents de notre âge.

Depuis ma difficile discussion avec Louis suite à la découverte de l'origine de la fortune et du pouvoir de son père, nous avions retrouvé ce lien et cette complicité qui nous avait unis durant nos années de collège. Tout n'était pas parfait, bien sûr, les blessures passées laissant toujours des traces dans une relation, mais nous avions pu tous deux retrouver l'ami proche et sincère que nous avions perdu.

Dégoulinant de sueur, les manches de ma chemise retroussées, je me tenais assis sur une vieille table vermoulue. Nous nous passions à tour de rôle une bouteille d’alcool que Charles avait réussi à introduire en douce. De médiocre qualité, le breuvage nous brûlait l’estomac, mais il réchauffait nos esprits, rendant notre conversation plus animée et joyeuse à mesure que le récipient passait de mains en mains.

Le sujet du jour était la dernière punition subie par Armand, l’ancien responsable de l’intégration. Forte tête, haut en paroles et buté comme un âne, il avait le don de s’attirer les foudres des enseignants. Je le suspectais de jouer ce rôle pour forger sa réputation, entretenant ainsi une aura de rébellion et de provocation parmi nos compagnons. Nous n’étions pas dupes. Louis surtout, qui avait gardé une dent contre celui qui l’avait humilié lors de la cérémonie des titres.

Il se délectait d’ailleurs à décrire les heures que cette forte tête venait de passer en haut de la vigie. Il racontait que celui-ci avait tellement transpiré du fait de la chaleur qu’il en était redescendu, porté par deux élèves, au bord de l’évanouissement. Je ne pouvais pour ma part qu’apprécier, bien contre ma volonté, la force qui l’habitait encore à son arrivée sur le plancher des vaches. Le visage pâle, les cheveux collés sur son front, il affichait un sourire victorieux, ses yeux vairons jetant un regard de défi à tous ses admirateurs rassemblés.

— Je commençais à croire que tu nous rejoindrais plus, lâcha soudain Charles à mon attention, après avoir avalé une bonne rasade d’alcool.

Je pris la bouteille qu’il me tendait, ménageai une pause en m’y servant à mon tour, avant de lui répondre.

— Plus vous rejoindre ? Comment ça ?

— On ne t’a pas vu ou presque ces deux derniers mois, compléta Louis.

— Exactement, opina Charles. J’ai même cru que tu nous trouvais trop puants pour nous rejoindre. Ou bien, ajouta-t-il d’un ton suspicieux, aurais-tu d’autres occupations ?

Je blêmis, incapable de me contrôler. Pris sur le vif, Je ne savais quoi répondre.

— C’est Lucie ? C’est ça ? Ou une de ses copines du bordel de mes parents ? poursuivit-il.

— Non ! Non, pas du tout, me récriai-je, légèrement trop fort. Tu t’imagines quoi ?

— Ho moi, rien. Juste que maintenant que tu connais le chemin, et vu comme tu as apprécié la petite Lucie, je me suis dit…

— Ouais, ben t’as rien à te dire ! grognai-je. Je fais ce qui me plaît de mes soirées, et si j’ai pas envie de les passer avec deux chaudes-pisses comme vous, c’est mon choix !

Sans le vouloir, je sentais une irritation monter en moi. J’aurais souhaité rester calme, tourner à la dérision les insinuations de mon ami, ne serait-ce que pour ne pas attirer l’attention sur moi. Ne pas les inciter à poser de nouvelles questions, qui auraient pu me dévoiler.

Bien sûr que je n’étais pas venu les retrouver depuis des lustres ! Et pour cause, je m’étais rendu chaque soir chez Mme de T. au chevet d’Hortense. Mais comment le leur avouer, sans trahir les raisons de sa présence à Paris ? Je me serais vu obligé de leur raconter des mensonges, alors que je m’accommodais bien jusqu’à maintenant de cette omission, qui m’empêchait d’avoir le sentiment de les tromper.

Charles s’était tu, surpris par le ton de ma dernière réponse.

Louis se leva de la chaise branlante où il se tenait et se planta devant moi, les bras croisés sur sa poitrine, les pieds fermement ancrés dans le sol poussiéreux.

— Je te connais bien trop, Pierre, pour ne pas me dire qu’il y a quelque chose là-dessous.

Mon ami m’observa avec attention, comme s’il tentait de repérer chaque signe qui aurait pu me trahir. J’affrontai son regard, serrant les mâchoires, le menton dressé d’un air de défit. Je sentais la tension gagner mon corps, sans que je parvienne à me détendre. Je savais que plus je poursuivrais sur ce chemin-là, plus je risquais de les voir triompher.

Je me décidai à lâcher un peu de lest, dans l’espoir de les détromper.

J’affichai un large sourire, paumes écartées en signe de soumission, puis je répondis, d’un air affable et désolé :

— Très bien ! Vous avez gagné. Il y a une fille, c’est juste. Je voulais la garder pour moi. Pas que j’aie peur que vous me la preniez, avec vos têtes, je crains pas grand-chose. Juste que voilà, pour une fois, j’avais envie d’avoir quelque chose rien que pour moi.

— Et pas te vanter d’une conquête bien réelle ? me lança un Charles hilare. Allez, va, essaye pas de me faire avaler ça ! Y’a autre chose, c’est sûr.

— C’est évident qu’il y a autre chose, ponctua Louis. Je te connais trop bien, Pierre. Tu n’es pas capable de garder le moindre secret. Et surtout pas quand tu veux nous faire croire à tes qualités de Don Juan. Si tu ne nous as rien dit, c’est que la chose est bien plus importante qu’une petite aventure. Ou alors... je ne sais pas... plus délicate ? Dangereuse ? Anormale ?

Charles se tapa le front avec la paume de sa main, comme s’il venait soudain de comprendre.

— Mais oui bien sûr ! On raconte déjà des histoires sur toi et le professeur Descart. Il t’a fait des avances, c’est ça ? Et tu t’es dit que, finalement, ça pourrait être intéressant de voir ce que ça allait donner ?

Il se jeta en arrière juste assez vite pour éviter un vieil encrier abandonné là, que je venais de lui lancer au visage.

— Ha haaaa ! Je crois que j’ai touché quelque chose ! s’écria-t-il.

— La ferme, idiot ! grondai-je. Me provoque pas, je ne te dirai rien de plus !

— J’ai trouvé, j’ai trouvé, j’ai trouvé ! s’exclama-t-il, dansant dans toute la pièce, déplaçant de petits nuages de poussière à chacun de ses ridicules sautillements.

— Arrête, Charles, intervint Louis. Si tu fais trop de bruit, on viendra voir ce qui se passe, et je ne crois pas que cette fois les surveillants avaleront encore notre histoire de chasse aux rats.

Mon vieux camarade se retourna vers moi. Il reprit son étude attentive, tandis que je tentais de me calmer. Charles avait cessé ses gesticulations stupides, mais n’arrêtait pas de m’adresser des grimaces ou des clins d’œil provocateurs.

Après de longues secondes de silence, je n’y tins plus et, dans un mouvement d’exaspération, m’apprêtais à me diriger vers l’escalier branlant qui me mènerait à l’étage inférieur.

— Vous me fatiguez, tous les deux ! C’est peut-être pour ça que j’avais plus vraiment envie de vous rejoindre !

Louis posa sa main sur mon épaule, stoppant net ma tentative de fuite.

— Je crois que j’y suis. Tu nous as tellement parlé de cette comtesse, tu vas forcément chez elle, je ne vois pas d’autres explications.

Il se tut, observant ma réaction. J’essayai de rester de marbre, mais le sourire qu’il afficha sur son visage trahit sa victoire.

— C’est donc bien ça, poursuivit-il. Tu vas chez la comtesse. Elle me semble un peu trop vieille pour toi... encore que tu sois capable de céder à tout ce qui porte un décolleté, mais passons. Il y a quelqu’un d’autre. Une servante, peut-être ? Non, trop simple, pas assez de défi. Elle n’a pas d’enfant, tu nous l’as déjà dit. Dans ce cas…

Il se frotta le menton, les yeux plissés, tout à sa réflexion. Je me reculai d’un pas, feignis l’exaspération.

— Ça va ? lançai-je. Tu te prends pour qui ? Un inspecteur de police, peut-être ? Ou bien un espion en mal d’intrigues ?

— Tais-toi, Pierre ! m’asséna Charles, qui nous avait rejoints. Louis tient quelque chose, je le sens aussi.

— Une pupille, reprit l’intéressé. Ou peut-être la fille d’une bonne amie à elle ? Un membre de sa famille ? Oui, c’est ça, s’exclama-t-il à la vue de ma mine déconfite. Quelqu’un de sa famille ! Une cousine, ou une nièce, qu’elle aurait hébergée…

— Louis, je t’en prie, murmurai-je, soudain affolé de la tournure des événements.

Mon ami s’interrompit. Il venait de noter mon angoisse. Ce n’était plus de la gêne ou une simple exaspération qu’il pouvait lire en moi. Il me voyait craintif, inquiet. Son visage se troubla, il marqua une pause. Il réfléchissait, ses yeux allant et venant devant lui.

Il hésita, devint pâle à son tour.

— Est-ce que... est-ce que cela pourrait avoir... un rapport avec Nancy ?

Je sentis mes jambes flageoler sous moi. J’avais envie de pleurer, m’enfuir, hurler. Je gardai la bouche close, refusant d’émettre la moindre réponse, dans l’espoir de ne pas donner corps aux déductions de mon ami.

Charles, incrédule, nous regardait tour à tour.

— Hé ! Vous allez me dire ce qui se passe, oui ? s’offusqua-t-il. C’est plus marrant !

— Il y a eu… il y a eu à Nancy, bredouilla Louis.

Je posai une main glacée sur son poignet. Mes yeux l’imploraient de se taire, de ne pas aller plus loin.

Comment avait-il pu faire le lien avec Nancy ?

Sa mère, bien sûr ! Elle habitait toujours là-bas et, bien que le meurtre de l’officier et la fuite d’Hortense soient restés dissimulés à la majorité, elle avait dû l’apprendre d’une façon ou d’une autre. Elle en aurait alors parlé à son fils, comme on raconterait des nouvelles intéressantes ou surprenantes à quelqu’un qui venait de quitter la région.

Louis connaissait mes liens avec Hortense. Il n’étaient que trois dans la confidence : lui, le Gros et M. Jacquot, le jardinier du collège.

Pourquoi ne m’avait-il pas parlé de ce qu’il avait appris ? Peut-être n’avait-il pas osé ? Peut-être, par pudeur, attendait-il que j’aborde le sujet le premier ? Ou bien croyait-il que j’ignorais tout du meurtre et ne voulait pas me peiner par une nouvelle qui allait m’ébranler ?

— Je t’en prie... réussis-je tout juste à murmurer.

Louis s’était figé.

— Ce n’est pas possible… Tu ne peux pas… Elle… articula-t-il avec difficulté.

Je ne pus qu’opiner imperceptiblement du chef.

Je ne voyais même plus Charles dont les traits se durcirent, irrité de se retrouver écarté.

— Vous me les cassez ! s’exclama-t-il. Si c’est pour faire le lampiste, je préfère encore aller taper les cartes avec les autres au foyer !

Il quitta le grenier d’un pas lourd, faisant résonner les lattes de bois tel un enfant mécontent.

Désormais seuls, Louis et moi n’osions ni bouger ni parler.

Nous restâmes ainsi, immobiles, de longues minutes.

Enfin, cherchant la force nécessaire en moi, j’allais prendre la parole, dire quelque chose plutôt que de laisser ce silence entre nous.

— Tais-toi, m’intima mon ami. Moins j’en saurai, mieux ce sera pour vous. Garde précieusement ce secret, je crains que déjà bien trop de personnes soient au courant. Tu me raconteras, après, les détails si tu le veux, mais pour le moment, je préfère tout ignorer. Rappelle-toi juste que je suis là et que si tu as besoin de mon aide, je te l’apporterai.

Cette proposition me réconforta malgré tout, tant j’avais déjà vu ce dont Louis pouvait se montrer capable.

Le secret était pour l’heure gardé, évidemment. Mais je savais que cela ne pourrait durer. Tôt ou tard, quelqu’un allait parler. Une servante, un visiteur, un camarade. Quelques mots anodins lâchés dans une conversation, un échange entre deux commères qui s’interrogeraient sur la présence de cette jeune fille chez Mme de T. Ou un des lointains parents de la comtesse qui ne parviendrait pas à se rappeler l’existence de cette nièce oubliée.

Et un soupçon naîtrait.

Un enquêteur zélé, peu impressionné par la richesse de notre sauveuse, se pencherait sur cette histoire, interrogerait les témoins, recouperait les informations et aurait tôt fait de remonter la piste d’Hortense.

Alors, à moins d’une improbable grâce impériale, il faudrait que mon amie nous quitte, pour sa propre protection.

Et cette seule pensée m’arrachait le cœur.

FIN DE LA DEUXIEME PARTIE

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