Chapitre 12: Un départ
20 octobre 1864
« Pierre,
J’écris cette lettre alors que je suis sur le point d’embarquer sur un vapeur.
J’ai dû fuir pour me protéger...
Je resterai près de toi en pensées, je te le promets, mais je dois m’éloigner de cet empire devenu trop dangereux.
Je te donnerai des nouvelles dès que je le pourrai. À peine arrivée à destination, je trouverai un moyen.
Je vais bien, ne t’en fais pas, on s’est très bien occupé de moi.
Je t’embrasse.
H. »
Je restai sans voix à la découverte de la lettre. Ces quelques lignes tracées de la main de mon amie me bouleversèrent au point de me pétrifier.
— Pour sa propre sécurité, elle devait partir, murmura la comtesse. Je l’ai cachée autant que je l’ai pu...
Machinalement, je relisais encore et encore le message, la voix de Madame de T. ne me parvenait qu’étouffée par mon chagrin.
— J’ai voulu attendre le plus possible, poursuivit-elle. Nous n’avions aucune nouvelle de vous, et la cacher plus longtemps lui faisait courir un risque de plus en plus grand. La police furetait partout et s’immisçait dans chaque interstice. Par deux fois, ils ont manqué de la capturer. La situation devenait bien trop dangereuse pour elle.
Elle m’adressa un regard empli de larmes et de regret. Je ne parvenais pas à accepter les paroles qu’elle venait de prononcer. À peine sur pieds, je m’étais précipité, sous bonne escorte, chez Madame de T., prendre de ses nouvelles, avec chevillé au corps le fol espoir d’y retrouver Hortense.
— Je suis réellement désolée, ajouta-t-elle devant mon silence. Elle a embarqué sur un bateau, depuis le port du Havre, il y a trois semaines. Mon cœur s’est fendu en deux lorsque je l’ai fait monter dans la calèche qui allait l’emmener vers l’océan. La pauvre enfant semblait perdue, effrayée. Hans l’a accompagnée, il s’est occupé de tout, a veillé à ce qu’elle soit prise en charge et confortablement installée. Il n’y avait pas d’autre solution, Pierre. Tôt ou tard, Baroche aurait remonté sa piste. Vous avez vu sa puissance et de quoi il est capable...
— Oui..., soufflai-je du bout des lèvres.
J’avais déjà pu goûter l’ampleur de ce pouvoir… Imaginer Hortense dans les griffes de ce bourreau me faisait chanceler d’effroi. La comtesse devait avoir raison, mais, sous le choc, je n’arrivais pas à accepter l’idée qu’Hortense pouvait se trouver si loin de moi.
— Pierre, il est temps.
La main de Madame de T. se posa sur mon bras. Je la regardai, suppliant.
— Est-ce que je ne pourrais pas ?
Elle hocha la tête avec tristesse.
— Vous savez que ce n’est pas possible…
Bien sûr que je le savais ! Mais je gardais l’espoir qu’elle m’autoriserait, au dernier moment, à conserver le courrier. Je le dissimulerais dans la doublure de ma veste, au plus près de moi, dans le plus grand secret.
La comtesse désigna l’âtre où flambait un feu vif.
— Il le faut, souffla-t-elle.
La mort dans l’âme, je me levai du fauteuil où j’avais pris place. Je parcourus une dernière fois les lignes tracées de la main de mon amie, achevant de les ancrer durablement dans ma mémoire. Je pliai avec soin le morceau de papier, comme s’il s’agissait d’un bien précieux, m’agenouillai devant la cheminée et l’y déposai doucement.
Ses bords brunirent sous l’effet de la chaleur, ses coins se racornirent. Une flamme perça son centre, d’abord hésitante, puis s’étendant tout à coup, consuma en une poignée de secondes le message de ma tendre amie. Mourant aussi vite qu’elle était apparue, elle ne laissa qu’une fumée ondulante comme seule trace de son passage. D’un coup de tison, je disloquai avec douceur les cendres pour empêcher toute tentative de récupération de la missive. Et alors que les débris carbonisés dansaient sous l’effet de la chaleur, j’envoyai une pensée d’amour et d’espoir à Hortense.
Où se trouvait-elle à présent ? La traversée durait deux semaines, tout au plus. Elle devait avoir touché terre, sur ce continent. Madame de T. m’avait affirmé que des connaissances se chargeraient d’elle dès son arrivée et nous donneraient aussitôt de ses nouvelles. Nous n’avions encore reçu ni missive ni télégramme, mais notre protectrice restait persuadée que nous devrions être rassurés d’un jour à l’autre.
Comment se sentait Hortense dans ce monde inconnu dont elle ignorait jusqu’à la langue ? Pensait-elle à ce qu’elle avait dû quitter pour sa sauvegarde ? Une famille, qu’elle ne regretterait pas. Un pays, devenu trop dangereux pour elle. Un ami…
Les États-Unis d’Amérique du Nord restaient la seule puissance à même de limiter l’expansion et le pouvoir de l’Empire. Mais ce pays, jadis chantre de la liberté et de la démocratie, avait profondément changé, se militarisant à son tour à outrance. Les crises entre les deux ennemis se succédaient depuis trente ans. La prise de La Nouvelle-Orléans par les troupes américaines en 1832 déclencha un premier conflit, surnommé avec dérision par les combattants, malgré son extrême violence, la guerre des bayous. Le gouvernement britannique exilé à Boston œuvra largement pour que cette guerre éclatât, mais le traité de paix signé entre les deux belligérants permit de rendre la Louisiane à l’empire français, et un équilibre relatif s’établit dans la région.
Cependant, les Américains poursuivirent leurs conquêtes, prenant Cuba, envahissant le Canada, affrontant le Mexique dans deux conflits sanglants. La rivalité entre les deux grandes puissances se déplaça dans cette zone d’Amérique centrale en proie à la guerre civile depuis plusieurs années. Les États-Unis soutenaient en sous-main l’ancien président Juárez, tandis que l’empereur Maximilien bénéficiait de l’aide ouverte de nos armées dans cet affrontement larvé qui ne disait pas son nom.
N’était-ce pas folie que d’avoir envoyé Hortense dans cette partie du monde, et où les soldats et les espions grouillaient, menaçant de s’embraser à tout instant ?
Je sentis un sanglot monter en moi.
Je reniflai doucement, déglutis avec peine. Les yeux me piquaient. La fumée, probablement.
Je serais resté, songeur, des heures durant à regarder le feu mourir peu à peu sans la main de la comtesse se posant avec douceur sur mon épaule.
Ce contact m’éveilla, réchauffant mon corps glacé par la tristesse. Je passai le revers de ma manche sur mon visage, effaçant toute trace de larmes traîtresses.
— Venez vous asseoir, Pierre, nous avons à parler, murmura Madame de T.
J’obtempérai, me laissant tomber dans le fauteuil, las et épuisé. Un petit guéridon d’acajou nous séparait, du thé achevait d'infuser dans deux tasses. La vapeur qui s’en échappait me rappela la fumée s’élevant des mots consumés de mon amie.
— Pierre, mon cher. Hortense est maintenant en sécurité. Mais je ne peux en dire de même vous concernant, annonça-t-elle avec gravité.
Je voulus protester, affirmer que je me sentais désormais assez résistant pour me protéger, ne plus subir ce que l’on m’avait infligé. Et puis, Duroc avait promis de veiller sur moi… Mon interlocutrice m’empêcha d’argumenter d’un hochement de tête.
— La rue en bas de chez moi est surveillée en permanence, et votre école doit être infiltrée par des espions du ministère. Bien que je pense que votre cher directeur saura les débusquer et les expulser sans peine. Même mon mari a eu à répondre de la situation. Et Baroche a tenté de m’intimider ! Moi ! Il est venu ici, en personne, hurlant et gesticulant, me menaçant de mille maux et représailles ! Bien sûr, tout cela ne fut que du vent, mais je n’ai jamais eu à subir pareille horreur !
— Je suis profondément navré de tout cela, répondis-je sur un ton de sincère regret. Jamais je n’aurais dû vous mêler à toute cette histoire.
— N’allez pas imaginer n’importe quoi ! Si vous n’étiez pas venu chercher mon aide ce dimanche de mai, je ne vous l’aurais jamais pardonné ! C’est cet acharnement qui est inacceptable ! La police n’a pas pu capturer votre amie, la belle affaire ! Combien de vauriens, d’assassins lui échappent tous les jours ? Hortense serait-elle tellement plus dangereuse que tous ces gibiers de potence pour que nos forces de l’ordre lui donnent ainsi la chasse ?
— Si seulement tout cela ne s’était pas produit, répondis-je. Si Hortense n’avait pas croisé la route de ce malfaisant personnage. Si le ministre n’avait pas été…
— On ne réécrit pas l’Histoire, trancha-t-elle. Ce petit monstre était son fils caché ? La belle affaire ! Hortense n’a fait que se défendre, et vous savez comme moi que sans cela, c’est son innocence, voire sa vie même qui aurait été en danger. Baroche vous poursuit de sa haine, il vous a emprisonné, maltraité. C’est inacceptable ! J’ai fait porter une missive à l’Empereur en personne dès votre arrestation, j’ai usé, sans succès, de tout mon pouvoir pour vous retrouver. Je tente par tous les moyens de contrer les basses œuvres du ministre. Mais je compte bien ne pas en rester là, je vous le promets !
J’avais raconté à la comtesse tout ce que je savais concernant cette affaire. Ce que le ministre m’avait avoué, ce que Duroc avait pu glaner comme informations et ce que j’en avais déduit. Elle s’était figée en apprenant les liens unissant Baroche et l’officier tué par Hortense. Son teint avait blêmi un instant, avant qu’elle ne s’empourpre à nouveau. « Il serait le fils de l’Empereur que cela ne changerait rien ! » avait-elle alors vociféré, balayant d’un revers de la main ce qu’elle classa définitivement comme un point de détail.
Je savais pourtant l’importance capitale de ce « détail ». Je craignais que toutes les lettres de la terre ne parvinssent jamais à calmer la fureur de ce père blessé. Je ne pouvais douter que même l’Empereur ne désavouerait pas si aisément son ministre le plus influent, chef incontesté du parti politique au pouvoir. On murmurait aussi que le grand homme luttait contre la maladie, qu’il aurait contracté la tuberculose, cause de sa faiblesse. Et cette santé fragile permettait à Baroche et ses comparses de garder les coudées franches pour mener la politique de l’Empire comme bon leur semblait.
Mais convaincre Madame de T. qu’elle pouvait avoir tort revenait à se mettre en tête de déplacer la chaîne de l’Oural de mille kilomètres vers l’Est. Même la plus puissante des armées ne parviendrait pas à réaliser ce tour de force. Et je ne commandais aucune division.
— Madame, je pense que… tentai-je d’argumenter, sans grande conviction.
— Vous ne pensez rien du tout ! s’emporta-t-elle un peu plus. Mon mari est un des plus importants donateurs du parti, et mes titres de noblesse remontent aux Croisades ! Je n’ai pas encore reçu de réponse, mais je suis une intime de l’impératrice, elle m’écoutera, et Baroche ne restera pas impuni ! S’il le faut, j’irai coucher devant les appartements impériaux, jusqu’à ce qu’on me reçoive et me donne raison !
J’ébauchai, bien malgré moi, un sourire à l’évocation de cette image : la comtesse, parée de sa plus belle toilette, allongée sur le sol tandis qu’un bataillon de gardes tenterait de l’en déloger avec toute la déférente délicatesse due à son rang. Et à sa terrible réputation.
Elle capta mon expression, haussa un sourcil qui stoppa net mon élan.
— Qu’y a-t-il ? Douteriez-vous de mes convictions ?
— Non pas, Madame, jamais je ne le pourrais, m’empressai-je de rétorquer. Je suis sûr que l’Empereur ou son épouse répondront à votre supplique.
— Et c’est encore bien heureux ! s’exclama-t-elle. Ce serait même la moindre des choses ! Il est venu à mon bal, ne l’oubliez pas ! Lui qui ne sort presque plus de son palais, m’a honorée de sa présence. Ce n’est pas ce ministre qui pourrait en dire autant. Il est si pingre qu’à sa dernière soirée, il a fait demander à ses invités d’apporter leurs propres boissons ! Leurs propres boissons, y croyez-vous ? Ha ! On me répondra, je n’en doute pas un instant, on me répondra et il sera puni, un point c’est tout !
La colère et la certitude de cette combattante insufflèrent un vent d’espoir dans mon esprit. Peut-être arriverait-elle à ses fins ? Je la savais puissante. Très puissante. Si son mari ou certains de leurs amis appuyaient son action, la cause de Hortense s'avérerait moins catastrophique et désespérée que je ne le craignais.
Je me pris à rêver. D’un côté, le soutien de la comtesse et de son cercle d’influence. De l’autre, celui de Duroc et de ses partisans. Ces deux forces combinées parviendraient-elles à peser suffisamment dans ce rapport si déséquilibré ? Je voyais déjà Baroche plier, l’Empereur nous approuver, Hortense revenir par le premier bateau. Les images se bousculaient, je me trouvais à attendre mon amie sur le quai d’un port, d’une gare ou de la Seine. Mes traits se décrispèrent. Je la sentais presque. Je captais son doux parfum. J’allais tendre la main, la toucher du bout des doigts.
Mon regard croisa celui de la comtesse. Elle s’était tue, m’observant d’un air interrogateur. C’est alors que je saisis la folie de ma rêverie, comprenant à quel point je pouvais sembler idiot, noyé dans mes songes démentiels. Je clignai des yeux, secouai légèrement la tête. Le temps n’était pas encore à ce futur-là.
Mais peut-être que si nous manœuvrions de concert…
Je me risquai à prononcer les mots que je retenais depuis plusieurs minutes. Le nom qui déjà avait provoqué une irritation chez ma protectrice. Mais je devais jouer toutes mes cartes dans ce duel sans règles.
— Peut-être que si nous demandions au directeur Duroc ?...
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