Chapitre 16: La princesse
Je me retournai, manquant de peu de faire choir mon verre et me retrouvai face à une jeune femme d’environ trente ans à la beauté époustouflante. Vêtue d’une somptueuse robe de satin ocre, une parure de diamants rehaussait un décolleté déjà avantageux. De longs cheveux bruns bouclés avec soin encadraient un visage fin au teint de porcelaine illuminé par des yeux bleus en amande qui me fixaient d’un air amusé. Ses lèvres carmin étaient dessinées à la perfection, et le délicat mordillement auquel elle s’adonnait s’avérait un efficace appât lancé à la gent masculine. Grande et élancée, elle me dépassait de presque une demi-tête.
Je reconnus avec une excitation teintée d’appréhension cette voix, cette silhouette, cette exquise grâce : la princesse russe rencontrée au bal de la comtesse. La jeune femme agita devant elle une main fine, scintillante de ses bagues telle une mer irisée par les derniers rayons d’un soleil d’été.
— Seriez-vous devenu muet ? s’amusa-t-elle à la vue de mon air de carpe.
La tentatrice savait l’effet qu’elle produisait sur les hommes et s’y adonnait avec un plaisir certain. Que dire alors du cataclysme qu’elle pouvait déclencher sur un nigaud d’étudiant ?
Je pris une profonde bouffée. Étais-je resté en apnée tout ce temps ? J’esquissai un sourire crispé accompagné d’un salut passable avant de répondre :
— Pardonnez-moi, mais je ne connais effectivement personne ici, et j’allais donc me résoudre, comme vous le supposez, surprenante Aphrodite, à boire seul.
Elle sourit à ma réplique, dévoilant une rangée de dents parfaites.
— Serais-je donc déjà démasquée ? Voilà qui me désole. Mais si vous ne connaissez personne ici, je me joindrai à vous, trancha-t-elle dans un discret éclat de rire. Ne serait-ce que pour vous permettre d’échapper à tous ces requins.
Je haussai un sourcil, suivant son regard. Autour de nous, plusieurs convives, hommes et femmes, battaient en retraite, non sans nous adresser des coups d’œil se voulant discrets.
— J’ai été la plus rapide, ajouta-t-elle. C’est ainsi !
Elle gonfla la poitrine, adoptant l’attitude d’un vainqueur après un match rudement mené, achevant de m’ensorceler puis reprenant son sérieux, un fin sourire mutin en coin :
— Je vous connais déjà, comme vous avez pu le constater, aussi, afin de ne pas sombrer dans d’inutiles convenances, je romprai la coutume et me présenterai moi-même : princesse Olga Dolgoroukov, duchesse de Stratnoïe, et je vous fais grâce du reste.
Elle effectua une révérence parfaite, habituée à ce genre de cérémonial. Elle était donc bien princesse, ainsi que Madame de T. me l’avait annoncé. Je me sentis soudain stupide, gauche et misérable. J’optai pour la facilité : un muet immobilisme, sourire forcé sur le visage.
— Vous faites encore le silencieux, monsieur Sauvage ! Craignez-vous que je vous en veuille de m’avoir abimé mes plus belles chaussures au bal de la comtesse ? Si ce n’est que cela, je vous pardonne de bon gré, vous m’avez permis de ne pas m’ennuyer à mourir dans cette soirée. Mais que va-t-on dire de moi si, après vous avoir conquis de haute main, je ne parviens qu’à vous rendre taiseux ? Quelle est l’origine de cette pétrification ? Serait-ce mon titre ? Ou mon nom, peut-être ? Le premier ne vaut plus grand-chose, par les temps qui courent, et je pourrai vous écrire le second sur un morceau de papier, afin que vous ne l’écorchiez pas.
La princesse me prit par la main, m’attirant vers un des buffets alignés le long de la salle.
— Mais parlez, que diable ! Je suis à deux doigts de me ridiculiser, m’admonesta-t-elle une fois à destination.
L’air désinvolte qu’elle affichait, son évident amusement, mais surtout le ton de sa dernière réplique, légèrement plus insistant qu’au commencement, me forcèrent à sortir enfin de mes retranchements. N’y allant que d’un pas, dans la crainte de me faire croquer en une seule bouchée, j’osai une timide réponse, d’une voix monocorde et maladroite :
— Eh bien... je ne sais pas comment m’adresser à une personne de votre rang…
Piètre tentative de gagner un peu de temps qu’elle esquiva d’un mouvement de poignet.
— En ce cas, faites comme si je n’étais qu’une simple servante, si cela peut vous aider. Mais je vous en supplie, ne me culbutez pas derrière un rideau, ma toilette ne le supporterait pas !
Elle rit à nouveau devant mes yeux écarquillés, satisfaite de ce soudain coup de griffe. Mais la situation ne m’amusait aucunement. Je serrai les dents, humilié que l’on puisse en pareille assistance me parler de la sorte. Je n’étais plus un jeune blanc-bec débarqué de sa province !
Mais peut-être avait-elle finalement raison. Bien que princesse, elle ne valait probablement pas mieux qu’une honnête femme de chambre. Je me persuadai de cette pensée, rassemblant mes forces pour la bataille à venir.
— Pourquoi parler déjà de bousculer, alors que je viens juste de faire votre connaissance, Votre Altesse ? Peut-être vous aimeriez-vous servante, mais je ne suis pas un simple palefrenier que l’on commanderait à volonté !
Je me tus, réfrénant une grimace d’appréhension. Je parvins à garder un visage de marbre, prenant soin de laisser paraître un œil rieur et un fin rictus en coin.
La princesse me toisa longuement. Elle se rembrunit, son regard se chargea de menace.
— Savez-vous que, sur mes terres, monsieur Sauvage, je vous aurais fait écarteler pour les propos que vous venez de tenir ?
Je respirai doucement, tant pour calmer l’accélération de mon cœur que pour gagner de précieuses secondes.
— Mais vos terres sont loin, Votre Altesse, il faudra vous plier à nos mœurs, parvins-je à rétorquer.
— Alors, ce sera la guillotine en place de Grève, le peloton d’exécution dans les douves du château de Vincennes, un poignard au détour d’un rideau ou même du poison dans ce verre que vous tenez à la main ! lança-t-elle sèchement. Il y a dans cette salle dix écervelés au moins qui, en l’échange d’une simple œillade, seraient prêts à vous provoquer en duel séance tenante.
— Grand bien leur fasse, je les attends donc. Mais qu’ils viennent tous ensemble, je n’ai pas de temps à perdre.
Emporté par ma fougue, les mots arrivaient à présent sans effort. Je m’aperçus alors que les conversations autour de nous s’étaient tues, l’attention de nos voisins désormais tournée vers nous.
— Mais vous gasconnez, jeune homme ! s’exclama la princesse. Auriez-vous lu Cyrano pour lui emprunter sa verve ?
— Je l’ai lu, oui, mais à sa place, j’aurais percé tout net le cœur de Christian, plutôt que de le laisser me ravir Roxanne !
— Et voilà que vous recommencez ! Vous n’êtes pas cadet de Louis XIII, mais vous en avez l’arrogance et la stupide assurance, me jeta-t-elle de son accent slave.
Emporté, je tremblais de frustration. Ma voix devenait par instant chevrotante, je devais faire preuve de contrôle pour la maîtriser. Mon interlocutrice s’en était aperçue. Je perdais pied. Elle donna l’estocade.
— Vous n’êtes qu’un écolier, nigaud et à peine déniaisé. Vous paonnez comme un jeune coq. Or vous portez encore le duvet du poussin. Vous vous croyez homme, mais on tirerait du lait de votre nez en le pinçant. Monsieur Sauvage, vous êtes... petit, lâcha-t-elle finalement d’un ton dédaigneux.
Je m’étais laissé entraîner malgré moi dans une joute dont j’aurais dû deviner l’issue. Des rires, alentour, perçaient le silence revenu. On se moquait de ma gaucherie. De ma cuisante défaite.
Si la princesse eut été prince, je l’aurais souffletée.
Je m’apprêtai à faire demi-tour, quitter ce lieu misérable où mon honneur se trouvait bafoué. Au diable l’héritier et toute sa clique ! Au diable Duroc ! Au diable !
La princesse empoigna mon visage à deux mains et déposa un baiser sur ma bouche, franc et direct. À la russe. Elle se recula, un large sourire aux lèvres.
— Monsieur Sauvage, je vous aime bien, lâcha-t-elle.
On applaudissait à présent. On commentait avec plaisir ma déconvenue et le tour qui m’avait été joué. J’avais été victime d’une farce, une comédie !
J’adressai à la jeune femme un regard courroucé, prêt à rétorquer avec aplomb, quand un homme à l’allure imposante s’approcha de nous. Il arborait de grandes moustaches fournies, un front large et haut et des yeux rehaussés de sourcils broussailleux. Son uniforme d’officier des cosaques de l’armée russe ajoutait encore à sa prestance et à cet air martial qu’il portait avec fierté.
— Madame, auriez-vous un problème avec ce jeune homme ? J’ai cru entendre des éclats provenant d’ici et noter un attroupement autour de vous.
La voix de l’homme résonnait d’une autorité naturelle, teintée elle aussi, bien que plus marquée encore, d’un fort accent slave. La princesse s’avança, le prit par les mains pour le faire approcher et lui glissa, d’un ton enjoué :
— Mais non, mon ami, je faisais connaissance avec le protégé du colonel Duroc, ce jeune monsieur Sauvage, si célèbre depuis quelque temps.
L’homme me salua d’un hochement du chef parfaitement militaire, sans aucunement rompre sa farouche attitude.
— Monsieur Sauvage, permettez-moi de vous présenter le prince Sergueï Dolgoroukov, ambassadeur en France du Tsar de toutes les Russies. Mon époux, ajouta-t-elle sur un ton anodin après une courte pause.
Son ?
— Votre ?…
Je ne savais comment me sortir de cette déplorable situation… le mari d’une princesse, qui venait de me donner un baiser devant une pleine assistance. Peut-être la soirée allait-elle finalement se clore par un duel ?
Le prince claqua des talons, s’inclina légèrement et laissa même une esquisse de sourire apparaître sur sa face austère.
— Cher monsieur Sauvage, c’est un plaisir de faire votre connaissance, répondit-il alors d’un air affable, bien qu’encore guindé. Je peux enfin mettre un visage sur ce fameux nom qui court dans tous Paris depuis des semaines, et dont mon épouse ne cesse de me parler !
Je ne pus qu’avec peine retenir un soupir de soulagement ; le croisement du fer semblait s’éloigner de mon avenir proche.
Les premières notes d’une valse parvinrent à mes oreilles. La princesse tapa dans ses mains, emportée par la joie et me prit par le bras.
— Monsieur Sauvage, accordez-moi cette danse, je vous prie. Mon époux déteste cela, et je refuse de me morfondre seule ou, pire, de vous voir capturé par une vieille comtesse acariâtre. Et vous me devez une revanche, ajouta-t-elle après un silence. Avez-vous pu prendre des cours, au moins ?
J’allais de Charybde en Scylla ! Croyant avoir échappé de peu au juste courroux d’un dangereux mari, je me retrouvais maintenant emporté dans une de ces fichues danses !
Je jetai des regards affolés autour de moi. Les danseurs se rapprochaient. Et cette fois-ci, ma douce Hortense ne serait pas là pour me sauver la mise. Déjà ils tournoyaient à une vitesse folle. Je cherchais une issue, une fuite, tandis que ma partenaire, inexorablement, m’entraînait vers le gouffre qui s’ouvrait devant moi.
Tel l’archange venu me délivrer, Duroc fendit la foule, droit sur nous. Il me posa la main sur l’épaule, stoppant net notre percée, au grand dépit de la princesse.
— Pierre, il t’attend, se contenta-t-il de me lancer.
Je respirais, à nouveau, mais je m’efforçais de ne pas montrer ma joie.
J’adressai une hypocrite grimace de déception à la jeune femme. Elle soupira à son tour, bien peu dupe de mon manège et me glissa, d’une voix mutine :
— Filez, Gascon ! Je ne peux pas faire le poids. Mais nous nous reverrons, soyez-en certain !
Elle s’éloigna aussitôt, attrapa le bras d’un de ces godelureaux galants qui traînaient toujours au bord des pistes de danse, et l’entraîna dans une folle virevolte.
J’avais senti le vent du boulet frôler mon oreille.
Mi-rassuré et mi-inquiet, je suivis le directeur Duroc vers une porte gardée par deux gentilshommes de la maison du prince Louis Napoléon Bonaparte, portant, chose surprenante en ces lieux, l’épée au flanc et pistolet à la ceinture.
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