Premier jour.

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DOUAI

Pour ce matin d’automne 1985 météo-France avait annoncé une journée sinistre.

Et pour une fois leur grenouille ne s’était pas plantée.

Les monstrueuses bourrasques déferlant des plaines du nord balayaient la rue de Cuincy avec les turbulences d’un rapide s’engouffrant dans un tunnel. Des volets de maisons libérés de leurs attaches accompagnaient de leurs claquements secs la danse grotesque des voitures du personnel pénitentiaire frappées par le travers, offrant au parking de la prison des airs de port de pêche rudoyé par la tempête.

La luxueuse Jaguar en attente devant le portail gris oscillait aussi au gré des rafales en dépit de son poids respectable. Elle encaissait avec un flegme tout britannique les humiliants coups de boutoir qui lui soulevaient l’arrière train, dévoilant ses dessous aux passagers d’un break Peugeot tapi une vingtaines de mètres en arrière, un peu en retrait de l’arrêt de bus.

Une antique lessiveuse métallique reconvertie en poubelle dévala brusquement la chaussée dans un fracas dantesque. Sa trajectoire incertaine provoqua un réflexe défensif chez les occupants de la 5O4 qu’elle rata d’un tout petit cheveu avant d’aller s’encastrer sous la Jaguar. Le temps d’un éclair les feux « stop » du carrosse made in England ensanglantèrent le rideau de pluie. Un chauffeur en uniforme en jaillit, comme propulsé par un ressort.

Le gloussement qui échappa au conducteur de la Peugeot bleu marine lui attira un coup de chasses peu amène de la part de son voisin, un balaise au type slave prononcé. Un coup d’œil très bref. Comme-ci le colosse blond avait craint qu’un échange visuel plus soutenu ne servit de prologue à un dialogue. Pas dupe, le pandore Français chiqua l’indifférence. Seule manifestation bruyante ; ses doigts reprenaient leur martellement nerveux du volant à chaque fois que l’obèse avachi au milieu de la banquette arrière s’envoyait une pleine poignée de cacahuètes dans le clapoir. Plus d’une demi-heure que ces pétarades masticatoires le portaient au bord de l’esclandre. Tout bien pesé, l’ambiance de l’habitacle était à peine plus guillerette qu’à l’extérieur.

La vitrine du café qui faisait face à la prison palpita longuement, comme à regrets. Le rectangle blafard d’un éclairage au néon s’abattit sur la chaussée humide sans plus d’enthousiasme. Les gouttes de pluie irisées par la lumière parurent un peu plus monstrueuses. Pas au point de décourager le ventripotent passager arrière de la Peugeot qui gicla du véhicule avec une vélocité surprenante. Tel un galion dans la tourmente, l’imperméable gonflé comme une grand voile, il franchit l’espace qui le séparait de l’estaminet en quelques bordées hasardeuses. Le temps que le patron du rade se remette de sa frayeur le visiteur matinal s’était déjà enfilé deux demis de bière brune.

- Sacrée santé votre collègue, ironisa le chauffeur de la 5O4.

  • Certainement ! Surtout quand on sait qu’il lui reste la moitié de l’estomac et un quart de sa vessie, répliqua son voisin d’un ton détaché.

Le gendarme Français se racla la gorge avant de poursuivre sur un timbre moins assuré ;

- Non. Juste quelques balles par ci par là. Et pas toujours récoltées dans les bistrots. Si Stout    n’était pas aussi ingérable il aurait pris du galon depuis longtemps.

- Je ne disais pas çà pour porter atteinte à ses qualités…

- Ce serait difficile. C’est l’un des meilleurs flics de Belgique, savez-vous. Chez nous on le respecte un peu comme un héros. Ce qu’il est, somme toute. Mais lui ne le considère pas ainsi, débita le colosse d’une voix monocorde, lente à souhait.

- Il s’appelle vraiment Stout ?

Déconcerté, le pandore Français laissa le silence reconquérir l’habitacle. Connaître un peu mieux les conditions de turbin de ces collègues d’outre-Quiévrain l’aurait botté, mais depuis la prise de contact le courant passait mal, c’était le moins qu’on puisse dire. Il reporta son attention sur le chauffeur de la Jag’ qui venait enfin, au prix d’un ultime effort et l’aide impromptue d’une bourrasque soutenue, d’extraire la poubelle déformée du dessous du carrosse moderne. Le drap bleu de son uniforme détrempé réverbérait la lumière incendiaire des feux arrières.

Le colosse blond entrouvrit la vitre de sa portière pour cracher un chewing-gum devenu insipide. A peine la vitre relevée il s’envoya une autre tablette mentholée dans le clapoir. A l’instar de son collègue qui tirait son surnom d’un penchant immodéré pour la bière brune, lui tenait le sien des tablettes à mâcher. Gum’s était devenu un fervent athlète de la mastication après avoir renoncé à ses deux paquets de Saint Michel Vertes par jour.

Stout effectua le trajet de retour d'un pas paisible, le col de l’imperméable maintenu serré au dessus de sa tête pour protéger son visage de l’agression des gouttes de pluie transformées en dards glacés. Une bouffée d’air polaire pénétra dans la voiture en même temps que lui.

- On ne doit pas être les seuls sur l’affaire… Là-bas ! Souffla-t-il en pointant le menton vers le pare-brise. Juste après l’angle de la taule. Il y a une Lancia moteur tournant avec deux gugus à bord. A tous les coups ils ont la Jaguar dans le collimateur aussi.

Le conducteur accueillit la nouvelle avec perplexité, puis il tourna un regard soucieux vers son voisin, le chef de la mission qu’il avait pour tache de cornaquer sur le sol Français.

- Vous voulez que j’aille contrôler leur identité ?

Gum’s se ménagea un temps de réflexion.

  • Je ne préfère pas. S’il s’agit d’individus mal intentionnées à l’égard du Dauphin inutile de vous exposer pour rien.

A l’arrière, Stout cracha la bolée de cacahuètes pas encore broyées avec laquelle il avait failli s’étrangler.

- S’il se fait plomber dans la bagnole de son avocat ça nous fera une belle occasion de rater un flag. Avec notre bitte et notre mouchoir pour toute artillerie, on aurait l’air fins pour monter à l’assaut. Surtout s’il s’agit d’un commando Rital !

L’ironie grinçante du Belge déconcerta Hernandez, le pandore Français. Difficile sur le champs de savoir à quel degré situer cette forme d’humour poussée au rouleau compresseur. Gum’s vînt à son secours.

  • Ne faites pas attention à ce qu’il dit. L’admiration que Stout vouait à Max rejaillit un peu sur le Dauphin. Même s’il s’en défend. Surtout une belle charretée de nostalgie, là dedans. Stout regrette le bon vieux temps, voyez-vous. Celui où, d’après lui, le milieu répondait à un prétendu code de l’honneur. Ou quelque chose qui aurait ressemblé à çà.

- Connerie ! La seule époque que je regrette c’est celle d’avant la came qui pourrit tout, maugréa le flic obèse. Quand les voyous étaient des vrais voyous, les flics des vrais flics, et que les uns et les autres ne se mélangeaient pas au point de bouffer tous dans la même gamelle. V’là le temps que je regrette !

Le regard ahuri du Français détendit Gum’s. Il ré-embraya par un complément d’information, mais sur le ton de la confidence cette fois. Et avec, sur la voix, un voile de tristesse non feinte.

- On vient de perdre un jeune collègue dans des circonstances plutôt pénibles. Un neveu de Stout. Il ne décolère pas que nous ayons été dessaisis du dossier.

Le ventripotent laissa échapper un sifflement de dépit dont il était le seul à connaître tous les ingrédients corrosifs de la composition. Si un doute, un seul ne risquait pas de lui effleurer l’esprit, c’était bien celui concernant l’implication d’un ou de plusieurs membres de la brigade dans le piège tendu à ce malheureux « Kid ».

En trente années de carrière, il en avait connu des scandales étouffés. Avec ou sans recours aux pressions, fussent-elles d'ordres politiques, judiciaires, religieuses ou d’autre nature. Il en avait côtoyé des fauteurs de troubles protégés par le blindage de leur statut honorifique, de leur uniforme et par l’omerta corporatiste. Mais de là à tolérer qu’on flinguât impunément un jeune collègue, même gênant pour le bon déroulement de fumeux trafics, la pilule était trop énorme à gober.

- La porte s’ouvre ! Prévint le chauffeur.

Les paupières des observateurs se plissèrent pour cerner les évolutions d’une silhouette courbée, le torse pris dans un blouson de daim clair trop léger pour la saison. L’homme traversait le parvis en bonds félins, droit vers la portière arrière de la Jaguar qui s’était ouverte à son intention. Il ne portait pour tout bagage qu’une valisette de luxe. Un attaché-case de couleur fauve dont les angles dorés renvoyaient la lumière chiche des réverbères.

- Dire que c’est nous qui payons ce luxe ! Laissa tomber le Français avec aigreur.

- S’il n’y avait que celui là ! S’esclaffa Stout avec ironie.

Hernandez adressa un regard torve à son voisin.

- Il est de quel bord ?

- Pêché de jeunesse. Il n’a pas encore compris le sens du mot hiérarchie. Il se veut du parti de la légitimité, comme les ados. Il finira bien par mûrir un jour.

- Avant de pourrir dans le panier, maugréa Stout ? Ne sois pas trop pressé de m’y voir dégringoler.

Un rot sonore ponctua sa phrase. Un hymne à l’estime éprouvée pour le contenu du panier évoqué, probable.

Le pandore français arracha la 5O4 du caniveau pour la lancer dans le sillage de l’Anglaise. En passant à hauteur de la Lancia repérée par le collègue belge, il remarqua que les deux occupants du véhicule réémergeaient de leur siège où un souci de discrétion les avait tassés.

- Peut-être que j’aurais dû les contrôler quand même ! Émit Hernandez sur un ton

dubitatif.

  • Trop tard ! répondit Stout, moqueur.

La lourde Jaguar se révéla plus agile sur les chemins de campagne que ne l’avait supposé le conducteur de la Peugeot. Entre Flers et Roost Warendin, il dût faire appel à tous ses talents de pilote émérite pour maintenir le cap de son véhicule peu adapté à la course.

- L’enfoiré ! Maugréa-t-il après une ultime embardée. J’ai bien envie de lui coller un de ces papillons qui serait le clou de sa collection !

- Vous grattez pas, surtout ! Le railla Stout. On a relevé le numéro de plaque.

Ravi de sa plaisanterie le limier Belge se détroncha pour voir s’ils étaient toujours suivis. Au hasard des virages, la Lancia laissait poindre son nez sans fournir d’effort pour gagner du terrain. Faute de trouver une explication logique à l’étrange situation, Stout se laissa retomber sur la banquette et engouffra une pleine poignée de cacahuètes. Seule certitude un rien apaisante ; avec ses phares jaunes la voiture ne pouvait être Belge.

*

* *

D’allure et de mise en parfaite harmonie avec sa marque de voiture de prédilection, sa luxuriante chevelure d’un blanc immaculé gonflée en un désordre savamment calculé, maître Spirion semblait toujours émerger d’un conseil restreint du 1O Downing Street. Le flegme lui-même complétait fort harmonieusement la panoplie. Il en fallait un minimum pour ne pas tressaillir à la vue de l’artillerie que son voisin déballait de la valisette que lui, le ténor bien en vue, venait de lui transmettre. La radiation à vie et cinq ans de placard à la clef, c’est le tarif qu’aurait pu lui coûter ce genre de libéralité envers la loi. Mais dans les circonstances présentes, et avec la hauteur faramineuse d’honoraires casqués cash, il estimait pouvoir s’offrir quelques entorses à la déontologie.

Le Dauphin parcourait des coupures de presse en diagonale. Toutes se rapportaient à la mort brutale d’un descendant de la haute aristocratie russe, devenu barbouze par anti-bolchevisme viscéral, contrebandier pour le sport, et homme du monde à temps plein. Un mythe picaresque à lui seul, ce zèbre. Aussi réputé au sein de l’élite de la pègre internationale que de celle du monde politique, des cercles restreints des affaires hautement lucratives comme de ceux du Gotha mondial, Maximilien Stéphane Ordanoff avait vingt années durant agrémenté les chroniques mondaines et judiciaires de ses frasques tapageuses. Malgré un nombre hallucinant de citations à comparaître son casier judiciaire n’avait jamais subi la moindre avanie. Son élégance naturelle lui valait le respect unanime de ses pairs comme celui de ses adversaires, les derniers étant surtout constitués par les gabelous et autres percepteurs planétaires. Sa popularité aussi singulière que controversée justifiait l’onde de choc ressentie par l’opinion publique lors de son exécution sauvage en pleine gare du Midi, à Bruxelles.

L’homme encore jeune avait délaissé les articles de journaux pour examiner plusieurs paquets de fiches anthropométriques auxquelles se trouvaient agrafées des feuilles dactylographiées ainsi que des listings d’ordinateurs. L’avocat détaillait du coin de l’œil le profil contrasté de son singulier client.

Le front partiellement couvert par une lourde mèche, des plis amers qui lui collait la bouche entre parenthèses, le regard très sombre embusqué au fond d’orbites creusées et bleuies par les années de détention, la pupille aussi expressive que celle d’un poisson mort, les lèvres épaisses, nul élément qui se fut trouvé en harmonie avec un canon esthétique classique, mais sa tronche de bad-boy favorisée par le dieu Hermès lui conférait un charisme diabolique. Spirion ne parvenait pas à se décider entre une comparaison avec le profil avec celui de Paul Mac Cartenay et celui du King durant ses jeunes années.

L’impression d’indestructibilité qui émanait de Daniel Lecomte, alias Le Dauphin, suffisait probablement à expliquer le sentiment de danger instinctivement ressenti à son voisinage par les mâles, le passage d’une onde électrique perturbante chez les femelles. Par là même occasion, aussi, sans doute, la férocité des juges à son égard. Rien n’indispose plus une cour de justice que la fierté et, à fortiori, l’arrogante assurance d’un prévenu. A y regarder de plus près, cette profusion d’atouts virils se trouvait atténuée par une longueur de cils et une douceur de gestes plutôt féminines. « A condition d’être un observateur vraiment attentif », conclut le ténor parisien.

Lecomte replaça les divers objets dans le même ordre qu’il les avait trouvés. Il préleva juste une liasse de devises françaises qu’il glissa dans la poche intérieure de son blouson, puis déposa sur la banquette, à sa droite, la valisette de chez Hermès. Sa sœur jumelle, avec laquelle il était sorti de prison, achevait de s’égoutter sur l'épaisse moquette de la Jaguar. Il transvida le contenu de cette dernière dans l’autre et referma les deux. Sa tâche achevée, il tendit la vide à l’avocat.

- Tenez ! Ca vous fera un souvenir.

- En matière de souvenirs, j’avoue avoir été pleinement gâté. Je garderai surtout celui d’un dossier peu ordinaire.

- Le dossier n’a rien à voir là-dedans. Vous savez très bien que c’est sur intervention politique que j’ai été tenu séquestré. Un arrangement entre deux ministres d’état connus pour leur cupidité. Et épargnez-vous la ritournelle sur l’indépendance de la basoche, maître, j’ai passé l’âge des contes de fées.

- Je vous trouve bien aigri envers notre système judiciaire. Il y a pire, savez-vous ?

- C’est un fait que votre affaire ne figurera pas dans les annales judiciaires comme un modèle de respect du droit. Surtout du respect des droits de la défense. Mais …

Le Dauphin sabra la tirade d’un geste de la main, à peine esquissé mais péremptoire.

- Vous parlez d’annales judiciaires ? Terme parfaitement approprié ! Il y a longtemps que ce sujet me passionne autant que les suppositoires qui suivent la même destinée, maître. Question de flair, sans doute. Ou d’odorat. Au choix.

L’avocat resta sans voix, interloqué. Un comble pour un aussi éminent représentant de la profession.

- Je préfère avoir fait votre connaissance de ce côté du prétoire, finit-il quand même pas dire. Je n’aurais pas voulu avoir à vous affronter en tant que procureur.

  • Je doute qu’un seul procureur au monde ait passé autant de nuits qu’un taulard à analyser la sémantique du mot « Justice ».

Lecomte s’exprimait d’une voix égale. Sans la moindre passion, sans animosité, presque avec indifférence. Comme-ci le sujet ne le concernait pas directement. Une particularité qui donnait plus de poids encore à ses propos dévastateurs. Au remugles du système judiciaire, il préférait visiblement le plaisir olfactif des émanations du cuir O Conolly de la limousine qu'il humait avec un réel bonheur. Il est vrai que ça le changeait sacrément des entêtants relents de désinfectants de la taule. « Ataraxie », songea le baveux.

Le chauffeur calculait si bien le point d’appui de la roue avant à l’amorce des virages que c’est à peine si la voiture se soulevait du côté intérieur. Seule, de temps à autre, une saute de vent plus violente le contraignait à un léger coup de volant de rattrapage dans ses trajectoires parfaites. Les balais d’essuie-glace peinaient sous les paquets d’eau. Aux abords de Lille, il toussa pour s’éclaircir la voix.

- Je suis désolé, Monsieur. Je ne suis pas arrivé à semer nos suiveurs. Leur conducteur est vraiment très fort.

L’avocat tourna un regard interrogatif vers son client qui manifesta son indifférence d’un léger mouvement des doigts posés sur l’attaché-case.

  • Aucune importance, Gérald. Vous avez fait ce que vous avez pu. Amenez nous à la gare en prenant pitié des piétons. Surtout ceux qui traversent entre les clous.

LILLE

Des nuées de marmots et d’adolescents en partance pour les classes de neige avaient transformé la gare en gigantesque cour de récréation. Les appels au calme des accompagnateurs peinaient à couvrir le grondement des conversations et cris en tous genres. Des « classes élémentaires » survoltés menaient une folle partie de course-poursuite dans cette providentielle et inextricable forêt de jambes humaines. De temps à autre, la guibolle d’un « grand » prise comme pivot pour virer au plus court suivait le mouvement. Pour peu que l’infortuné pilier ait l’épaule lestée d’une paire de skis il alimentait une réaction en chaîne. Les touristes en partance qui se trouvaient au plus près des ustensiles transformés en pâles d’hélicoptère se précipitaient sur leur voisin immédiat. Le mouvement réflexe répercuté par la masse se transformait en bousculade circulaire qui allait s’élargissant, semblable à l’enroulement d’un cyclone.

Happé par ces mouvements de foule aux orientations imprévisibles le pandore français se trouva à deux reprises détourné de son objectif. Il dût battre le rappel de toutes ses réserves en self contrôle pour ne pas décocher une grêle de taloches à cette marée de chenapans qui se fichaient comme d’une guigne de son uniforme. Il se trouvait contraint de s’ouvrir le passage d’une main, l’autre étant trop occupée à maintenir son képi rivé sur son crâne de crainte de le voir transformé en galette. Il toucha enfin au but ; le guichet où le Dauphin venait de retirer un billet.

Les deux enquêteurs de la B.S.R s’étaient déniché un point d’observation à peu près sécurisé entre les distributeurs de friandises et l’enfilade de postes téléphoniques. Stout ne quittait pas des yeux leur cible attablée dans le buffet de la gare tandis que Gum’s, favorisé par sa haute taille, surveillait les évolutions laborieuses du Français qui ramait dans leur direction en prenant appui sur les groupuscules les plus stables.

- L’enfoiré ! Il est en train de se siffler une pinte, maugréa l’obèse.

- Jaloux !

- Et comment ! je sens que je vais faire de la surveillance plus rapprochée, geignit l’assoiffé en émettant un claquement de langue pâteuse.

- C’est çà ! Et il te reconnaîtra ! Sois pas stupide.

Stout haussa les épaules.

- Comme ci ça allait changer quelque chose ! je t’ai parié à dix contre un qu’il viendrait en Belgique pour tirer les choses au clair, se rengorgea-t-il .

- Espérons pour lui que ça ne lui fera pas trop mal, le chambra Gum’s.

- J’imagine qu’il y laissera quelques plûmes. Mais il doit en être conscient. Il n’est pas né de la dernière pluie.

- Je parlais du clerc, Stout, précisa le chef avec patience. Celui d’un notaire, par exemple.

- De qui ? Éructa le subordonné abasourdi.

Hernandez arriva à point nommé pour ramener le débat sur un terrain plus sérieux.

  • Billet de première classe pour Paris. Départ à 1O heures 47.

Un sourire de satisfaction découvrit la denture du grand blond qui tendit la main vers son coéquipier, paume tournée vers le haut. Stout fourragea dans sa poche de pantalon pour en extirper deux billets verts, froissés, qu’il claqua sèchement dans la main tendue. Le pandore indigène assista passivement à l’échange, le front creusé par une ride soucieuse.

- Pourquoi être venu jusqu’à Lille juste pour prendre un semi-direct qui s’arrête à Douai ? Quelque chose n’est pas clair dans cette salade, soliloqua le Pied-Noir.

Un voile terne s’abattit sur l’expression ravie du gagnant du pari. Il chercha le regard de son compagnon puis, par delà son épaule, l’endroit où leur gibier avait pris place. Stout n’avait pas bougé. Il tentait juste de refréner l’énorme envie de rire dont il sentait déjà les frémissements lui fripper le dessous de la bedaine. Dos tourné à la vitrine du buffet de la gare, il tendit la main vers son chef. Juste à temps pour briser son élan en le saisissant par un bras.

- Te fatigues pas. Quand je te l’ai prévenu, tu t’es payé ma poire. Tu viens de faire connaissance avec le Dauphin. Et tu n’as pas fini. Parce que je te re-parie tout à la même côte qu’il sera rendu avant nous en Belgique.

Gum’s détailla le visage lunaire de son subalterne pendant un long moment, puis il haussa les épaules avec fatalisme.

- Tu devrais te payer un nettoyage de peau. Ce ne sont plus des points noirs que tu as, mais de vraies ogives de 357.

- Avec ce que je vais te rafler comme oseille, je pourrai même m’offrir la manucure en prime ! rétorqua Stout.

*

* *

La Jaguar bondit avec gourmandise sur l’asphalte de l’autoroute dès qu’elle eut quitté la bretelle de raccordement.

- Si vous me permettez un avis, monsieur, ce genre de client fait froid dans le dos.

crains fort qu’il n’ait aucune idée de l’ampleur de la tempête qu’il va provoquer s’il remue les archives de son défunt ami.

- A ce point là, monsieur ?

- Même pire ! De quoi faire frémir Sam Peckinpah en personne. J’en ai bien peur. La Lancia qui nous pistait appartient au S.R français, tendance barbouzes. Le grand duc avait chacun de ses doigts trempés dans un service secret notoirement allergique au drapeau rouge. Le bal des vautours est ouvert.

VIEUX CONDE

Du poste de douanes de Furnes aux sentiers confidentiels de la région d’Athus, ville la plus proche du Luxembourg, le Dauphin connaissait le moindre passage non gardé de la frontière Franco-Belge. Son choix s’était porté sur une petite route qui longeait l’enceinte du château de l’Hermitage, aux fins fonds de Condé sur l'Escaut. Une route tranquille qui aboutissait, côté Belge, au pied de la cathédrale de Bonsecours. Les préposés aux douanes des deux Etats préféraient depuis longtemps comparer devant le zinc les avantages et les inconvénients de la fonction publique des deux côtés de la frontière plutôt que de veiller à l’hermétisme de celle-ci. Sauf plaques d’immatriculation exceptionnelles, Chinoise ou de l’archipel des Bahamas par exemple, bien peu de choses possédait la capacité de les décoller de leur comptoir favori. Il convenait de leur concéder que le trafic routier était très modeste et que chacun des postes minuscules faisait face à un bistrot mieux chauffé que leurs guérites délabrées, d’un côté comme de l’autre d’une barrière depuis longtemps soudée par la rouille en position ouverte.

Il écrasa l’accélérateur de la puissante B.M.W de location dès l’amorce de la bretelle de raccordement de l’autoroute E42 qui relie Lille à Mons, via Tournai. L’axe routier rejoint peu avant St Ghislain l’autoroute E I9 qui traverse la Belgique d'un axe sud-nord, de Saint-Aybert à Meer.

Le libéré de frais allait moins loin que la frontière Hollandaise. Il se laissa griser par les sensations oubliées de la vitesse jusqu’à la sortie Nimy-Maisière, au nord de Mons, puis retrouva une allure plus en conformité avec le code de la route quand il prit la direction de Ath.

Quelques kilomètres avant le SHAPE Daniel bifurqua dans un chemin de campagne rectiligne, bien entretenu, quoique totalement désert. Nulle demeure ne se profilait à l’horizon. Tout juste si le faîte d’un clocher se distinguait au loin, au delà d’un rideau d’arbres presque entièrement dépouillés par l’hiver précoce. Il s’apprêtait à prendre un nouveau virage sur sa droite, au pied d’un panneau signalant un passage à niveau, quand il fût contraint de piler en catastrophe. Des plaques de béton ajourées avaient fleuri de part et d’autre de la voie ferrée en lieu et place des barrières mobiles de jadis. Au delà de l’obstacle, la maison de l’ancien garde barrière s’offrait des aspects de château de la belle au bois dormant. Des ronces, des herbes folles et des pousses d’arbustes échappées du bois voisin s’étaient lancées à l’assaut des murs. De la végétation sortait même en bouquets des fenêtres ravagées.

Perplexe, le Dauphin enclencha la marche arrière. La barrière fixe contraignait la clientèle à un détour de plusieurs kilomètres alors que le Blue Marine’s Club se trouvait à peine à quatre cent mètres au delà de l’obstacle incongru.

Il longea le bois sur plus de deux kilomètres, tourna à droite, puis à droite encore après avoir parcouru un autre kilomètre. Son périple en forme de boucle qui contournait toute la partie est de la propriété le ramenait sur ses pas, vers l’ancien passage à niveau, avec cette fois un rideau d’arbres dressé de chaque côté de la chaussée. Il passa au point mort à la vue de l'imposante ferme fortifiée, coupa le moteur, puis laissa la voiture courir sur sa lancée. Il ne se rabattit sur l’aire de stationnement couverte de graviers rouges qu’une fois dépassée la façade de l’édifice longue d’une soixantaine de mètres.

Pour revenir vers le portail situé au début du bâtiment le visiteur matinal préféra l’asphalte de la chaussée aux graviers jugés trop bruyants.

Une pesée de tout son poids sur le panneau droit du lourd portail repoussa celui-ci vers l’intérieur. Le visiteur discret se baissa pur insinuer son bras entre le bois constellé d’énormes clous forgés et l’épais mur de briques à peu de distance du sol. Après quelques tâtonnements, sa main se referma sur l’objet convoité. Une barre de fer vite réinsérée entre le portail et le mur, à hauteur de ceinture cette fois. Il trouva sans difficulté le loquet qu’il releva, puis il écarta le vantail qui glissa sur son rail, juste assez pour livrer accès à l’intérieur d’une vaste grange. Une tondeuse à gazon auto-portée représentait l’unique engin à vocation agricole des lieux. Des automobiles de marques et de formes variées occupaient le reste de l’espace couvert. L'une d'elles, plus imposante, reposait tout au fond sous un linceul de poussière. Une limousine Lincoln Continental blindée.

Son regard ne fit que survoler l’immense cour carrée entièrement pavée et close. Les tables de terrasse étaient empilées dans un coin, près des chaises enchevêtrées les unes dans les autres. Les volières vides offraient un spectacle d’abandon désolant. Massive, la tour de l’ancien moulin très haut, reconvertie en pigeonnier, faisait peser sur les lieux une ombre angoissante. Derrière d’épais barreaux d’acier les rideaux étaient tirés. Malgré l'heure avancée de la matinée, la maison dormait.

Daniel progressa en silence le long du corps de bâtiment qui longeait la rue. Ses pas l’amenèrent à une fenêtre jouxtant la porte de cour d’une épaisseur à décourager les virtuoses du pied de biche.

Saisissant un barreau rond à pleines mains il lui imprima un mouvement de torsion tout en le repoussant vers le haut. Lorsque le talon fut dégagé de la barre horizontale inférieure, il tira à lui le rond de ferraille et répéta le même mouvement de rotations alternées en tirant cette fois vers le bas. L’objet se trouva totalement dégagé de l’épais fer plat central avant que son extrémité inférieure n’atteigne le sol. Ce passage secret résultait d’une biture mémorable, avec Max et une Gina si déchiquetée qu’elle avait semé çà et là le contenu de son sac à main au gré de ses chutes, clefs de l’antre comprises. Une clefs à griffes empruntée à l’atelier du grand père et quelques réminiscences des talents de cambrioleurs de Daniel eurent raison de la forteresse en pleins travaux de réaménagements intérieurs. La bâtisse avait connu d’autres outrages, et de plus violents. Une rumeur bien plus charpentée qu’une simple légende colportait encore les détails sordides d’une visite de Moneuse, le tristement célèbre « chauffeur » dont la bande avait écumé la région frontalière peu après la révolution française.

Le Dauphin coucha la pièce métallique sur les pavés, se redressa sans quitter la fenêtre des yeux, puis il effectua un demi tour foudroyant Dans le prolongement de ses deux bras tendus un revolver nickelé qui semblait polariser toute de lumière du matin grisâtre. L’adolescente qui se trouvait avec l’arme pointée à quelques centimètres du nez ne cilla même pas. Son regard gris-vert fixait l’intrus avec une expression curieuse. Brillant au plaisir des retrouvailles, sans doute, mais avec un flottement bizarre. Un peu comme ci son point de concentration précis se fut trouvé au delà de la nuque de l’homme qui la braquait.

- Mes amis m’ont prévenue que tu allais revenir ce matin, murmura la jeune fille.

- Ah ! Laissa échapper le Dauphin, penaud, en rengainant vite fait son artillerie dans son dos. C'est eux aussi qui t’ont demandé de me flanquer une frousse pareille ?

- Non. Ils ont dit que tu venais pour tuer des gens. Des gens méchants, des autres pas. Ou pas autant. Il faut que tu te méfies, Daniel. Parce que beaucoup de gens vont vouloir te tuer aussi. Mes amis ont dit qu’il ne faut surtout pas t’approcher de l’eau.

- Ah ! Répéta-t-il bêtement, faute de trouver une réponse intelligente aux mises en garde de la gamine et de ses amis si difficilement joignables pour le commun des mortels.

Il l’observa longuement, en quête de détails qui auraient pu changer ce visage familier. Pas seulement sur le plan physique. La petite abordait l’âge des transformations essentielles dans le monde mystérieux des femmes. Une inspiration subite lui traversa l’esprit.

- Tes amis ne t’auraient pas dit qui a tué tonton Max, des fois ?

- Non. Ils ne veulent pas.

- Ils ne t’ont pas dit non plus pourquoi on l’a tué ?

- Non. Ils ont dit que Max n’a pas pu choisir son destin. Quelqu’un d’autre l’a fait pourlui. Mais toi tu aurais pu choisir de ne pas venir. Tu ne l’as pas fait à cause de tes attributs guerriers et tu vas te mettre en danger. Et tu seras encore au moins une fois guerrier, plus tard, avant de trouver la paix de l’esprit.

L’homme exhala un long soupir, mélange de résignation et d’impuissance. Pas à l’écoute des prédictions de la Pythonisse en herbe, non. Mais parce que la curiosité qui avait toujours émaillé son périple atypique et tous ses exercices de concentration lui avaient à peine permis d’entrevoir quelques unes des portes que Cathy franchissait et repassait avec la même aisance que si elle eut joué à la marelle. Selon les plus grandes sommités mondiales consultées, cette incroyable faculté serait l’une des séquelles du terrible accident de voiture qui l’avait maintenue plus d’un an dans le coma.

La jeune fille inclina la tête vers son épaule gauche afin d’observer son interlocuteur sous un angle différent. Un sourire indéfinissable lui fit frémir les lèvres. Elle ouvrit les bras en grand et se précipita brusquement sur le Dauphin qui reçut le choc en pleine poitrine.

- Ça m’est égal que tu tues des méchants pour les punir.

- Comme Saint Michel Archange ou comme Zorro ? Plaisanta-t-il.

Elle se dégagea vivement pour le fixer dans les yeux avec gravité.

- Tu ne peux pas parler ainsi. Tu n’es pas un ange !

- Heureusement, dis-donc ! Tu imagines si j’aurais l’air cloche avec deux ailes dans le dos et un éclairage au néon circulaire planté au dessus de la tronche ? Plaisanta-t-il.

Cathy balaya le descriptif grotesque d’un haussement d’épaules. Elle préférait Daniel à n’importe quel autre représentant du genre humain sur terre, mais comment faire comprendre à un semi béotien les réalités de la vie spirituelle dans laquelle nous baignons sans même en avoir conscience ? Encore que le Dauphin présentait un esprit ouvert à ce genre de discussion comparé aux idiots bornés qui la prenaient au quotidien pour une demeurée. Et il était si gentil, le Dauphin ! Que serait-elle devenue avec ses grands parents maternels pour toute famille s’il n’avait été là pour racheter la ferme à sa vraie valeur avec ses amis Max et Gina ?

A l’inverse de cet abjecte notaire empressé de les dépouiller et de les jeter à la rue, les trois compères leur avaient avait laissé la pleine jouissance de l’aile sud de la maison. Le curieux personnel qui débarqua ensuite était devenue sa nouvelle famille. Avec Suzy, et d’autres filles. Mais pas toutes les filles. Surtout pas chez les nouvelles. Certaines étaient des sorcières. Des vraies. Avec des auras minuscules, ternes, sales. Aussi vilaines que ces caricatures du bas astral qui, parfois, quand elle était fatiguée ou affaiblie par la maladie, venaient encore la taquiner avec leur hideur indescriptible et leurs lamentations à vous glacer les os de terreur.

Elle s’abandonna contre le torse du Dauphin qui referma les bras sur elle et respira son odeur à pleins poumons.

  • Il faut que tu me laisses, maintenant. J’ai beaucoup à faire. On dînera ensemble très bientôt, je te le promets.

- Tu me parleras de tes indiens ?

- Ce ne sont pas des Indiens, Cathy. Ce sont des mineurs Colombiens. Et puis, ils ne m’appartiennent pas. Ce sont des ouvriers qui travaillent pour gagner un salaire. Moi, je suis leur employeur. Pas leur roi. Pas même leur chef. D’accord ?

Elle hocha affirmativement la tête, avec un regard amusé qui infirmait son apparente conviction.

- Méfies-toi beaucoup d’Astrid. Elle est méchante comme un homme. Elle se prend pour le patron ici.

- Je sais tout çà. Allez ! Sauves-toi, princesse.

Elle pirouetta sur elle même, parcouru quelques mètres d’un pas égal, puis se mit brusquement à caracoler sur le dos d’une monture imaginaire vers la porte du moulin situé à l’angle opposé de la cour. Mais, était-elle bien imaginaire cette monture ? Pour aimer pleinement Cathy, ce genre de question inepte était à proscrire.

Le Dauphin poussa en grand la croisée de la fenêtre entrouverte puis s’infiltra par le passage secret. La décoration des toilettes hommes n’avait subie aucune modification et la peinture marron des boiseries se serait bien accommodée d’un petit rafraîchissement. Il se promit d’en faire la réflexion à Gina, juste pour le plaisir de l’entendre râler. Une perspective qui le fit sourire.

L’envie de retrouver le décor familier l’attira vers la partie commerciale de l’édifice. La suppression de plusieurs murs et des cloisons conférait à la bâtisse un aspect de cathédrale. L’ancien fenil abritait la salle de danse, avec la scène érigée à l’emplacement de la forge d’antan. L’aspect d’étable avait été préservé dans la surface du bar, mais une seule stalle subsistait. Vitrée dans sa partie haute, elle avait été déplacée vers la porte d’entrée, pour servir de brise-vent. Une arcade discrète conduisait à une autre salle constituée d’une enfilade de boxes fermés par d’épaisses tentures parme. Le confort et la largeur des banquettes en « U » permettaient de supposer que ces minis-salons ne limitaient pas les têtes à têtes au seul partage d’un souper fin pris à la lueur des chandelles.

Il ôta ses boots pour gravir l’escalier de chêne aux marches creusées par l’usure et qui gémissaient à fendre l’âme. Il enjamba la quatrième qui commandait un système d’alarme puis s’immobilisa pour tendre l’oreille. Rien ne bougeait.

Un écusson fleuri identifiait chacune des chambres. On y distinguait les roses, les tulipes, les pensées, les jacinthes, les lis, les lilas, les glaïeuls, les narcisses, les bleuets et les anémones.

Le Dauphin évita la partie gauche du couloir. Au fond, derrière l’écusson des lis, le studio de Gina couvrait la largeur du bâtiment. De part et d’autre de sa porte, celle de ses cerbères ; Lily, une naine extravagante qui passait sans transition du rire aux éclats le plus communicatif à la cataracte de larmes contagieuses. Elle possédait la faculté d’entraîner quiconque dans ses débordements euphoriques ou dépressifs. Puis celle que les filles considéraient comme la sous-maîtresse, le bras droit de Gina, Suzy.

Ancienne infirmière ballottée de Charybde en Scylla par les circonstances de la vie, Suzy avait terminé la première partie de son parcours dans un bistrot « montant » de la gare du Nord, à Bruxelles. Un point de chute pour mercenaires, baroudeurs, et autres aventuriers fervents amateurs de plaies et de bosses. C’est là que Max, consommateur impénitent de charmes féminins, avait eu l’œil attiré par sa moue boudeuse et son corps sculptural. Après une prestation très moyenne elle avait tenté de « faire un doublé » avec Daniel, histoire d’échapper à la rituelle correction pour comptée insuffisante, mais elle s’était vue rabrouée sans ménagement. Comme elle ne nourrissait déjà plus de dignité suffisante pour se révolter, elle s’était contentée de regagner son refuge près du poêle dans l’attente d’un hypothétique client. Pas vraiment un réflexe de fée du bitume.

En fait de client, c’est son mac, bourreau et pourvoyeur de drogue qui n’avait pas tardé à lui tomber sur le râble. Avec une violence telle que Daniel avait déclenché une bagarre en interpellant le barbeau. Pas en termes très académiques, il convient de le reconnaître. Terrassé par un direct en contre lors de son offensive, Tony avait eu la fâcheuse idée de sortir un cran d’arrêt en même temps qu'il découvrait ses canines impressionnantes, limées en pointe. L’instant de surprise passé, la vue d’un 45 automatique lui donna bien des ailes mais pour un instant trop bref ; l’abus d’alcool et de tabac avaient gâché son souffle d’ancien sportif. Il s’époumonait le long des voitures en stationnement quand le tonnerre d’une détonation lui inspira la seconde mauvaise idée de la soirée. Il se jeta tête la première sous une camionnette maraîchère, l’arrière train dressé en chien de fusil. Une cible trop tentante pour son poursuivant qui, des trente mètres, lui gâcha irrémédiablement et du même coup de feu un pantalon d’alpaga tout neuf ainsi que l’esthétique irréprochable du fessier d’Adonis qui faisait sa fierté.

Alors qu’elle avait perdu tout espoir d’amendement et qu’elle attendait plutôt comme une libération le cataclysme qui mettrait un point final à sa vie gâchée, Suzy renoua avec la chance sans trop oser y croire.

Histoire de la soustraire à la vindicte de Tony, les deux compères la confièrent aux soins de Gina. A la condition sine qua non de suivre sur le champ une cure de désintoxication. Dopée par l’espoir inespéré de se sortir du gouffre, la jeune fille parvînt à reprendre le dessus. Elle sut vite gagner la confiance de la patronne et, sur l’appui d’études universitaires quand même assez rares dans ce milieu, ce fut un jeu d’enfant pour elle de se rendre indispensable dans la gestion d’un établissement qui, somme toute, avant son arrivée, fonctionnait déjà très bien.

Amadouer le Dauphin lui réclama plus de temps. Quand ce fut chose faite, l’intensité d’un plaisir depuis trop longtemps oublié la laissa atterrée. Avec sa diplomatie de bulldozer et un langage de poissonnière qu’elle maniait à ravir, surtout pour le grand plaisir de sa clientèle, Gina se chargea de lui dessiner une limite aussi visible que la grande muraille de Chine entre «les histoires de cœur et les histoires de cul ». A juste raison, d’ailleurs. Car, comme Suzie eut tout le loisir de le constater, aussi charmants et charmeurs que fussent les deux compères, pas plus Daniel que Max n’était taillé pour la monogamie. Ces hommes traversaient la vie comme les comètes sillonnent le ciel ; en n’y laissant d’autre trace que le souvenir d’une trajectoire éblouissante.

Il s’engagea dans la partie droite du couloir faiblement éclairé par des veilleuses en pâte de verre de style art Déco et tourna la poignée de porte des « pensées ». La beauté de la scène qui s’offrit à lui aurait coupé le souffle d’Ingres, de Renoir, ou de tout autre grand maître hanté par la beauté féminine surprise dans sa plus secrète intimité.

Le foulard de soie cachemire jeté sur la lampe de chevet baignait la chambre de lumières contrastées, propres à magnifier les reliefs et renforcer le mystère des ombres. Une rousse somptueuse reposait en diagonale sur le lit dévasté. Sa tête débordant du matelas laissait échapper jusque sur la moquette une cascade chatoyante d’or et de cuivre dans laquelle se perdait sa mains droite. En dépit de la position du buste peu favorable à en souligner les contours, et malgré leur volume époustouflant, les seins conservaient une rondeur émouvante. Le bras gauche était légèrement replié et la main épousait l’arrondi de l’épaule d’une brune aux cheveux courts qui dormait, la joue posée sur le bas-ventre enluminé d’un épais buisson ardent. D’allure plus masculine, quoique plus frêle, la brune avait les genoux ramenés contre sa poitrine. Elle tournait le dos à l’intrus.

Il referma sans bruit et passa à la chambre suivante, les « tulipes ». Une brune aux cheveux longs le fixa sans dire un mot de son regard bleu azur. Elle se trouvait emprisonnée par un avant bras puissant, la joue et la poitrine plaquées contre la bedaine sphérique d’un quinquagénaire au pelage de primate. Son crâne chauve rejeté en arrière, la bouche béante, l’homme ronflait de façon épouvantable, tant à l’inspiration qu’à l’expiration. Rien d’étonnant à ce que sa partenaire ne soit pas parvenue à trouver le sommeil.

En réponse au regard curieux, départi de toute trace d’inquiétude, le Dauphin se contenta de se barrer verticalement les lèvres de son index tendu, puis il effectua un petit signe « au revoir » du bout des doigts.

Le lit de la chambre suivante était vide. Pourtant quelques effets disposés sur le dossier d’une bergère attestaient d’une présence. Il s’introduisit dans la pièce, referma le vantail, puis tourna le commutateur électrique. Le sac à main accroché au bouton du tiroir de la table de chevet attira immédiatement son attention. En deux enjambées il se porta jusqu’à l’objet dont il déversa le contenu sur le couvre-lit. Il sélectionna un porte feuille en crocodile qu’il éplucha avec soin. Une photographie représentant deux couples dans le parc de loisirs de Wallibi fit éclore sur ses lèvres un sourire de satisfaction. La brune et l’opulente rouquine de la première chambre se pavanaient au bras de leur homme ; Toto le Gênois pour la première, Marcel les Petites Mains pour son amie. Deux macs notoires. Deux mauvais fers.

Le Dauphin connaissait personnellement le premier ; un familier de Marco Sarerossi, auquel il était vaguement apparenté. Un homme pétri de douceur qui avait sectionné les tendons d’Achille de quelques gagneuses pour « leur apprendre à filer droit ». Depuis, la démarche maniérée des filles s'apparentait plutôt celle des pingouins qu'au déhanché des mannequins. Un handicap professionnel somme toute relatif dans la mesure où elles attendaient le client assises en vitrine.

De Marcel, il n’avait eu vent que de quelques anecdotes significatives. L’homme tenait son surnom d’un fâcheux accident de travail qui, à l’admiration de la confrérie du pain de fesses, lui valait de percevoir une pension d’état en bonne et due forme ; deux des tampons qui pressent les tôles d’une guillotine au moment de la découpe lui avaient réduit en purée le majeur, annulaire et auriculaire de chaque main, ainsi qu’une partie du carpe. Comme l’accident était survenu dans l’atelier d’une maison centrale, l’honneur était resté sauf. Le nom de l’instrument de torture qui avait causé de son handicap l’auréolait d’ailleurs d’un réel prestige auprés de la pègre. Le nombre « d’Hommes » pouvant se vanter d’être passés par la guillotine en ne lui abandonnant que des doigts était quand même assez limité. D’autant que, de mémoire d’Apache, aucun des amants de la Veuve n’étaient revenu se vanter de son expérience.

Marcel avait surtout conquis ses lettres de noblesse en France au service d’un redoutable et respecté malfrat de la région Rhone-Alpes, réputé dans le Milieu pour avoir provoqué quelques règlements de comptes particulièrement sanglants et avoir accessoirement exécuté un rival plus charismatiques du S.A.C, le réseau de barbouzes gaullistes. Passant pour avoir été le confident, chauffeur et principal porte-flingue de l’illustre caïd, il se disait avec beaucoup d’insistance que Marcel avait aussi suivi de très prés les diverses péripéties dont on accablait la mémoire de son vénéré « chef ».

Sur les causes de son exil en Belgique, les avis étaient beaucoup plus partagés. Certains arguaient que la mort de son maître es-crimes lui avait causé un tel traumatisme affectif qu’il avait dû se résoudre à abandonner des contrées trop riches en souvenirs douloureux pour la sauvegarde de son équilibre psychique. Enfin, des trucs du genre, imprimés dans les journaux. Mais exprimés en langage moins académique lorsqu’ils font l’objet de commentaires au coin du zinc. D’autres spécialistes des coliques intestines du Milieu se disaient prêts à parier que le mutilé de centrale se souciait surtout d’échapper au coup de torchon lancé par une équipe soudée, décidée, et surtout pas constituée de rigolos. Une des meilleures du marché Européen niveau braquage.

Mais à qui se fier ? Les gens sont si médisants ! Et les histoires du Milieu si folkloriques ! Les plus prudents n’allaient-ils pas jusqu’à prétendre que si Marcel se montrait fort peu affecté par ces vilaines rumeurs cela tenait sans doute au fait que nul colporteur de ragots n’était assez suicidaire pour les soulever en sa présence ?

Daniel remit tout en ordre avant de quitter la chambre de la gagneuse de Tony. De son inspection, il n’emporta qu’une pochette d’allumettes publicitaire aux couleurs d’un salon de massage de la banlieue résidentielle d’Anvers. Un geste instinctif dont il était coutumier et dont il aurait été bien en peine, sur le champ, d’expliquer la cause. Chez les flics, ses ennemis, on appelle cela « le flair ».

Le tour d’horizon des autres chambres de la partie droite du couloir fut beaucoup plus rapide. Il connaissait la plupart des pensionnaires, leurs petits et leurs grands secrets, et pour la quasi totalité leurs moindres particularités anatomiques. Dans l’établissement, il n’avait jamais vraiment eu de pièce attitrée pour passer la nuit. Si le lit de Suzy lui avait le plus souvent servi d’asile, les autres prêtresses de l’amour tarifé s’étaient toujours réjouies de pouvoir lui ouvrir leurs draps et le reste. Il faut dire que, jusqu’à une époque récente, Gina n’accueillait jamais de filles maquées, trop souvent sources de problèmes. Son association notoirement connue avec Max et Daniel suffisait à la garantir de la malveillance des barbeaux en mal de placement.

Contrairement aux autres chambres, les « lis » et les « glaïeuls » possédaient une serrure. Celle des « glaïeuls » n’était pas verrouillée. Une bouffée de chaleur équatoriale lui sauta au visage. Il s’adossa au vantail refermé et attendit que ses pupilles se fussent habituées à l’obscurité pour se mouvoir. Les épais double-rideaux tirés devant la fenêtre faisaient barrage au moindre rayon de clareté. Côté porte, un homme dormait sur le ventre, enroulé dans le drap et une couverture. Son visage enfoui dans l’oreiller dissimulait ses traits. Sa voisine, au contraire, reposait sur le dos dans le plus simple appareil.

Il contourna le lit en enjambant les effets qui jonchaient le sol, ceux qui n’avaient pu trouver place sur la bergère surchargée ni sur les portes ouvertes de la garde-robe. Le capharnaüm qui régnait dans la pièce rappela certainement de bons souvenirs au visiteur importun car un léger sourire lui étira les lèvres.

La jambe gauche légèrement repliée, le pouce droit posé dans le pli de l’aine, la poitrine arrogante, les lèvres pulpeuses entrouvertes, la dormeuse aurait pu poser pour une statue greque de courtisane repue d’amour.

Au milieu du bric-à-brac qui encombrait la table de chevet il distingua un objet érotique en forme d’araignée ratatinée qu’il cueillit du bout des doigts ; un œil de biche. Il agaça le menton de la belle endormie à l’aide des cils recourbés. La jeune femme sourit dans son sommeil, puis elle esquissa un geste en aveugle pour chasser la sensation importune. Ne rencontrant que le vide, sa main bifurqua vers la droite, vers son amant, mais la frayeur suspendit son geste. Un coup de reins nerveux la propulsa assise, le regard affolé au dessus de la main qui la bâillonnait. Ses doigts se crispèrent d’instinct sur le poignet de l’agresseur, puis son étreinte se relâcha d’un seul coup, en même temps qu’elle exhalait par le nez un interminable soupir de soulagement. Elle répondit d’un mouvement de tête affirmatif au regard de l’homme qui lui indiquait la porte de la chambre.

La chambre des « tulipes » était décorée dans les tons pourpres, avec une profusion de boiserie d’acajou, de cuir et de miroirs. Avec son lit immense, sa salle de bain légèrement surélevée, elle rappelait le style des maisons clauses du début de siècle. Elle servait surtout d’écrin au bonheur des couples échangistes.

Suzy se précipita vers la salle de bain séparée de la chambre par une simple arcade. Les fesses tendues au dessus de la cuvette des w.c, elle troussa sans complexes la robe de chambre soyeuse enfilée à la hâte et libéra bruyamment sa vessie en adressant au Dauphin un sourire extatique. Malin qui aurait pu dire quelle était la part dominante du sentiment de satisfaction ainsi arboré ; joie de le revoir ou plaisir de soulager les contractions dues à la frousse ? Elle s’essuya, se lava rapidement les mains, puis se rua contre la poitrine de Daniel qu’elle enlaça et serra de toutes ses forces. Il lui caressa affectueusement le dos, les cheveux, huma son parfum, puis l’éloigna de lui pour examiner son visage.

- Tu m’as foutu une de ces trouilles ! Soupira-t-elle.

Elle accentua l’écart qui les séparait pour, elle aussi, chercher dans les traits de son visage les détails susceptibles d’avoir changé. Le bilan se limita à quelques fils argentés qui avaient fait leur apparition au dessus des tempes. Elle tendit la main vers eux. Dépourvu de ceinture, le peignoir glissa sur sa peau, dévoilant tout le coté gauche de son corps. Elle n’esquissa aucun mouvement pour le refermer. Quand la main de son ex-amant aborda la courbe de sa hanche pour remonter vers son sein, elle laissa retomber son bras droit, provoquant de ce côté la chute du tissu soyeux qu’elle portait pour tout vêtement.

Il effleurait le corps brûlant de la paume de la main sans hâte, sans insistance. Comme s’il n’avait d’autre but que celui de s’assurer qu’ils étaient en tous points conforme à son souvenir. Quand ses doigts glissèrent dans la toison auburn de son ventre, la jeune femme ferma les yeux et chancela. Lèvres entrouvertes, elle suspendit son souffle dans l’attente d’une sensation plus violente.

- Ils t’ont sérieusement abîmée ? S’informa-t-il d’un ton froid.

Suzy vacilla. Elle rejeta la tête en arrière, sonnée, comme sous l’effet d’un traître uppercut. Ses yeux écarquillés fixaient l’homme avec une intensité égale à sa stupéfaction. Son cerveau ne parvenait pas à déterminer si elle avait été victime d’une hallucination auditive. Il la contemplait d’un œil atone. Fasciés inerte et traits inexpressifs. La peur qui déferla en elle avec un effet de siphon lui tordit les tripes. Puis la combativité qui lui avait permis de vaincre le cancer de la drogue reprit le dessus. Elle saisit Daniel par les revers de son blouson pour s’y suspendre de tout son poids.

- C’est pour çà que tu es revenu ? Juste pour faire la guerre ?

Toujours la même expression pétrifiée. Seul le diable eut été à même de percer la nature de ses sentiments refoulés. Saleté de joueur de poker !

- Pour Max, rien ne prouve qu’ils soient dans le coup. Aldo a même promis une prime d’un million pour qui lui livrerait le nom des assassins de Max, lança-t-elle précipitamment.

Son mutisme joint à la froideur de son regard constituait la plus explicite des réponses. Le niveau de crainte de la jeune femme redoubla. Ses assises se dérobaient. Elle encercla le buste du Dauphin de ses deux bras et serra de toutes ses forces.

- Si c’est pour nous venger l’affront, c’est inutile. C’est de l’histoire ancienne, Daniel. C’est passé, oublié, ajouta-t-elle dans un murmure. Personne n’y peut quoi que ce soit.

- Et l’amende que Gina paye en nos trois noms, c’est de l’histoire ancienne aussi ? A placer en pertes et profits ?

La question la prit au dépourvu. Comment, en prison, tenu au secret la quasi totalité de sa détention, avait-il bien pu savoir ? Les Italiens l’avaient-ils informé par provocation ?

- Tu es sorti depuis quand ?

- Ce matin. Mais ça ne répond pas à mes questions.

- Puisque tu sembles tout savoir… soupira-t-elle. Puis, avec plus de fermeté dans le ton ; j’ai été opérée avec succès. Tout va bien, maintenant. Quant au racket, personne n’y échappe. Personne, tu entends ? Et personne ne s’avise plus de se rebiffer. Ils sont partout, Daniel. Ils ont des amis partout, même dans les ministères. Ils pissent le fric avec une lance dix fois plus grosse que celle du Manekenpis. Et plus aucun des amis influents d’hier n’oserait aller contre leur volonté.

- Je suis au courant…. Mais l’Histoire nous enseigne qu’aucun tyran n’est invulnérable.

- Ils n’ont même plus besoin de tuer pour faire pression ; ils obtiennent ce qu’ils veulent par la voie légale. Ils peuvent même envoyer les flics ou fermer des routes !

- Je sais. Ils tiennent le pays par les couilles des puissants. Et après ? Ca n’est pas nouveau comme méthode.

- Alors, si tu sais vraiment, comment peux-tu imaginer que tu vas y arriver tout seul ?

- En coupant quelques mains. Quelques couilles aussi, si nécessaire. On finira bien par provoquer des divorces… Alors, je t’explique. Pour Astrid je suis un chevillard bourré d’oseille qui ne s’était plus pointé depuis un ans. J’ai téléphoné après la fermeture pour que tu me réserves une chambre avec une fille à fort tempérament. Ça colle ?

Elle s’écarta de lui afin qu’il ne perde rien de sa moue de dégoût non feinte.

- Tu veux te farcir ce veau marin qui empeste la gousse ?

- Lesbienne ou pas, tant qu’à baiser son mec, je préfère que ce soit en passant par son cul à elle… Je m’installe ici. J’ai besoin que tu ramènes ma trousse si tu ne l’as pas pillée. Et un magnétophone portable avec une bande vierge. Et je garde ceci pour la bonne cause.

Suzy contempla sans gêne l’œil de biche enfilé autour de l’index de son ex amant. Elle en effleura délicatement les cils du bout des doigts, puis ramassa sa robe de chambre. Sur le seuil de la porte qu’elle maintînt entrouverte elle marqua un temps d’arrêt et, par dessus l’épaule, jeta un regard au Dauphin qui la suivait.

- J’ai voulu voir si n’importe qui pouvait s’en servir…

- Curiosité satisfaite ?

- N’importe qui peut s’asseoir dans une voiture de sport ou sur un pur sang, répondit- elle avec un sourire en coin qui en disait long. On n’est pas pour autant cavalier ou pilote. Mais c’est tout ce que j’ai pris dans ta trousse.

ANVERS

Une dizaine d’individus étaient rassemblés dans le fond de la grande pièce vétuste, au plafond lézardé et grisâtre. Un nuage dense de fumées de tabacs entremêlés et odorants stagnait à hauteur d’homme. En dehors des embrasures de fenêtre et de portes, armoires et classeurs métalliques couvraient la quasi totalité des murs. Seule la disposition des bureaux de styles disparates présentait un soupçon d’originalité. On les imaginait sans peine atterris là après le passage d’un cyclone. Le mur du fond de la salle, épargné par l’invasion de rayonnages, prêtait sa surface uniforme au déploiement des cartes d’état major. Un chevalet supportait de grandes feuilles de papier blanc que les maîtres de conférence barbouillaient à leur gré. C’est précisément à cette occupation que sacrifiait Gum’s. De temps à autre, comme pour souligner ses explications, il reliait d’un trait de feutre précis deux des cases de l’organigramme où s’alignaient des séries de noms.

Les auditeurs semblaient tous très jeunes à l’exception de Stout. Et tout aussi attentifs, à l’exception du même personnage. Pour lui, la composition et les fluctuations des gangs anversois, voire de tous les gangs importants de Belgique ne possédaient guère de secrets. Et c’est avant tout grâce à ses connaissances qu’avait pu être établie la composition des différentes équipes répertoriées, comme la nature privilégiée de leurs occupations et l’étendue de leur zone d’influence. Le limier obèse prêtait donc plus d’importance à la dégustation de sa boite de bière qu’aux explications et directives égrenées par son chef.

- Comme vous le savez, nous jouons la montre. Pas le temps de finasser et de consulter les fiches. D’où la réunion d’information d’aujourd’hui. Car c’est en surveillant les perturbations apportées dans ces équipes que nous pourrons avoir une idée de la stratégie envisagée par le Dauphin. Eux vivent au grand jour, sûrs de leur invulnérabilité. Si les causes de hantise en haut lieu sont fondées, le Dauphin va se précipiter là-dedans comme un chien dans un jeu de quilles. A ceci près que s’il est aussi tordu qu’on le dit il ciblera ses quilles avec soin. Ou il trouvera une faille qui nous a échappée, ou il en créera une par laquelle nous devrons à tout prix tâcher de nous infiltrer à sa suite. Ce kamikaze est pour nous une chance inespérée d’ébranler les clans italiens.

- Attends, patron. Dans ton raisonnement y’ a un os qui bique quelque part. Si on interpelle Lecomte comme on nous le demande, on ne peut plus le suivre. Ou alors, en taule si on se plante, fit remarquer un blond aux cheveux longs, vêtu à la baba-cool.

- Nous n’avons pas pour consigne d’appréhender Lecomte. Du moins pas pour l’instant. Nous devons suivre ses moindres faits et gestes et en référer aussitôt à l’état-major.

Le voisin et copie conforme du premier intervenant leva la main pour réclamer la parole.

- Je t’écoute, Bib dit le chef.

- Je ne sais pas si beaucoup partageront mon avis, patron. Mais je crois qu’on est en train de jouer avec nos pieds. Tout le monde sait que Max était mouillé dans les coups foireux des S.R Américains, Français, même Anglais, et qu’il frayait avec les Juifs pour ses trafics de pierres. De quoi se faire flinguer cent fois par les rouges. Même s’ils étaient aussi farouchement anti-communistes que la clique pré-citée, aucun indice ne permet de dire que les Italiens d’ici ont quelque chose à voir dans son exécution… Par contre, je trouve quand même comique que notre vénérée hiérarchie soit si certaine qu’un anarchiste soixante-huitard attardé, genre Che Guévara émigré chez les aztèques depuis dix piges, revienne faire la guerre à la Mafia pour venger la mort d’un pote aristo tzariste. Je ne voudrais pas que ma question passe pour de l’insubordination, mais tu ne trouves pas que notre très sainte hiérarchie bruxelloise a pris un sérieux coup de lune sur la cafetière, une fois ?

  Les yeux de tout l’auditoire étaient fixés sur Bib dont la réputation de comique avait largement dépassé les cloisons de ce service. Bien malin qui aurait pu dire si le silence général saluait sa performance d’orateur ou la pertinence de sa remarque. Gum’s toussa pour s’éclaircir la voix.

- Bravo pour le souffle, Bib. Messieurs, prenez en de la graine ! Sobriété et absence de tabagisme… Bon ! Ceci dit, et même s’il n’est pas dans mes habitudes de commenter les décisions de la hiérarchie susvisée, je crois que le principal souci de nos dirigeants est de ne pas voir les rues de nos villes transformées en Chicago des années 30 à la veilles des réveillons. Pour ce qui est du mode de fonctionnement du Dauphin, le doyen de la maison vous le présentera sûrement mieux que moi.

egards de tout l’auditoire étaient fixés sur Bib dont la réputation de comique avait largement dépassé les cloisons de ce service. Bien malin qui aurait pu dire si le silence général saluait sa performance d’orateur ou la pertinence de sa remarque. Gum’s toussa pour s’éclaircir la voix.

- Tout d’abord, ton organitruc, là ! Dit-il en pointant le menton vers le tableau. Tu ferais pas mal de le remettre à l’heure. Le vieux Murati a rendu sa saleté d’âme au diable. Le crabe lui a becté les éponges. C’est le Français Carlier qui a hérité de son secteur. Quant à ton explication sur notre mission, elle ne me convainc pas du tout. J’en ai une autre qui me semble coller bien plus à la réalité de terrain. Mais je crois qu’il est préférable que je la garde pour moi, n’est-ce pas ?

Le chef répondit à la question en levant vers le plafond un regard d’agacement tandis que fusait d’entre ses lèvres un soupir d’accablement.

- C’est bon ! Reprit Stout. Puisqu’on est condamnés à perpète à jouer les cons, marrons nous entre cons du plus bas étage. C’est vrai ! Aucun indice ne relie l’exécution du grand duc aux Sarrerossi. D’ailleurs, le véritable cimetière qu’on s’est coltiné depuis deux ans sur la voie publique ne l’est pas d’avantage. Les seuls dossiers qu’on a été en mesure de résoudre, quand on nous en laissait la possibilité, ne les concernaient en rien. Forcément. C’est quand même miraculeux quand on sait de quoi ils peuvent vivre, non ? Notez bien ; je n’affirme pas que les dossiers qui risqueraient de les indisposer nous sont retirés, non. Ce serait du mauvais esprit. Mais s’ils sont loin d’êtres les plus nombreux ils sont quand même les plus sanglants. Ce n’est pas lacheté de ma part, même la presse n’a pas osé en parler malgré toutes les fuites qui existent. Comme dirait une de mes vieilles connaissances, cette hécatombe est certainement due à une épidémie d’allergie à l’oxyde de plomb et au fulminate de mercure.

- Gros ! Tonna Gum’s. C’est sur le Dauphin qu’on espérait t’entendre. Sur ses réseaux, ses éventuelles protections haut placées.

L’intervention plaqua instantanément sur le visage de l’obèse un masque de persécuté. D’abord surpris par sa réaction, ses collègues les plus subtils fournirent de sérieux efforts pour réfréner leur envie de rire.

- C’est pas toi qui a dit que c’était au travers des misères que les Italiens vont supporter qu’on saura ce que trame le Dauphin ? Si on laisse dans l’ombre l’historique et la croissance des bandes, comment nos jeunes vont retrouver leurs jeunes ? Enfin ! Puisque tu sembles y tenir…

Il sauta au bas de son perchoir, jeta habilement sa boite de bière vide dans une corbeille à papier assez éloignée, puis alla en quérir une autre dans un tiroir bas de son bureau. Il s’humecta le gosier d’une copieuse rincée avant de reprendre la parole.

- Pour ce qui est des Italiens, la plupart des noms se trouvent sur le tableau. A savoir quand même que depuis les élections françaises de 8I, quelques superbes fleurons de crapules gauloises sont venus renforcer leurs rangs. Les poissons les plus lourds ont jeté leur dévolu sur les casinos et autres jeux de hasard. Bien entendu, sur la came et les armes aussi. Pour le gros des troupes, il s’agit de valetaille plus motivée par la crainte du chef que par la fidélité à des idéaux. Mais ce sont eux qui sont envoyés en première ligne, c’est à dire, à notre contact. Ils effectuent le sale boulot et, s’ils plongent de temps en temps, les magistrats ne semblent pas plus intéressés que çà par un éventuel rapprochement avec le gang des Italiens. Pour ce qui est du Dauphin, maintenant, alors là !… l’histoire risque d’être un peu longue.

Il avala le reste de sa boite de bière d’un trait, rota avec discrétion en respect pour la solennité de l’instant, puis offrit à l’auditoire attentif un visage quasi extatique qui stupéfia les jeunes les plus sceptiques. Sans aller jusqu’à le considérer comme un rabat-joie, Stout passait plutôt à leurs yeux pour un clown triste depuis la disparition de sa fille unique emportée par une overdose.

- Le Dauphin est orphelin. Son identité officielle est celle qui est portée sur ses papiers français, mais elle loin d’être certaine à cent pour cent. Il s’est enfui d’un orphelinat de la région frontalière avec quatre compagnons de son âge entre dix et douze ans. L’orphelinat a brûlé dans les jours suivants, et avec lui toutes les archives et photographies. Autant vous le dire, un sérieux doute plane toujours sur la thèse de l’incendie accidentel officiellement retenue.

plupart des anciens professeurs de l’orphelinat rechignant à témoigner, trois d’entre eux reconnurent nommément l’un des fuyards ; Daniel Lecomte. Et encore ! Du boût des lèvres.

En 1962, quasi à la fin de la guerre d’Algérie, la gendarmerie eut à enquêter sur un sale règlement de comptes dans les faubourgs de La Panne. Trois Maghrébins en tournée de racket dans les bars montants de la Côte s’étaient fait trucider en pleine rue, à dix neuf heures. Leur complice, le chauffeur, les avait précédés dans la félicité de l’au-delà promise aux guerriers par l’entremise d’une balle dans la nuque. Aucun témoin. Pas un seul ! Un Français, ancien capitaine des bérets verts devenus mercenaire après la campagne d’Algérie, brièvement placé en garde à vue, mais aucune charge ne put être retenue contre lui. Il était passé par dernier le bar ciblé par les racketteurs et avait croisé le trio sur le seuil en quittant l’établissement, point. Il n’avait rien vu, rien entendu, et n’avait pas voulu se trouver mêlé à une salade qui ne le regardait pas.

Un autre suspect mâle fut interpellé sur place. Un mineur dépourvu de papiers d’identité. Il prétendit s’appeler Daniel Lecomte et s’être enfui d’un orphelinat six ans plus tôt. Impossible de déterminer s’il s’agissait bien de son identité ou de celle usurpée de l’un de ses camarades de cavale. Mais c’était la première fois qu’on relevait les empreintes digitales d’un Daniel Lecomte vivant. Depuis, même Interpol considère que ce sont les siennes ; officielles. Et pour l’identité tout pareil.

Les filles du bar furent unanimes ; il fréquentait l’établissement essentiellement pour écouter les chansons de Piaf dont la patronne collectionnait les disques. En échange, il rendait quelques menus services aux unes et aux autres. La patronne confirma d’ailleurs ces dépositions en tous points. Il s’agissait d’une légende de la pègre belge au bras plus long que l’Escaut, Gina. Grande amie et maîtresse occasionnelle du grand duc, qui l’avait ramenée d’un voyage à Paris après guerre. Celui là… inutile de le présenter. Si un gabelou cherchait des misères à un pandore, la pire des vengeances était de lui parler du grand-duc Maximilien Ordanov. Il n’existait pas pire torture morale à leur infliger. Un intouchable. Certainement le plus grand contrebandier en pierres précieuses et l’un des plus importants trafiquants d’armes que la terre ait porté.

Rien n’avait jamais transpiré de l’exécution des Maghrébins mais, de ce jour là, le grand duc prit Lecomte sous son aile. C’est de là qu’est venu le surnom du « Dauphin ». Tout le monde voyait dans le jeune homme le successeur désigné du Grand Duc auquel la rumeur des bas fonds n’accordait qu’une fille pour toute héritière. Encore qu’on n’ait toujours pas pu l’identifier. Pour toute famille, depuis le décès de son père, il ne lui était connu qu’un frère et une nièce.

L’auditoire attentif s’imprégnait du récit de Stout dans un silence religieux. Certains se sentirent malgré tout soulagés de le voir marquer une pause en se rendant à son tiroir à « cartouches ». L’obèse s’envoya la moitié d’une bière d’un trait, puis il reprit sa place devant le tableau.

- Tout à l’heure, Bib se demandait quelle raison le Dauphin pourrait bien avoir de venger Max. C’est vrai que le Russe portait sérieusement à droite, et pas que son artillerie personnelle. C’est vrai aussi que le Dauphin s’est illustré à Paris en Mai 68 comme agitateur et qu’il fut étiqueté « anarchiste » par les services de renseignements français. Pour ma part, j’ai entendu dire qu’il s’est surtout lié à une bande de mercenaires venus du Congo à la demande d’un ponte de la basse politique française. En guise de paiement, les mercenaires ont obtenu le feu vert pour quelques fameux casses de bijouteries. Affaires immédiatement classées sans suite. Vous voyez, ça souffle le chaud et le froid. Ceci dit, Lecomte n’a jamais fait mystère de son penchant anarchiste et rien ne l’empêchait de se remplir les poches en douce. L’amitié qui le liait à Max ? C’est vrai que ça peut paraître curieux. Mais pour avoir côtoyé les deux, je crois pouvoir répondre à cette question. Une grande tolérance. L’un comme l’autre avait pour habitude de ne jamais juger ni blâmer. Si une personne ne leur plaisait pas, ils l’évitaient. Tout simplement. Leur brouille en I973 fut bien réelle, par contre. C’est de là que leurs chemins se sont séparés.

- A cause du renversement d’Allende, au Chili. C’est Ordanoff pour le compte de la

C.I.A, qui avait rallié et commandé les mercenaires européens destinés à brouiller les pistes en cas d’investigations internationnales... ! L’interrompit Bib.

- Bravo, mon gars. Bravo ! Émit Stout.

- En guise de symbole humaniste, on aurait pu trouver meilleur modèle ! Railla le bon

élève.

  • Dans le genre, on élève mieux chez nous, je te l’accorde. Ou tout au moins aussi bon ! Gronda Stout d’une voix lugubre.

Gum’s se racla bruyamment la gorge pour rappeler son partenaire à l’ordre.

- En fait, cette brouille n’a pas duré. Ils vivaient chacun de leur côté. La trace du Dauphin a été complètement perdue jusqu’en I975. Date à laquelle on le retrouve au Laos où il a volé au secours de Max. Le Russe s’était fait prendre aux abords de la Plaine des Jarres où il se trouvait en mission pour le compte des Américains. Le bruit a couru que le Dauphin se trouvait au Yémen quand il a eut vent de l’arrestation de Max. Il parait qu’il y suivait un entraînement militaire.Genre guérilla urbaine. De cela, nous n’avons aucune preuve formelle. La Dauphin a retrouvé Max. Ils ont mis près d’un an avant de pouvoir rallier l’Europe, via la Thaïlande et la Birmanie. Ici, il s’agit de certitudes. Car ils ont sollicité de l’aide à plusieurs reprises au prés d’ambassades occidentales pour être exfiltrés. Les Ricains et d’autres refusaient à cause de la présence du Dauphin, les autres à cause de celle de Max. En fonction de leur sensibilité politique. Mais la chasse à l’homme dont ils ont fait l’objet a pu être suivie à la trace. Et quelle trace ! J’avoue éprouver une certaine sympathie pour le Dauphin, mais je tiens à vous mettre en garde ; il ne fait pas dans la dentelle. Même si je suis certain qu’il n’a rien d’un tueur pervers, ne vous avisez jamais de vous interposer entre lui et un de ses adversaires. Ce serait du suicide imbécile de votre part. Vous en savez assez, maintenant, pour comprendre pourquoi le Dauphin ne laissera pas la mort de son ami impunie.

  • Pourquoi ne pas attendre et compter les points ? Demanda un jeune chevelu au visage

boutonneux. S’il a vraiment suivi une formation militaire, ton Dauphin risque de filer un sérieux coup de balais chez les requins et les maquereaux Ritals qui se payent notre tête.

Gum’s leva la main pour endiguer toutes velléités de commentaires inutiles.

  • Oublions un peu le côté romantique de notre cible. Pour moi, c’est un tueur. Pas

meilleur que ceux du camp opposé. Nous devons éviter au maximum de voire une guerre se rallumer. Le Dauphin peut très bien rallier des hommes ici. Ou en faire venir de Colombie ou d’ailleurs. Son ami et lui étaient très bien introduits auprès des entreprises criminelles du monde entier. Le fait a été constaté à plusieurs reprises. Son procès nous a permis aussi de découvrir qu’il s’est bâti une fortune confortable dans l’extraction minière.

- Ce ne serait pas plutôt dans la coke ? Lança un trublion.

- Laissons cette connerie de côté, veux-tu ? Incarcérer un oiseau pareil n’était pas une

mauvaise idée en soi. Mais nous vivons dans des états de droit. Qu’on l’ait fait sous cette inculpation était stupide ou très mal préparé. Si la bêtise tuait, notre état major aurait subi des coupes sombres, et plusieurs parquets français seraient en deuil aussi. Personnellement, je n’y crois pas. Les autorités Colombiennes ont confirmé l’existence d’une véritable guerre entre mineurs et cartels il y a quelques années. Lecomte figurait bel et bien dans les rangs des mineurs. Et pas comme sentinelle. Plutôt comme général. Messieurs, nous devons vivre en alerte permanente tant que nous ne saurons pas si une entrevue ou un accord a été pris entre le Dauphin et les Italiens. Rien ne prouve que le gang Sarerossi soit pour quoi que ce soit dans l’élimination du Russe, mais nous avons de solides raisons de croire que nous nous trouvons sur une poudrière. Une vigilance maximum s’impose. Ce sera tout pour aujourd’hui. Et n’oubliez pas qu’un héros mort a cessé de servir son pays.

MONS

La tête enfouie dans l’oreiller, les mains crispées dans les draps, les reins tendus aux assauts qui l’écartelaient, Astrid vivaient les instants à la fois les plus noirs et les plus fascinants de son existence. Initiée très tôt à la sensualité par un oncle incestueux mais diaboliquement habile, elle soutenait sans aucun complexe une réputation de dévoreuse d’hommes depuis

l’école primaire. Aucun mâle ne lui résistait bien longtemps, au lit s’entend. La nature faisant bien les choses, ce corps qu’elle avait voulu instrument de plaisirs s’était façonné, épanoui, modelé pour provoquer et répondre aux convoitises libidineuses des mâles en rut comme à celles de leurs femmes. Car la superbe rouquine n’était pas une adepte inconditionnelle de l’hétérosexualité. De loin s’en fallait. Elle confiait même à ses copines que, si débarquement d’extra-terrestres il devait y avoir, elle figurerait dans le peloton de tête pour le plaisir d’ afficher un couple à son tableau de chasse.

Sa rencontre avec Marcel avait débuté par une joute visuelle près du casino d’Ostende, un défi tacite au terme duquel le premier qui baisserait les yeux aurait perdu. Aucun d’eux n’avait cillé. Pas même lorsque le mâle conquérant avait prolongé d’un coup sec la fente latérale de sa robe du soir jusqu’à la naissance de sa poitrine, lui avait arraché brutalement son string, et l’avait épinglée d’un coup de boutoir puissant sur une vasque de fleurs, en pleine rue, à deux pas du restaurant dans lequel ils avaient abandonné leurs convives. Sans un mot. Sans même lui demander son nom. Indifférent aux regards outrés ou incrédules des passants, heureusement assez rares à cette heure de la nuit. Détail qui explique qu’ils eurent le temps de sceller leurs destinées avant de voir se pointer une patrouille de police.

Marcel ne crachait pas sur le radada. Lorsqu’il n’était pas trop imbibé ou trop harassé par les orgies dont il était coutumier, il lui offrait même des cavalcades de traversin de première bourre. Mais la particularité qu’elle appréciait par dessus tout chez lui c’était le contact de ses mains abîmées. La seule évocation de ses deux doigts profilés et forts comme des pinces de homard qu’il plongeait en elle pour la fouiller dans ses replis les plus secrets lui donnait des bouffées de chaleur torrides. Curieusement chez un individu aussi frustre c’est pourtant de l’esprit qu’il la dominait le plus. Marcel était un tueur sans âme ni conscience. Tel un Dieu de l’Olympe il accordait le droit de vivre ou le supprimait. Selon son humeur bien plus qu’en fonction de la nature des actes de sa victime en puissance. Et elle, Astrid, elle qui culminait au sommet le plus haut dans l’art d’asservir l’homme, elle lui enviait cette puissance suprême de destruction. La vraie. La définitive. Pas ce dérivé agréable, certes, mais bien maigre comparé à sa quête inconsciente de destruction du mâle. Sans grand « M ». Comme celui qui avait fait d’elle ce qu’elle était.

Des coups superbes, elle en avait croisé quelques uns aussi. Mais ces relations avaient alors pris le tour d’un combat exigeant un vainqueur et un vaincu. Cédant du terrain sur une ou deux manches selon son état d’esprit du moment ou ses fantaisies, jamais elle ne leur avait laissé le mot de la fin. En forme de serpillières qu’elle le leur avait rendue leur flamberge conquérante et fière à ces Tarzan d’alcôve ! Essorées, taries jusqu’à la dernière goutte ces valseuses symboles de la suprématie masculine. Aussi arrogantes que des figues sèches qu’elle les leur laissait ces emblêmes si arrogamment invoqués dans le Milieu. Quant aux simples clients, à quoi bon même les évoquer ? A peine avait-elle pris possession de leur obole qu’elle les considérait comme épongés. Ce qui était un peu vrai. Avec elle, les éjaculateurs précoces avaient tout juste l’espoir d’atteindre le lavabo dans lequel elle assurait leur toilette intime avec une précision chirurgicale. Elle n’avait pas sa pareille pour pincer et tourner entre ses doigts les freins de verges trop tendues jusqu’à l’explosion de la Durit. Pour tester le matelas, les affligés de la biroute n’avaient plus qu’à se fendre du prix d’une autre passe. Un doublé qui lui permettait de faire marron Marcel au moment de la comptée.

Pour l’instant, il en allait tout autrement. La certitude de s’être faite avoir en beauté et sur toute la ligne la titillait, sans même avoir eu le temps de capter d’où soufflait le vent, en plus. Cette connasse de Suzy était venue l’arracher à la fois aux bras de Morphée et à ceux de Lisette, double raison poour lesquelles elle lui en voulait un max. Le fouinement du nez de sa compagne dans sa toison, aussi goulu que la tété d’un jeune mammifère l’avaient épuisée plus que de raison. Difficile de recouvrer tous ses esprits en si peu de temps.

Elle avait sacrifié à une toilette sommaire en maudissant la seconde. Sur et certain qu’elle lui piquerait sa place, voire même celle de Gina quand Marcel cesserait de lui dire « ce n’est pas encore l’heure, bébé » dès qu’elle le bassinait avec cette histoire. Elle regrettait beaucoup n’avoir pas été présente lorsque les hommes étaient venus asseoir leur autorité après la mort du Russe. Gina et Suzy enfilées par tous les hommes, puis par le Bossu. Une horreur, ce mec monté comme un étalon. Il servait d’ailleurs de punition aux filles indociles. L’idée de se faire grimper par ce monstre tuait dans l’œuf toutes les velléités de rébellion dans les troupeaux supervisés par les Italiens. Et en apothéose, Suzy obligée de faire le tour de la pièce à quatre pattes, avec ses deux bouteilles de Coca plantées, une dans le fion, l’autre dans la moule. Le spectacle avait dû être tordant ! Du moins était-ce l’avis du Bossu qui en riait encore, la bouche grande ouverte sur sa denture chevaline marron et verdâtres. Ah ! Pour faire fort, ils avaient fait fort ! Depuis, terminés les airs de baronne outragée de la grosse truie. Mais Marcel estimait ces deux tordues indispensables à la bonne marche de l’affaire pour le moment. Mieux valait patienter.

Après avoir bien pesté contre toutes les injustices de la vie en général, et Suzy en particulier, elle avait gagné la chambre du « clille » tardif, le « tueur de dindons » comme elle l’avait surnommé instinctivement. Surprise ! Il n’était ni vieux, ni obèse, ni rubicond comme les vendeurs de bestiaux qui constituaient une partie non négligeable de la clientèle les jours de marché. Elle lui aurait même trouvé un certain charme s’il lui avait laissé le temps de l’examiner plus à loisir. Mais il avait pointé du doigt une liasse de billets de banque à donner le vertige posée sur la table de nuit, puis il lui avait désigné le lit où il se trouvait étendu, à poils, le sexe en berne.

- Je paye, mais je ne veux pas t’entendre.

Un original, certainement, mais au vu de la liasse, elle se sentait prête à lui passer pas mal de fantaisies. Surtout l’exigence de lui pousser la chansonnette. Celle qu’il s’autorisa d’emblée la prit au dépourvu. A peine fut-elle étendue qu’il s’installa entre ses genoux, lui passa les bras sous les cuisses pour la saisir fermement par les poignets, et plongea lèvres vers le ventre livré à sa merci.

- Eh ! Bonhomme ! Je ne suis pas là pour çà !

- Il y avait deux cent mille balles sur la table. Tu peux considèrer qu’il n’en reste déjà plus que centta disposition. Je t’avais dit pas un mot. Qu’est-ce qu’on fait, je demande une de tes copines ?

Du fond du vallon creusé par ses seins son regard accrocha le regard noir de l’individu. Un regard rigoureusement vide d’expression. Elle refoula vite le petit pincement désagréable qui lui titillait le flanc. Mince ! En une seule récrimination elle venait de perdre l’équivalent de quatre « couchés ». Il lui en restait autant à gagner, dont trois qu’elle pouvait étouffer sans peine à la convoitise de Marcel. Après tout, si l’animal était mal sevré il ne lui coûtait pas grand chose de se laisser brouter. Un peu plus, un peu moins…

Elle relâcha les muscles de son bassin, circonspecte. Les choses ne tardèrent pas à se compliquer quand le « clille » aussi doué qu’une vieille lesbienne commença à faire pointer en elle des remous annonciateurs de tempête orgasmique. Aussi infime que fut son réflexe de défense, elle perçut aussitôt le contact menaçant des dents dans le voisinage immédiat de la partie la plus fragile de son anatomie. La seconde d’hésitation lui fut fatale. Elle bascula dans un enfer de délectation dont elle ne parvint plus à déterminer s’il convenait de le fuir, en bonne professionnelle qu’elle se voulait, ou de s’y vautrer avec complaisance comme en rêve toute femme normalement constituée.

Entre deux périodes de répit, malheureusement de trop courte durée pour lui permettre de se ressaisir, Astrid réalisa pleinement qu’elle était victime d’une manipulation. L’homme la pilonnait et usait d’elle à sa guise, exactement comme s’il connaissait le schéma exact de son fonctionnement. Par deux fois elle se sentit sodomisée, mais de façon si brève qu’elle n’en pas l’occasion de descendre au dessous de la phase dite « du plateau » où il la maintenait avec un art consommé avant de la renvoyer, à son bon gré, vers des sommets de plaisir qui la laissaient mentalement et physiquement déstructurée. Alors qu’elle commençait à apprécier le calme qui redescendait tout doucement en elle, comme un fin voile soyeux s’étale, elle le percevait à nouveau se mouvoir dans un coin de ces entrailles dont la maîtrise lui échappait.

Cette performance sortait des limites du normal. Un concurent de Marcel qui voulait la soulever ? Lucide, elle en aurait mis la main au feu. Mais que faire ? Encore en aurait-elle eu confirmation qu’il aurait fallu qu’elle puisse réunir assez d’énergie pour échapper à son emprise. Mais en avait-elle seulement envie ? Elle se laissait aller, positionner au gré de la fantaisie de son curieux client. Il la voulait en chien de fusil ? Pourquoi pas !

Amateur de beauté féminine, Daniel considéra quelques secondes la superbe chute de rein plongeant vers le buisson flamboyant de la chevelure étalée sur l’oreiller . D’un pichenette il expédia au loin le fond de la petite boite d’aluminium où ne subsistait plus que quelques traces d’onguent translucide, légèrement bleuté. Une véritable cartouche de dynamite pour survolter les muqueuses harassées. Il s’empara de « l’œil de biche » posé sur le drap, s’en bagua le sexe juste sous le gland, la courbe des longs cils orientés vers son ventre, et embrocha la fille jusqu’à la garde d’une seule poussée. Instinctivement, elle poussa en sens contraire pour estomper la résistance. Aors qu’il amorçait son retrait, il perçut nettement la crispation d’incrédulité, puis la tentative peu convainquante qu’elle entama pour échapper à la sensation trop violente qui la propulsait aux abords de la folie. Il l’immobilisa en lui pesant sur la colonne vertébrale, juste au dessous des omoplates.

Astrid tordit les draps jusqu’à s’en casser les ongles. Ce qu’elle ressentait était si intense qu’elle ne parvenait plus à savoir si elle devait se propulser en avant ou en arrière, rechercher ou fuir cette chose envahissante qui la remuait encore plus que les mains atrophiées de Marcel, ou hurler pour qu’on lui vienne en aide. Elle crut qu’il la retournait comme une chaussette tant la sensibilité de ses muqueuses était exacerbée. Lors du deuxième retrait, les mouvements désordonnés de sa croupe en folie lui échappèrent. Elle se mit à baver d’abondance et un feulement d’agonie lui échappa quand son tourmenteur replongea en elle.

JURBISE

La Lancia passa au ralenti devant le modeste café de village, stoppa, puis effectua une marche arrière pour venir se garer devant la porte de l’établissement. Deux jeunes hommes quittèrent le véhicule, taillés comme des armoires normandes. Même gueule carrée, même look de sportif de haut niveau, même imperméable mastic très serré à la taille, même coupe rase. Une seule chose les différenciait vraiment. L’un était aussi blond que son partenaire était brun.

Le bistrot fleurait le bouchon moisi et l’odeur de savon noir. Un grand vieillard au dos voûté, sec comme un coup de trique, traînait sans hâte des charentaises éculées sur un carrelage qui fut jadis noir et blanc mais qui, l’usure aidant, virait au gris pommelé. Tout semblait hors d’âge dans cet estaminet. Même le comptoir qui représentait pourtant un pur chef d’œuvre d’étain repoussé.

- Deux expresso ! S’il vous plaît, lança le Blond.

Le vieil homme déversa posément le contenu de sa pelle à charbon dans le gros poêle colonne, referma la trappe, puis les grilles de fonte émaillée, et affronta enfin le regard des deux clients au terme d’un demi tour laborieux. Son visage semblait constitué de parchemins chiffonnés, mouillés, puis mis à sécher sur des cintres.

- Y a pas d’express ici. Juste des omnibus. Tout ce qu’on peut vous servir, les Poilus, c’est du bon café Belge passé à la chaussette. Mais il faudra patienter.

Les deux compères se concertèrent du regard et tombèrent d’accord. Après tout, rien n’urgeait plus pour eux. Comme rien ne prouvait, par ailleurs, que le Dauphin se serait d’abord rendu chez l’ex maîtresse du Ruskof, le Tsar comme certains le nommaient dans le service avec une pointe de jalousie dans la voix. Il est vrai que les honorables correspondants capables de financer eux mêmes certaines de leurs missions ne couraient pas les rues. Une telle haine envers les partis communistes en général, et le bolchevisme en particulier, était peu commune de ce côté de l’Atlantique depuis la chute du Reich. Il fallait bien l’avouer. Même sous les drapeaux où le « rouge » figure au menu quotidien. Chez un particulier non dirigé, non endoctriné, non conditionné, la démarche s’apparentait d’ailleurs plus à la phobie qu’au fanatisme. Mais quelle efficacité !

Ils prirent place à une table bancale mais d’une propreté rigoureuse, puis attendirent de longues minutes la réapparition de l’ancêtre précédé par une enivrante odeur de café. Le breuvage amer leur fit l’effet d’un véritable nectar. Ni l’un ni l’autre ne toucha aux biscuits Spéculos ni au tablettes de chocolat disposées dans le plateau. Le Brun interpella le vieillard avant qu’il ne disparaisse à nouveau dans les tréfonds de son antre.

- Pardon, monsieur. Nous sommes à la recherche d’un établissement qui s’appelle le Blue Marine’s Club. Vous connaissez cela dans la région ?

Le bistrot les considéra longuement, puis effectua demi tour en hochant la tête.

- Ces machins là c’est plus de mon âge, les gamins. J’ai les genoux trop durs et la canne trop molle, maintenant.

- Mais… vous devez bien connaître ? Insista le jeune.

- Pensez-vous ! A vouloir connaître ce qu’on n’a pas besoin de savoir on finit toujours par dénicher ce qu’on n’aurait jamais eu envie de trouver. Alors, moi, savez-vous …

ANVERS

Malgré ses hautes fenêtres, la pièce était plongée dans la pénombre par les rideaux de velours bordeaux à demi tirés. La richesse du mobilier aurait laissé sans voix le conservateur de musée le plus difficile. Le tissu des fauteuils régence se trouvait en parfaite harmonie avec les meubles de style renaissance vénitienne, française et italienne. L’équilibre préservé dans l’accord de styles aussi disparates émerveillait les amateurs d’art qui avaient la chance de pouvoir pénétrer dans ce bureau. Pour l’heure, seul le propriétaire des lieux était à même de chiffrer avec précision la valeur de cette caverne d’Ali Baba ; il connaissait le prix de chaque objet acquis dans le seul but d’éblouir le cave, le quémandeur, le coupe file utile.

Aldo avait appris à apprécier les belles choses avec le temps, mais nul dans son entourage ne doutait qu’il aurait pu s’en passer du jour au lendemain. Ses costumes de milliardaire atténuaient mal la rudesse de ses traits burinés par la misère, le froid, la faim. La haine, elle, n’avait creusé ses sillons que beaucoup plus tard. Bien après qu’il fut obligé de trimer comme un cinglé au fond de la mine pour élever seul ses deux jeunes frères et ses deux sœurs, bien après le décès de leur mère, emportée par le chagrin et le désespoir, comme le père douze ans plus tôt.

Marco, le plus jeune et le plus turbulent de la famille passait le plus clair de son temps à se bagarrer comme un chiffonnier. Les sarcasmes anti-Italiens agissaient sur lui comme une muleta sur le taureau. Il fonçait avec toute la force et toute la fougue de ses quinze ans. Jusqu’au jour où sa charge sur une gouape du quartier s’avéra un peu trop puissant. La nuque de son adversaire heurta violemment un loquet en fonte. L’un de ces bustes de petits bonshommes en casquette qui fleurissaient jadis sur la façade des maisons minières et permettaient de maintenir les volets en position ouverte. Le loquet n’avait pas eu à souffrir de la rencontre brutale, mais le jeune malfrat resta étendu pour le compte. Une mort qui eut suscité bien peu de remous si la victime n’avait été Belge et l’agresseur Italien. Un nom circula dans la communauté soumise à la pression gendarmesque ; Sarerrossi. La description d’une silhouette aussi. Elle correspondait à celle d’Aldo qui, aux petites heures de l’aube rentrait à pieds du travail avec plus d’entrain que les autres jours du mois ; il avait sa paye en poche.

L’enquête fut rondement menée par l’as local de la B.S.R, Jean-Marc Troussier. Le toréador adulé par la presse, toujours campé au milieu de l’arène du vice, en pleine lumière médiatique. La victime était une petite gouape notoire, certes, mais ses parents étaient de braves citoyens Belges, propriétaires d’un bistrot. Le suspect était un ouvrier sans histoires connues. Ce qui ne signifiait pas grand chose puisqu’il avait le tort d’appartenir à un peuple mafieux réputé pour pratiquer l’omerta.

up. De quoi passionner les foules. Mais les foules ne sont pas toujours connaisseuses. Aldo fut expédié pour deux ans dans des cul-bas-de-fosse du royaume dans le plus totale indifférence et ses jeunes frères et sœurs ventilés dans divers centres d’accueil pour jeunes en difficulté. Ce fut cette seconde conséquence de l’injustice soit disant si propice à l’obéissance du bas peuple qui forgea la détermination d’Aldo.

L’épreuve la plus terrible fut supportée par Alicia. Une jeune fille était affligée d’une constitution assez fragile qui la dotait d’un air de madone rêveuse. Le directeur du centre se montra si prévenant avec elle qu’elle trouva presque naturel qu’il l’aidât à enfiler les vêtements qu’il lui avait offerts. Ce qui suivi lui parut moins normal, mais elle préféra souffrir en silence sous la menace de « rejoindre son frère aîné en prison ». Elle accepta tout, ou presque ; les vieillards libidineux, seuls ou en groupe, les commerçants ventripotents aux gestes brutaux et à la voix grasseyante. Il n’y eut que pour les animaux qu’elle montra des réticences. Au berger Allemand du directeur, elle préféra affronter un plongeon bref et définitif du haut du clocher dont elle avait subtilisé la clef au curé pendant l’une de ses extases peu inspirées par la religion.

La tristesse démontrée par le procureur lors des obsèques de la gamine fut sincère. Quelle âme charitable aurait pu supposer un tempérament suicidaire à cette madone triste qui suçait avec tellement d’application ? L’enquête fut rondement menée, puisque de plainte il n’y eut même pas. Dans les prisons où la réputation de certains de ces centres de rétention pour adolescents n’est plus à faire, des bruits circulèrent pourtant. Des noms de notabilités aussi. Mais à l’extérieur il est connu qu’on ne prête qu’aux riches. Derrière les murs ; la tendance est plutôt à les dépouiller. Ou les dérouiller.

Par son aspect posé, sa force qu’il n’était pas difficile de supposer herculéenne, son mutisme quasi total, Aldo s’était imposé sans effort à la population pénale. Le teint bistre de son visage ravagé par les rides d’affliction, la couleur ardoise de ses paupières qui le faisaient ressembler à un hibou pensif inspiraient autant de crainte que de confiance. Les plus aguerris eux-mêmes furent subjugués par l’aura de mystère dont rayonnait le mineur de fond. Aussitôt sa libération Aldo disparut de son point d’attache, le Borinage. D’aucuns le crurent rentré au pays. De mauvaises langues l’accusèrent même d’avoir abandonné ses jeunes frères et sœurs pour courir la dondaine. En fait, les démarches entreprises pour exhumer et rapatrier le corps d’Alicia dans son Italie natale se révélèrent terriblement longues et compliquées. Surtout pour un étranger si peu au fait des subtilités légales du pays. L’aîné dût rencontrer le directeur du centre à plusieurs reprises. Puis en appeler au curé de la paroisse qui se chargeait avec tant d’abnégation de la bonne santé morale des pensionnaires qu’il recevait en confession. Le procureur aussi se vit solliciter. Un bien brave homme dans la soixantaine, comme les deux autre. Tout aussi compatissant aux malheurs en chaîne qui avaient déferlé sur cette pauvre famille d’immigrés. Aldo embarqua la dépouille funèbre de sa cadette dans un cercueil tout neuf et tout aussi onéreux, conçu selon les normes requises pour les transports internationaux. De toute évidence, la sollicitude qui lui fut témoignée le toucha au plus haut point. Puis il disparut de Belgique.

Alors qu’il s’attardait en Italie auprès de la famille une série de malheurs déferla sur la petite ville proche de la capitale, théâtre du calvaire d’Alicia. La série commença avec le directeur du centre qui se volatilisa en emportant le contenu du coffre fort personnel et en épongeant les compte en banque de l’établissement. Nul ne put expliquer cette extravagante fuite alors qu’aucune mesure judiciaire ne visait le brave homme. Même son épouse en resta médusée.

Quelques jours plus tard, ce fut sur le procureur que le malheur fondit. La version officielle de sa mort fut attribuée à une électrocution suite à la manipulation d’un engin électrique défectueux. Le curé se montra si traumatisé par cette perte qu’il préféra anticiper les dures réalités de la pesée des âmes. Il emprunta la même issue de secours que celle choisie par Alicia ; l’abat-son brisé du clocher de son église. Suicide.

L’immense majorité des citoyens ne supputa aucun fil conducteur entre l’enchaînement de ces tragiques disparitions. La presse hyper patriotique déjà largement subsidiée ne les aida d’ailleurs pas à y voir plus clair. Quelques comités restreints restèrent convaincus d’une corrélation certaine entre ces événements. Surtout des familiers. Toujours est-il que l’épidémie de suicides, d’accidents inexplicables et de disparitions très localisés ravit aussi à l’affection de leurs proches un notaire, le bedeau d’un village voisin, un gros industriel célibataire, châtelain du lieu, un colonel de gendarmerie en retraite ainsi que son partenaire de pêche à la ligne, instituteur du même âge. Pour ces deux derniers le suicide ou l’accident fut collectif car ils quittèrent leur barque au milieu d’un plan d’eau après avoir ingurgité tellement de Grappa que les soins funéraires furent considérés comme un mesure superflue. La dose d’eau de vie charriée par leurs veines suffisait à les conserver comme les cerises confites, ad vitam æternam, tant elle était conséquente.

En haut lieu c’est à peine si l’on remarqua que des confrères réputés pour la particularité de leurs mœurs marchaient avec les fesses un peu plus serrées qu’à l’habitude. Mais, en Belgique comme sous d’autres cieux, quand les questions concernent les puissants, elles se posent avec tellement de discrétion que l’opinion publique s’en trouve rarement troublée. La vie reprit son cours. Un autre curé arriva au village et un jeune homme plein d’entrain fut nommé directeur du centre d’accueil pour les jeunes en difficultés.

De temps à autre, un vieux loup solitaire relisait les confessions écrites et amplement détaillées que tous ces candidats au suicide s’étaient entichés de lui confier avant de remettre leur vilaine âme au diable. Il n’éprouvait ni chagrin ni haine, juste un profond écœurement envers ces êtres immondes qui, croyant sauver leur peau, n’avaient pas hésité une seconde à balancer tous les comparses dont le nom leur revenait à l’esprit. Ce genre de bassesse inavouable avait ouvert à l’Italien des horizons nouveaux, infinis, sur la vulnérabilité des hommes. Une vulnérabilité directement rattachée à l’importance de ce que les cibles avaient à perdre.

Le regard impénétrable d’Aldo passait d’un homme à l’autre. Ernesto, tout d’abord. Son beau frère. Un homme mûr, comme lui, taciturne, comme lui, qui avait épousé Lucia après que toute la famille fut à nouveau réunie. Pour bien marquer son appartenance au clan il conservait constamment son coude appuyé sur l’accoudoir de la bergère voisine de la sienne, laissée vide un an plutôt par Rénato, l’aîné du clan emporté par la silicose. En dehors du chef, Ernesto était le seul à bénéficier du respect de Marco, le dernier de la tribu, en retard comme à l’accoutumé. Sans doute était-ce à cause de son mariage avec l’aînée des filles. Celle qui, en quelque sorte, avait servi de mère au turbulent cadet. Qui aurait pu le dire ?

A gauche de son beau frère siégeait Claude Carlier. Un Normand en pleine force de l’âge. Un mauvais fer qui soutenait une réputation de tueur méticuleux à faire frémir. Pour punir un concurrent d’avoir trucidé l’un de ses amis, une fois sa trace retrouvée, il se l’était fait livrer

Menotté dans le dos par d’authentiques flics mouillés jusqu’aux ouïes. La présentation des cartes tricolores et leur gueule connue représentaient un minimum de précautions pour endormir la méfiance de l’arcan en cavale, lui aussi hyper-sensible de la détente et surtout tireur émérite. C’est tout juste s’ils étaient parvenus à lui passer les pinces. Lorsqu’il flaira le piège, l’animal devînt intenable. Et les flics furent soulagés de pouvoir le livrer à l’endroit voulu ; une casse de voitures proche du littoral, propriété de Carlier. Là, l’épouvante et le calvaire débutèrent pour l’Arménien, pour de bon.

Le maître des lieux commença par lui débiter les doigts phalange par phalange, avec un sécateur à rosiers. Comme « amuse-gueule », pourrait-on dire. Puis il lui plaça les bras dans un étau, serrés entre deux planches, et entreprit de les couper en rondelles de quelques centimètres d’épaisseur avec une application de charcutier-traiteur. A la scie égoïne. Les artères étaient cautérisées au fer rouge pour limiter les pertes de sang. Les membres inférieurs suivirent le même traitement avec un must de raffinement pour le central. Qui débuta par un dépiautage en règle avant salaison.

L’Arménien devait être pourvu d’un palpitant pourvu d’une résistance exceptionnelle car, réduit à l’état d’homme tronc et débarrassé des garrots posés pour le maintenir en vie le plus longtemps possible, ses bourreaux durent se résoudre à lui fendre le crâne d’un coup de hache pour mettre un terme à la douleur. La leur. Devenue insupportable à leurs tympans vrillées par les hurlements atroces du supplicié.

Encore n’était-ce pas cette histoire qui valait à Carlier sa réputation de tueur hors normes, mais une autre péripétie toute aussi hallucinante dans laquelle son voisin de gauche, l’Alsacien Grudler, lui avait servi de partenaire. A l’époque où les bénéfices mirobolants du trafic de drogue était encore répartis entre malfrats et services secrets de différents pays, la bavures policières étaient rares, et les transfuges de la C.I.A nommés cadres de la D.E.A savaient parfaitement différencier les amis bailleurs de fonds des infâmes trafiquants œuvrant égoïstement pour leur compte, se fichant de la grandeur du pays et de certains de leurs dirigeants.

Comme tous grands chefs de gangs d’après guerre, a de rares exception prés, Carlier possédait une carte plastifiée d’agent permanent du S.A.C. Un carton barré de tricolore d’un format très voisin de la carte de police nationale. Aucun flic français ne l’aurait cependant confondue avec la sienne. Ni des droits et des prérogatives autrement plus importants que ceux d’un simple commissaire de police soucieux de conserver son poste. Notre homme s’estima longtemps intouchable, ou presque, et à juste raison. Aussi n’hésitait-il pas à se déplacer en personne dans les limites de l’hexagone et à véhiculer des quantités de poudre assez importantes pour ouvrir de nouveaux marchés.

Un rendez-vous pris avec deux importants clients Anglais dans un palace parisien servit de point de départ à la plus effroyable des scènes d’horreur. Devinant qu’il se trouvait aux prises avec des informateurs de la D.E.A de la nouvelle génération, non impliqués dans le trafic occulte né au Vietnam, Carlier argua de sa phobie des micros pour justifier la montée en puissance du son du téléviseur, puis de l’ouverture des robinets de la salle de bain. Il expédia ensuite l’Alsacien en course, avec une liste d’ustensiles à ramener du B.H.V. Petite bâche, scies à métaux, couteaux à désosser, marteau, ciseau à bois, gros serre-joint, en plus de quelques autres ustensiles de moindre importance, mais nécessaires pour peaufiner du bien bel ouvrage.

Au bout de quelques heures, les collègues du flic des stups américains en planques dans leur sous-marin depuis le matin, s’impatientèrent de ne voir personne ressortir du palace. Abrutis par la cacophonie qui s’élevait de la chambre ils se précipitèrent dans la suite. Les deux méchants s’étaient volatilisés par la porte de service avec une importante quantité de dollars. Pour l’agent des narcotiques et son indic Belge la disparition offrit bien plus de mystères encore car personne ne les avait vu ressortir. Difficile d’imaginer qu’ils aient gagné les égouts de la capitale en passant par la chasse d’eau des W.C, crânes désassemblés au serre-joint et os minutieusement tronçonnés compris ! Un examen plus soutenu des tapis et su siphon de la baignoire ne livra aucune trace suspecte. Les tueurs avaient rembarqué leurs ustensiles.

Dans le Milieu très fermé des arcans de haute volée on se gaussa longtemps de la vilaine farce infligée à la D.E.A. Quand aux partenaires du service action de la C.I.A, ils commencèrent à lorgner du côté du mouvement paramilitaire Français avec une certaine vindicte. Leur zèle à protéger les French Connection qui leur était plus ou moins rattachées, via la Mafia, accusa quelques signes d’essoufflement. Un geste d’humeur s’imposait. Et pour continuer à travailler de concert, plus que jamais il devint indispensable de montrer… patte blanche.

Le regard d’Aldo glissa rapidement sur le colosse Alsacien. Il n’avait rien à lui reprocher sur le boulot, bien entendu, mais il ne l’aimait pas. Manque d’atomes crochus, sans doute. Le courant ne passait pas. Pour Marcel les Petites Mains, l’infirme, c’était encore pire ! Une seule fois que le chef l’avait rencontré. Depuis, il ne voulait plus le voir.

- Si tu me ramènes encore ce homard à la maison, je lui arrache les bras pour en faire un scampi ! Avait tonné le Parrain à l’adresse de son benjamin.

Un vénérable sexagénaire à chevelure d’argent immaculée se tenait assis sur le bord de sa bergère, le dos très droit, le pli du pantalon impeccable. Salvatore Augusti était un cousin du côté de la mère. A force de travail et de ténacité il était parvenu a ouvrir deux pizzeria à Anvers avant qu’Aldo ne retrouve sa trace. Depuis, les affaires s’étaient envolées et c’était à la tête de véritables chaînes de pizzerias et autres restaurations rapides qu’il se trouvait. Il dirigeait aussi plusieurs restaurants italiens renommés dans différentes grandes villes de Belgique, ainsi qu'un autre à Paris, un à Londres et le dernier à La Haye. Lui vivait assez éloigné des tromblonnades et des scènes de carnage. Il était l’homme d’affaires du clan, le consiglière, la façade légale du groupe qui opérait depuis son plus beau restaurant, le César. Si les bras armés maîtrisaient l’art de casser les prix ou de pousser les réticents à la vente, Salvatore s’occupait exclusivement des tractations délicates avec les notaires et autres hommes de lois. Il était passé virtuose dans l’art de faire accepter des cadeaux qui soulageaient la conscience des honnêtes bourgeois aussi sûrement que les mystères de la confession.

La porte ouverte avec brusquerie provoqua un courant d’air. Le coté enfantin de Marco qui s’exprimait. Rien ne l’amusait plus que surprendre ses familiers, faire sursauter, distiller la frayeur. Rien ne le ravissait d’avantage que d’entendre un proche lui dire ; « Oh ! Tu m’as fait peur ». Aux autres, les caves, les larves, les cloportes, l’armada méprisable des gagnes petit, il offrait rarement le temps d’exprimer un quelconque sentiment, la moindre plainte.

- Un petit travail urgent, lança l’arrivant à la cantonade.

Il capta le regard morne de son frère dirigé vers son ventre. Il se pencha, referma sa braguette d’un geste vif, puis adressa un sourire enjôleur à l’assemblée.

- Rien de plus impérieux qu’une sérieuse envie de pisser, dit-il.

Il se dirigea vers l’angle du bureau de son frère où il s’apprêta à poser une fesse. Le regard fulminant de l’aîné le refoula vers l’embrasure de la fenêtre. Marco ne voulait pas de chaise. L’idée de se voir imposer quelque chose lui faisait horreur. A fortiori celle de devoir s’aligner sur d’autres, de se mettre à la même hauteur, d’occuper un siège disposé au millimètre prés.

- Le Dauphin était sorti ce matin. Notre informateur à la prison de Douai a été pris de court. L’ordre d’élargissement est arrivé hier soir par courrier spécial du ministère. Il en a eu la surprise ce matin. Le temps de passer par l’avocat c’était trop tard.

Ses longues jambes croisées devant lui, les coudes plantés sur les bras du fauteuil, mains superposées devant sa bouche et menton posé sur ses pouces tendus à l’horizontal, rien ne bougea dans la position favorite de Carlier. Seul son œil vif dérapa vers le cadet des Sarerrossi que la nouvelle avait fait tressaillir comme un animal piqué par un taon. Intéressant. Le regard du tueur froid revînt se river dans celui du chef, interrogatif. Le nom lui était vaguement connu, le bonhomme pas du tout.

- Ouais ! Ben ! On va pas attendre qu’il vienne nous chatouiller. On le fait lever, et on se le fait livrer par les flics ! s’exclama Marco, l’œil allumé d’une flamme fiévreuse.

- Personne ne fera rien du tout sans mon ordre. Même si la rumeur nous attribue la mort de Maximilien, le Dauphin ne fera rien sans me rencontrer.

- Impeccable ! Autant profiter de l’occasion, reprit Marco. Moi je suis certain qu’il nous cherchera des crosses. Les books minables du port ont engagé des paris. Pas loin de trente pour cent pensent qu’il va nous rentrer dans le lard.

- Plus de soixante dix pour cent ont donc la sagesse de croire qu’il essayera d’abord de dialoguer, souligna l’aîné, imperturbable.

- Ou qu’on le butera avant qu’il ait eu le temps de penser à nous sauter sur le râble. Ca me semble beaucoup plus lucide comme explication.

- Depuis quand je dois faire appel à ta lucidité pour éclairer ma lanterne, Marco ?

Le cadet ne se formalisait plus du ton persifleur de son frère qu’il s’ingéniait si souvent à provoquer. La certitude que personne ne se risquerait à commenter ce genre d’incident le poussait d’ailleurs à les multiplier, marquant ainsi l’avantage qu’il avait sur les autres pontes du gang ; asticoter impunément la patience du seul maître à bord.

- Je répète. Personne. Je dis bien personne ne doit prendre l’initiative d’un geste hostile envers le Dauphin. Des intérêts importants sont en jeu. Et je suis certain, parce que j’ai de bonnes raisons de l’être, qu’il cherchera avant toute chose à me rencontrer.

Marco haussa les épaules et adressa un clin d’œil de connivence à Carlier.

- On n’a pas à en savoir plus ? Interrogea le Parisien.

- Si tu en éprouves le besoin pour te rassurer, laissa froidement tomber Aldo.

Le Français ne broncha pas. Dans sa position sa question était légitime. Sûr de son bon droit, il ne prêta aucune attention à la tournure ambiguë de la réponse. Il ne tenait pas à passer pour un idiot en s’entendant conseiller d’apprendre l’Italien pour pallier à l’inconvénient des tournures de phrases approximatives. Aldo devina ses pensées. Il se livra à contrecœur ;

- J’étais ami avec Max. Il m’a proposé un placement à court terme très intéressant. Il s’est fait descendre avant que je ne rentre dans mon argent. L’idée que cette somme soit perdue à jamais me déplaît. Mais celle que le Dauphin puisse croire que nous sommes pour quoi que ce soit dans le meurtre de son ami encore plus. Ca te va comme explication ?

Carlier acquiesça d’un signe de tête. Que le vieux puisse injecter un superlatif dans une phrase où il était question de pognon suffisait à laisser penser que la somme devait être croquignolette.

- S’il y a des questions commerciales à l’ordre du jour, Salvatore les traitera. Moi j’ai à faire. Je suis déjà en retard.

Un ministre en exercice l’attendait au rez-de-chaussée, dans l’un des petits salons du restaurant de luxe, le Stromboli. Une question de « end-users » épineuse à régler. Ces fameux « certificats de fin utile » signés par des pays soi-disant acheteurs et véritablement complaisants, indispensables pour offrir un aspect moral au trafic d’armes en période d’embargo. Avec les dollars en forme de rouleau compresseur pour la aplanir la morale dans le monde entier, les petits pays éprouvaient bien des difficultés pour pouvoir traiter directement avec les républiques bananières, placés de plus en plus étroitement sous la férule de l’Oncle Sam ou celle de Moscou.

Comme la F.N figurait dans le peloton de tête des fabricants d’armes légères européens, et que ses comptes de gestion affichaient plus de « déchets métalliques » à faire disparaître que d’acier officiellement transformées en armes à vendre, les filières interlopes se voyaient de plus en plus fréquemment sollicitées par les Etats fortement spécialisés dans la production « d’armes de chasse pour gibier à peau tendre ». Euphémisme du vocabulaire armurier pour qualifier le gibier de prédilection des dictateurs et autres va-t-en-guerre de la planète.

ANVERS

Trois hommes en nage récupéraient, affalés sur les bancs de la salle de gymnastique, très à l’écart des autres joueurs de basket. Le plus musclé, doté d’une belle gueule de mâle avide de vivre, épongeait avec volupté son torse bronzé, luisant de sueur, un sourire carnassier accroché aux lèvres.

- Le vieux interdit qu’on alpague le Dauphin.

- Merde ! On va paumer la prime, laissa tomber son voisin de droite, un grand escogriffe aux cheveux de chanvre coupés ras et aux yeux azur trop rapprochés.

- Mais non. C’est partie remise. Il faut participer à toutes les réunions, accepter toutes les permanences et être très vigilants pour tout ce qui le concerne. S’il y a de la casse, il faut qu’on puisse être les premiers sur l’affaire. O.K ?

- O.K ! répondit le blondin.

- O.K ! Émit l’autre sans enthousiasme.

- Ce soir il y a une partouze à couvrir. Du vraiment beau linge d’après Marco. Dans un manoir, prés de Schoten, dans les quartiers rupins.

- Y aura moyen de tirer, Durel ?

- Les extras, peut-être. Les gazelles en faux poids sûrement. Mais après. Quand on les ramènera au centre.

Un silence assez long s’installa, laissant chacun à ses divagations personnelles, puis le blondin reprit la parole.

  • Tu sais, je pensais à un truc. Si la prime est vraiment triplée au cas où on serait oblgés d’éloigner des collègues, pourquoi on ne demanderait pas à deux conards de première de pousser une petite patrouille jusque là bas ?

Le regard meurtrier que lui décocha Durel lui fit prendre la mesure de son erreur. Il se mordit les lèvres et adopta une mine idiote, comme s’il avait voulu faire une blague de mauvais goût.

- Pense comme çà et tu ne vivras pas vieux ! Tu crois qu’on est les seuls à en croquer ? Tu penses que les autres, là-haut, seraient incapables de découvrir d’où vient cet appel ? T’es con, ou quoi ?

MONS

Le bruit de la douche sortit Astrid de la torpeur dans laquelle elle planait, l’esprit séparé de son corps démembré, réduit à l’état de puzzle évanescent. Au travers de la vitre dépolie elle apercevait les contours de la silhouette de l’homme. Un fauve, elle en était certaine. De la même espèce que ceux qu’elle aimait fréquenter, mais celui là s’empâtait un peu. Couche de « graisse placard » ? En tout cas, il était bien le seul salopard à l’avoir réduite à l’état de loque pantelante. Combien de fois elle avait pris son pied, elle était incapable de s’en faire seulement une idée approximative. Il lui semblait que c’était plus qu’au cours de toute sa vie. Ah ! le saligaud ! de quoi s’était-il servi pour parvenir à de telles prouesses ? Car, il ne fallait pas rêver, elle avait coltiné assez de queues et de mâles vaillants pour se faire une idée assez précise de ce qui tenait du naturel et de ce qui relevait du piège à naïves.

Elle parvint à rassembler assez d’énergie pour se faire rouler jusqu’au bord du matelas, là où il avait laissé choir ses affaires sur la descente de lit. Du fric. Du fric en liasses épaisses. En francs français. En francs belges. En marks. En florins. Une vraie fortune. Et un pétard.

Merde ! Pas de la gnognote. Un vrai feu de guerrier dépassant le kilo et crachant de vrais obus miniatures. Un canon de campagne pour nains de jardin. Et question armes, avec Marcel, elle en avait appris un rayon. Elle ne s’interrogea pas plus longtemps quelle espèce de volatile il pouvait éventuellement engraisser ni quelle race de pigeons il devait plumer, mais ça n’était sûrement pas du dindon. Un apache, elle en était certaine. Et pas un barbeau de pissotière. Pour elle, la situation empestait les emmerdes à plein nez.

La lucidité lui revenait pas vagues molles. Il est vrai que l’idée de fonder une carrière en misant sur ses facultés intellectuelles ne lui avait jamais effleuré l’esprit, mais elle s’estimait quand même assez éloignée de l’imbécillité. Et les mœurs particulières du milieu où elle évoluait ne conservaient plus pour elle de mystère. Une idée subite lui traversa l’esprit. Elle plongea le buste hors du lit pour jeter un regard sous le sommier. Bingo ! il était là. Un magnétophone portable. Elle le happa avec prestesse et en manœuvra le couvercle ; vide !

L’enflure s’essuyait sous la douche sans paraître se soucier d’elle. Elle gambergeait, la pauvrette. A en chopper une migraine foudroyante si ça s’éternisait. Avec une telle somme d’expérience, impossible qu’il fut un novice dans le métier. Or, s’attaquer à une femme telle qu’elle, mariée à un homme tel que Marcel, la bévue relevait de la folie suicidaire… ou s’apparentait à une déclaration de guerre. Impossible ! Personne en Belgique n’était de taille à s’attaquer au gang d’Aldo. Et la bévue, pas pensable !

Un frisson glacé de terreur lui cascada le long de l’échine. Et si c’était Marcel qui avait voulu la mettre à l’épreuve ? Qu’il ait déniché quelque part ce génial alchimiste du radada et qu’il l’ait embauché pour s’assurer de sa mentalité. L’idée lui sembla sur le coup affreusement réaliste, puis les lacunes lui apparurent. Le pétard, d’abord. Pour en faire quoi ? Une telle somme de fric dans les poches de l’inconnu, pour quelle raison ? Avec un petit pincement à son amour propre, elle devait admettre qu’elle ne valait pas une telle mise de fonds. A moins de tomber sur un amoureux doré sur tranche ; ce qu’il ne semblait pas être. Amoureux, s’entend. Alors ?

Lassée de soulever une kyrielle de questions auxquelles elle ne trouvait pas de réponses, elle sauta du lit en armant le Colt 45 et se dirigea d’un pas décidé vers la salle de bain. Elle y parvînt juste au moment où l’inconnu sortait de la douche. Elle inclina le buste à l’arrière, coudes serrés sur ses flancs, et coucha l’individu en joue. Du canon de l’arme et du pubis tendu vers lui, ce ne fut pas au premier qu’il accorda le plus d’attention amusée.

- Qui tu es ? Aboya-t-elle.

- Daniel Lecomte. Mais ça n’était pas indispensable de me braquer pour me demander çà. Tu m’aurais posé la question tout bêtement je t’aurais répondu.

- Le magnétophone, c’est toi ?

- Bien sur ! Tu imagines un client de Gina découvrant çà ? Le femme de chambre aurait intérêt à se mettre en cavale !

- Je n’imagine rien. Pourquoi tu as fait çà ?

- Un compte à régler.

- Avec moi ? S’étonna-t-elle, le souffle court.

- Pas exactement. Mais tu n’y es pas étrangère. La preuve ! Tu me fais gagner une manche.

La peur croissante animait sa poitrine d’une houle de plus en plus forte. Au bout de ses bras tendus, l’extrémité du pistolet oscillait dangereusement.

- C’est Marcel que tu vises, alors ?

- Diable ! Quelle perspicacité ! Si tu te mets à l’écriture Agatha Christie va devoir multiplier ses teintures.

- Te fous pas de ma gueule ! Grinça-t-elle. Qu’est-ce que tu lui veux à Marcel ?

- Ça ! ça c’est une affaire entre lui et moi, ma belle. Accessoirement entre lui, moi et ma copine Suzy.

- Qu’est-ce qu’elle vient faire là dedans c’te connasse ?

- Au cas où elle voudrait lui enfoncer elle même deux bouteilles de Coca d’affilée dans le fion, par vengeance. Ça pourrait se comprendre, non ?

La terreur écarquilla le regard de l’opulente rouquine. Un violent frisson l’ébranla des épaules aux jarrets. Elle fournit un effort pour presser la détente de l’arme, mais ses forces la trahirent et ses jambes se dérobèrent sous elle. D’un mouvement réflexe vite réprimé Daniel faillit la rattraper au vol. Il préféra la laisser s’affaler sur la moquette et gagna le lit pour se vêtir. Le magasin de son arme réapprovisionné avec les munitions récupérées derrière un rideau, il éjecta l’étui vide qu’Astrid avait monté au canon pour lui substituer un projectile en parfait état de fonctionnement. Et, comme on n’est jamais trop prudent, il compléta immédiatement le chargeur d’une autre cartouche pour conserver une capacité de tir optimum.

En transportant Astrid sur le lit il réalisa à quel point elle était appétissante. Une envie furieuse de soulager ses frustrations carcérales le galvanisa. Leur combat précédant ayant été dicté par la seule volonté de la réduire à merci, il n’en avait tiré que des satisfactions physiques très médiocres. La seconde manche serait surtout psychologique. Mais il se promit de se faire éponger sérieusement à l’issu de celle-ci. En ne pensant qu’à son plaisir égoïste.

TOURNAI

Il gara la lourde B.M.W sur la place Becquerelle et gagna la rive droite du fleuve à pieds. Le vent du Nord qui s’engouffrait par tous les interstices de son blouson trop léger ne l’empêcha pas de marquer un temps d’arrêt au milieu du pont. Penché par dessus le bastingage, il contempla un instant la fuite éperdue des flots d’un noir d’encre. Souvenirs, souvenirs ! Il lui sembla entendre la double stridulation énervante qui avait valu à l’ancien bagnard son surnom de « Criquet ». Le vieux bougre ne connaissait de peur que celle du dentiste. Aussi entretenait-il la propreté de ses caries en les obturant du bout de la langue et en les curant d’une aspiration brutale, plusieurs fois répétée. A vous coller les nerfs en pelote même les jours de liesse !

Il s’arracha au garde fou pour reprendre un périple qui l’amena à l’entrée de l’urinoir municipal à peine éclairé par une ampoule chiche en watts. Le verre épais d’un hublot gris de crasse n’améliorait en rien ses performances. L’œil aiguisé du Dauphin décela pourtant sans peine la trace sombre des impacts qui avaient fait éclater la céramique. Un vrai déluge de feu. Pourtant le Vieux était parvenu à riposter et à faire mouche avant de s’écrouler pour le compte. Triste. Un coup d’œil à droite, à hauteur de visage, lui fit découvrir les éclats du carrelage ravagé par les balles du Criquet. L’Ancien ne travaillait pas dans la dentelle. Il visait la tête. Et avec son escopette presque du même âge que lui, un Maüser C96, c’est qu’il en causait des ravages.

La roue tourne. La chance aussi, parfois.

Ses pas l’amenèrent à proximité d’une façade refaite à neuf, tranchant avec la vétusté des maisons voisines. Un bar. Décor campagnard de rigueur. Une âme peu clémente trouverait les architectes intérieurs de bordel sérieusement dépourvus d’imagination, mais le style fermier reste encore le plus approprié pour la consommation du bétail humain. Il accepte sans problème de dosage la profusion de bois, les tons rouges stimulant la fougue et les éclairages orangers généreux en ombres épaisses qui incitent au pelotage. Il nota que l’étage était éclairé.

A droite en entrant, un juke-box habillé de bois simili ancien distillait de la musique country en sourdine, puis venait le comptoir. Un barman à faciès de pékinois y officiait. Un ancien boxeur à en juger par l’aspect tourmenté de son nez et de ses oreilles en feuilles de choux fleur modelées par un fort vent arrière. Sur la gauche, une enfilade de six stalles de chevaux. Dans le second, un quinquagénaire au bord de la crise d’apoplexie tripotait une toute jeune pouliche à la limite du faux poids, et dans le quatrième deux gagneuses se tiraient les cartes en attendant l’hypothétique client. L’arrivée du Dauphin n’éveilla chez elle qu’un intérêt très éphémère. Son look laissait planer peu de toutes sur sa qualité.

- Je voudrais voir Charly, lança Daniel par dessus le comptoir.

- Pas là ! fit le barman en continuant à essuyer énergiquement son verre.

- C’est ce que je me suis dit en voyant sa bagnole dans la rue et la lumière dans sa salle à manger. Alors, fais lui la commission. Dis lui que le Dauphin demande à le voir.

- Dauphin ou pas, Charly est là pour personne. C’est clair ? Alors, tu consommes ou tu vires. O.K ?

Daniel prit une profonde inspiration pour se calmer puis il prit résolument la direction de la porte frappée d’un écusson « privé » grand comme une carte postale. Une poigne ferme se referma sur son bras, juste l’espace d’une seconde.

- Si tu n’es pas capable de faire les commissions que t’imposent ton statut, continue à t’occuper de la vaisselle... ou tu vas t’attirer de gros problèmes.

Son bras droit enroulé autour de celui du barman, le poignet fermement ancré sous la pliure du coude relevé à la limite de la luxation, le Dauphin maintenait son adversaire dressé sur la pointe des pieds. La douleur ne tarda pas, chez l’ancien boxeur, à transformer le regard de morgue en regard implorant.

- Dans le doute, la politesse n’est jamais un luxe. Tu vas avertir Charly, ou j’y vais moi même ?

Libéré, l’employé désigna la porte d’un signe de tête, trop affairé qu’il était à se masser l’articulation luxée.

Le corridor étroit s’enfonçait profondément vers l’arrière du bâtiment. Sur la gauche, l’escalier débouchait au premier dans une vaste salle de séjour, seulement éclairée par l’écran d’un récepteur de télévision. Un homme de stature impressionnante soupait en suivant les actualités du vingt heures. Il accorda un regard distrait au visiteur maintenu dans la pénombre, reprit la suite du programme avec nonchalance, puis sursauta si brusquement qu’une plainte s’éleva de sa chaise martyrisée. Le colosse frôlait sûrement le quintal et demi. Debout il était plus impressionnant encore.

- Ben merde ! Ben merde !

Il serra le jeune homme contre lui avec effusion, incapable d’articuler autre chose que son interminable chapelet d’exclamations qui valurent au nom du général Cambrone de passer à la postérité.

Une femme aux abords de la soixantaine surgit de la cuisine avec une casserole dans les mains. Elle actionna le commutateur électrique pour éclairer la pièce. Le plat de résistance destiné à son géant de mari faillit lui échapper lorsqu’elle identifia le visiteur. Les années et les épreuves n’étaient pas parvenues à atténuer la beauté de la maîtresse de maison. L’instant de vive émotion passé, elle s’empressa d’ajouter un couvert.

Ils parlèrent de choses et d’autres, évoquèrent le passé et, infailliblement, Charly ramena sur le tapis le dépucelage de Charlotte, l’aînée de ses deux filles qu’il avait eut la vilaine idée de vouloir priver de sortie parce que son chevalier servant ne lui inspirait pas confiance.

- C’est la perte de mon berlingot qui t’emmerde ? Attends ! Il ne va plus te faire chier longtemps !

Ils se trouvaient tous en vacances sur la côte, le bateau de Max ancré à proximité de la villa que ses parents avaient louée. La jeune fille de dix huit ans avait foncé comme une dingue jusqu’au cabin-cruiser où elle s’était emparée d’un harpon de pêche sous-marine. L’engin dûment armé, elle avait forcé la porte de la cabine du Dauphin, éjecté la fille qui s’y trouvait, et avait exposé ses exigences en écartant d’office toutes possibilités de négociations.

- Je constate que tu es prêt à l’emploi. Ça facilitera les choses. Puisque tes histoires de cul font mourir de rire mon tordu de paternel, tu vas me rendre un service. Me faire sauter la pastille de garantie. Avec ta tronche de décapsuleur agrée, pour toi ça ne devrait être qu’une formalité.

La « formalité » évoquée par Charlotte plongea dans la plus grande confusion Charly et Max, qui eurent la décence de refermer la porte de la cabine par respect pour la pudeur de leur ami. Puis celle de quitter la coursive quand ils durent se rendre à l’évidence que tout tentative d’appel à la raison resterait vaine. Daniel douta sérieusement pouvoir remplir le rôle qui lui était dévolu avec la pointe d’acier acérée qui lui meurtrissait le cou juste sur la carotide. Mais son agresseur lui démontra que quelques renseignements glanés çà et là dans les institutions religieuses pourraient soutenir la comparaison avec les cours dispensés dans les écoles de geishas.

Heureusement pour lui, l’Amazone était si décidée que le supplice fut de courte durée. A peine le passage fut-il forcé qu’elle sauta au bas du lit. Elle ramassa son pantalon, sa petite culotte, ses baskets, puis jeta le harpon au Dauphin.

- Tiens ! Au cas où il y en a une qui te résisterait trop longtemps, lança-t-elle avec défi.

Vêtue de son seul chemisier et de ses socquettes, elle se rendit dans le salon ou son père et Max sirotaient un whisky dans un silence confus. Elle se planta devant eux, jambes écartées et poings aux hanches.

Charlotte avait des lettres. Il faut dire que son ancien catcheur de père dépensait une fortune en pensionnat privé pour les instruire, sa cadette et elle. Le temps que le pauvre Charly traduise en argot ce que sa rejetonne venait de lui balancer à la tronche en langage académique, ou du moins le voyait-il ainsi, la toute nouvelle jeune femme remontait déjà le quai en direction de la villa, les fesses battues par l’ourlet d’un chemisier heureusement assez long pour lui épargner le risque d’une amende pour attentat à la pudeur.

Cette péripétie inattendue avait bien fait rire tout le monde. Beaucoup plus tard en ce qui concernait Charly qui, involontairement, se prenait parfois à jauger Daniel de coups d’œil en coin lourds de circonspection.

Le silence retomba, un peu gêné. De toute évidence, Charly ne tenait pas à aborder des événements plus récents, et surtout plus douloureux. Tels que la mort de Max, celle de son oncle, le « Criquet », ou le plastiquage de son bar et la désintégration de son barman et ami, Serge.

- Tu comptes rester longtemps en Belgique ? S’informa Léa.

Daniel lui décocha un regard étonné.

- Simple curiosité, précisa-t-elle. Juste pour savoir si on aura l’occasion de t’avoir à nouveau à souper avant que tu ne retournes en Colombie.

- Les affaires tournent très bien sans moi, là-bas. Les Colombiens sont des gars très droits et, à part une attaque aérienne de l’armée, nous n’avons pratiquement plus rien à craindre de personne.

- C’est pour moi que tu dis çà ? Grinça l’ancien catcheur, le nez dans son assiette.

- Je n’avais pas d’arrière pensée en disant cela, Charly. Mais si c’est de la reculade devant le gang des Sarrerossi dont tu veux parler, je pense qu’un front commun, au départ, avant qu’ils ne prennent trop d’ampleur, une coalition aurait empêché pas mal de désagréments.

- Tu crois qu’on t’a attendu pour essayer ? Tout seul, l’Italien ne décollait pas. C’est quand les Français sont arrivés que ça a changé. Eux, ils sont organisés comme de militaires. Ils ont monté un véritable réseau d’espionnage et de chantage. Ils tiennent tout le monde par les couilles, ou par la chagatte, ce qui revient au même.

Le Dauphin reposa ses couverts avec délicatesse.

- Eh ! Charly ! Ne me dis pas qu’il n’existe pas une faille quelque part.

- Comment veux-tu que je le sache ? Trouve-là, toi ! Si tu es aussi malin…

- C’est bien ce que je compte faire.

Léa se leva, impériale. Elle ramassa les assiettes, même celle de son mari qui n’avait pas terminé.

- Ben ! On est chouettes ! On se prépare de beaux jours ! On s’est fait plastiqué la gueule rien que parce que Charly avait promis de retrouver les tueurs de son oncle. Cette fois ce sera quoi, des missiles ?

- Tu préfères continuer à leur filer le plus gros de tes bénéfices ? Et ta retraite par dessus le marché ?

La femme, qui avait dû jouir d’une beauté diabolique en étant jeune, considéra le visiteur avec stupeur, puis elle se rassit lentement, sans le quitter des yeux.

- Qui t’a parlé de çà ?

- Léa, ma belle ! dit-il d’un ton de doux reproche. La taule question distractions c’est plutôt chiant, mais ça n’est pas un tombeau hermétique. Douai-Tournai, ça fait moins de cinquante bornes. O.K ?

- T’aurais fait quoi ? Grommela Charly.

- Je n’ai ni ordres ni conseils à te donner, mon vieux. Ce que j’aurais pu faire, ou ne pas faire importe peu. Ce qui est important, c’est ce que je vais faire.

- Je suis concerné ?

- Ça dépend uniquement de toi.

Charly le dévisagea longuement. Il exhala un interminable soupir de lassitude, puis abattit sur la table ses poings lourds comme des jambons.

- Tu as besoin de quoi ?

- Beaucoup trop de choses pour toi tout seul. A toi de voir ce que tu peux fournir. En premier lieu, des points de chute un peu partout mais, de préférence, pas chez des voyous. Des bagnoles inconnues des poulets comme des Italiens. Ou alors, des prêtes noms discrets pour en immatriculer. Du personnel tout pareil, des inconnus acceptant de planquer des heures entières pour surveiller les mouvements de troupe. Ce n’est pas au poker qu’on va jouer, c’est aux échecs.

ANVERS

Stout s’immobilisa un instant sur le palier intermédiaire qui culminait à deux mètres de hauteur. Les lèvres distendues en un sourire amusé, il contempla l’extravagante faune du « Caveau ».

Des marins en bordée et une foule de clodos, de paumés, de largués par la vie y côtoyaient des pûtes décrépites, trop vieilles pour trôner en vitrine, ou de santé trop fragiles pour arpenter les ruelles sordides du port sans manquer d’ameuter le bourgeois toujours prompt à la délation. Un groupe de hippies attardés, figés dans le temps, s’était approprié la petite salle du bout, à gauche, qu’il fallait traverser pour se rendre aux toilettes. Une prise à l’aller, une autre au retour, la nana tenaillée par une envie subite regagnait sa table en gloussant bêtement, l’esprit chamboulé par un mélange d’effluves lourdes et mielleuses. Cannabis et haschich de toutes provenance, Marie-Jeanne aussi, tout ce qui pouvait faire planer à la fumette s’y concentrait en un nuage dense, véritable melting-pot capable de décrisper en une bouffée tout l’état major néo-nazi européen. Quoi que pour ce qui était de ces derniers, les risques d’en croiser un vivant étaient quasi nuls.

Massée dans le fond droit de la salle, la petite et grande bourgeoisie de la ville et des environs s’encanaillait sans chichis. Elle reluquait à satiété les évolutions de cette subsistance de la Cour des Miracles qui, de son côté, la tenait dans la plus parfaite ignorance. Afin de bien séparer ces deux mondes, le propriétaire n’avait pas hésité à implanter la balustrade du cœur d’une église détruite lors d’un bombardement.

Les lustres qui éclairaient l’immense salle étaient constituées par la barre de gouvernail de géants des mers démantelés. A part ces quelques aménagements ajoutés à l’interminable comptoir en zinc, l’ancienne halle aux vins n’avait subi que très peu de modifications depuis son acquisition par Zag après guerre.

Sensiblement du même âge que Max, Viatcheslav était l’unique rejeton du régisseur du grand duc Anton, père d’Alexandre et de Maximilien. Le fidèle serviteur avait suivi le maître en exile en novembre I922, après la chute de Vladivostok. Comme le duc, soit par désœuvrement, soit pour l’occuper et avoir la paix, venait d’engrosser la duchesse pour la seconde fois, Dimitri s’était dépêché de mettre son épouse enceinte aussi afin d’offrir un compagnon de jeux aux « petits » ducs et une fontaine à lait de substitution pour soulager leur maîtresse. En fait de compagnon de jeu, ce fut d’un garde du corps dont il leur fit cadeau.

A quatorze ans Viatcheslav accusait un mètre quatre vingt huit sous la toise, et plus de cent trente cinq kilos sur la bascule du marchand de grain. La balance du pharmacien avait rendu l’âme sous la charge inusitée. A vingt ans, il avait gagné une quinzaine de centimètres, un demi quintal, et une poignée de médailles de guerre de diverses valeurs pour avoir estourbis quelques Allemands et une bonne charretée de Flamands nazifiants qui, selon l’appréciation personnelle d’Hitler, s’étaient montrés « si sympathiques et si confiants envers le Reich ». Trop au goût du jeune Russe dont le poing gigantesque abattu en massue sur un crâne, fut-il casqué, démontrait autant d’efficacité qu’une arme à feu sans en présenter les inconvénients sonores. Dirigé par l’habile Maximilien, le duo avait fait tourner la roue de l’histoire dans le sens de ses intérêts, causant de sérieux ravages dans les rangs des collabos trop vite enrichis à leur gré. Il avait amassé un joli pactole au détriment des profiteurs de guerre. Paradoxalement, ce furent leurs exploits guerriers qui séparèrent la route des deux compères.

Repéré par les services secrets alliés, Maximilien laissa la bride sur le cou à son âme aventurière et embarqua pour des expéditions lointaines. Sans pour autant négliger ses intérêts personnels, il va sans dire. Viatcheslav, en accord avec ses origines sociable plus modestes, avait acquit la halle aux vins dont les bombes Allemandes et alliées n’étaient parvenues à crever les voûtes quand il servit d’hôpital de secours. Dans le quartier du port totalement ravagé, il ouvrit sans en avoir conscience une espèce de commerce-refuge en voie d’acquérir une renommée mondiale ; le Caveau.

Au départ simple refuge des pauvres où de la soupe chaude était servie à tout heure du jour, puis cantine des ouvrier occupés à reconstruire la ville, le Caveau s’imposa au fil du temps comme point de chute officiel des matelots en goguette. Son existence plutôt confidentielle s’était trouvée brusquement dopée par la vague hippie qui lui colla le vent en poupe. Une espèce d’alter ego du fameux « Chez Popov », rue de la Huchette à Paris. Une étape incontournable pour les vagues hippies venues du nord. Et dans le sillage de ceux-ci, les incontournables bourgeois en quête d’exotisme ou en recherche de leur progéniture avide de liberté et de paradis artificiels.

Entre temps, Viatcheslav s’était déniché une moitié tout à fait digne de lui, Kaschméria, une Polonaise d’un mètre quatre vingt douze pour un poids dépassant allègrement les deux quintaux et demi, et au patronyme imprononçable. Comme les monstrueux tourtereaux attestaient d’une égale appétence pour les alcools les plus virulents, la clientèle observatrice et pragmatique les avait rebaptisés Zig et Zag.

Stout observait le maître des lieux occupé à aligner des chiffres sur un carnet poisseux. Zag bougeait peu. Il trônait l’essentiel du temps derrière son comptoir, assis sur un tabouret conçu spécialement à son intention dans de la cornière dont on fabrique les pylônes à haute tension. Zag comptait énormément, et le plus souvent pour rien. En cas d’erreur, il déchirait la page qu’il froissait avant de la jeter à la poubelle, oubliant les additions comptabilisées au recto de la feuille. Une particularité qui ne nuisait pas à la bonne marche du commerce. Chacun payait ce qu’il devait, et s’il n’en était pas capable, il se voyait astreint à quelques heures de service gracieux dans l’établissement.

Stout s’accouda en bout de comptoir, prés de la caisse, à sa place habituelle. Il jeta un regard distrait vers l’orchestre hétérogène qui s’installait laborieusement sur l’estrade dressée au pied de l’escalier de briques.

- Jos ! Une chopine de brune crémeuse pour mon ami ! Brama le Russe sans relever le nez de son carnet.

Stout plongea le pif dans la mousse odorante puis s’essuya le bas du visage d’un revers de main. Ici, pas de complexe, pas de chichis, personne ne jugeait personne. Lui même ne se sentait même plus flic. Ce qui valait mieux pour sa santé, soit dit en passant, alors que nul habitué n’ignorait sa fonction et que pas un seul ne se serait gêné pour se livrer devant lui à ses petits trafics ou pour déposer une arme derrière le comptoir. Ce lieu possédait les vertus d’un temple où l’ignorance de la fonction et l’absence d’antagonisme entre les classes étaient de rigueur. Rien de ce qui s’y passait ne devait transpirer à l’extérieur. Respectueux de cette règle, le gros pandore philosophe n’avait jamais eu à essuyer le moindre affront, même de la part de lascars qu’il avait appréhendés ou interrogés dans un passé récent.

Une jeune hippie au corps gracile et à la longue chevelure auburn frôla l’épaule droite de Stout. D’un seul coup d’œil il apprécia le boléro de velours bordeaux rehaussé de broderies et gonflé d’une poitrine superbe, dépourvue d’entraves, la robe de soie indienne qui tombait jusqu’au pieds nus, le profil délicat et pur. La jeune fille babilla quelques mots à l’oreille de Zag qui minauda, juste pour la forme en apparence. La main posée sur sa cuisse tendue en oblique vers le sol, il la laissa redresser son majeur. Elle roula sa robe d’un mouvement rapide, enfourcha la cuisse monumentale, puis imprima à ses hanches un mouvement de balancier au rythme régulier, indifférente à l’agitation de la salle.

Le gosier sec, Stout engloutit une sérieuse lampée de bière. Il avait l’impression que la température s’était d’un seul coup élevée de plusieurs degrés.

Le mouvement de va-et-vient perdit de son amplitude, marqua un temps d’arrêt puis, après un ultime coup de reins, le front de la jeune fille alla buter contre la poitrine de Zag. Après un petit temps de prostration, la silhouette fragile s’en fut farfouiller dans une armoire située derrière le comptoir, puis rejoignit ses amis dans la salle voisine, le pas aérien.

Zag considéra un instant le doigt luisant qu’il brandissait au dessus du comptoir. Il le huma avec ostentation, puis le plongea dans sa chope qu’il agita pour en faire remonter la mousse. Après s’être léché goulûment le majeur, il engloutit la pinte de bière en deux gorgées bruyantes.

- Si tu croyais m’écœurer, tu en es pour tes frais ! Lança Stout.

- Juste te rendre jaloux ! Tonna le Russe avec son accent rocailleux.

  • Pour un doigt ? Tu parles ! s’esclaffa le pandore.

- Eh ! Vieille baderne ! Encore faut-il savoir comment le mettre pour qu’elle s’envoie en l’air.

- Ah ouais ! Et combien ?

- Il me prend pour un micheton, ce con ! S’offusqua Zag. Je ne lui ai rien donné, môssieur. C’est elle qui m’a dit qu’elle venait de fumer et qu’elle avait envie.

Pas convaincu, Stout haussa les épaules pour marquer son désintérêt.

- Fais nous remettre une tisane. Je vais t’en apprendre une bien bonne !

- Quoi ? Que le certificat de fin d’études primaires sera obligatoire pour entrer dans la gendarmerie à partir de demain ?

- Enfoiré ! Lâcha Stout en rigolant. Il y a longtemps que tu as vu le Dauphin ?

- C’est sympa de se moquer des amis dans l’embarras ! Maugréa Zag, la mine assombrie.

- T’as tout faut ! Il a été libéré ce matin et je te parie à dix contre un qu’il a pris son repas de midi en Belgique.

Une succession de mimiques bizarres agita la face lunaire du Russe, reflet des pensées qui se télescopaient dans son esprit, sans doute. Puis, d’un seul coup, il asséna un formidable coup sur le comptoir avec la chope qu’il tenait toujours à la main. La anse resta enroulée autour des deux doigts qu’il avait glissés à l’intérieur tandis que le verre proprement dit montait en flèche vers le plafond dans le silence total qui s’était abattu dans les salles.

- Tous les mousses sur le pont ! Tournée générale du patron !

Un charivari extraordinaire succéda à l’annonce de Zag. Quelques habitués prirent d’assaut les pompes à bière pour satisfaire au plus vite les mains avides et les gosiers constamment assoiffés. Zag dévisageait Stout, ses prunelles sombres brillant d’un éclat malicieux.

- Tu crois qu’il va venir à Anvers ?

- Logiquement, oui. Ne serait-ce que pour rencontrer Aldo. Ça, ça me paraît inévitable.

- Et… ensuite ? S’enquit Zag.

- Difficile à dire. Pour Max, personne ne peut se prononcer. Rien n’accuse les Italiens. Mais il n’y a pas que ça. Il y a eu beaucoup de monde de bousculé. Et pas mal de flingués. Des braves gars, dans le sens où vous vous l’entendez. C’est pas à toi que je vais apprendre çà. Alors...

ZAVENTEM

Avec sa perruque noire trop enfoncée et les lunettes de soleil qui lui mangeaient la moitié du visage, Astrid était méconnaissable. Le manteau rouge vif bordé de cuir noir qui lui étranglait la taille attifait encore, deux heures plus tôt, le mannequin d’une vitrine de prêt à porter Bruxelloise.

Une voix d’hôtesse déformée par le haut parleur invita les passager en partance pour Palma à se présenter à leur porte d’embarquement.

Suzy tendit à sa voisine une enveloppe de papier kraft.

- Tu ne m’aimes pas et c’est réciproque. Mais permets moi de te donner un bon conseil ; suis les recommandations du Dauphin. Si les autres te choppent, ils te passent à la moulinette. C’est certain. Mais si tu t’avisais de joindre qui que ce soit par téléphone, je peux te certifier que les Italiens auraient été des anges de douceur comparés à ce que le Dauphin te réserve. Tu as de quoi tenir largement un mois sans avoir à tapiner. Tache de ne pas te faire repérer par des extravagances.

- Je t’emmerde, persifla l’exilée de force.

- Moi aussi, et tant qu’à faire, j’aurais préféré que ce soit en te balançant la gueule dans une fosse septique. Mais le Dauphin a des raisons que je préfère ignorer. En tout cas, s’il te prend l’envie de pisser en vol, la porte des chiottes est celle qui se trouve tout à l’avant, juste avant la cabine de pilotage. Avec sa grande poignée rouge dessus, tu ne peux pas la rater. N’hésite pas à tirer fort ! Quelqu’un à bord nous expliquera la suite, t’inquiètes. Parce que tu ne voyages pas seule, crevure. Tu croyais quoi ?

Astrid haussa nerveusement les épaules et s’éloigna vers la file d’embarquement, tête droite. Elle s’était promis de ne pas se retourner, mais elle ne parvînt pas à s’en empêcher. Silhouette immobile dans son manteau vert pomme, la tête entourée d’un foulard noir, Suzy ne la quittait pas des yeux. Et elle était certaine qu’elle resterait là plantée à l’épier jusqu’au décollage de l’avion. Elle tapa du pied avec irritation, puis se rappela brusquement qu’elle devait éviter toute manifestation susceptible d’attirer l’attention sur elle.

Tout compte fait, force était d’admettre qu’elle s’en tirait plutôt bien. Bien sur, une fois accepté aussi que cette partie de sa vie était irrémédiablement perdue pour elle. Elle avait rencardé ce salopard de Dauphin sur les habitudes de Marcel et celles de Marco. Elle lui avait décrit la maison de Kappelen inconnue du reste du gang et le passage secret qui la reliait à l’institut de beauté voisin. Piège et lieu de perdition pour les grandes bourgeoises de tout le royaume. Pour les jeunes filles qui défilaient là aussi, d’ailleurs. Elle s’attarda avec complaisance sur le complément d’éducation qu’elle leur apportait avant de les lâcher dans les pattes d’une clientèle mâle exigeante. Elle tirait une fierté certaine des cours qu’elle avait prodigué, comme du recours à ses bons services souhaité par Marco et organisé par Marcel. Les palmes académiques de la pute sacralisée, en quelque sorte.

Ce pourri de Dauphin avait tellement l’art de vous tirer les vers du nez qu’elle lui avait même balancé la fois où elle s’était retrouvés là-bas avec quatre petites auxquelles elle était sensée enseigner l’art de la fellation serrée. Un coup de téléphone intempestif ayant appelé Marcel en pleine séance, c’est Marco qui avait joué les superviseurs au pied levé. Enfin, au pied ; façon de parler, même s’il avait assurément pris le sien. En définitif ce salaud avait contraint les gamines à se brouter entre elles pendant qu’il lui explosait le passage des artistes avec la trompe de pachyderme qui lui tenait lieu de braquemart. Un beau doublé ! Non seulement cet enfoiré lui avait sérieusement fissuré le vase, mais il avait endoffé Marcel tout pareil par le biais des mêmes poussées. Ah ! L’amitié virile ! C’est beau de la glorifier entre affranchis. Bien sûr, elle avait conservé l’incident pour elle.

Tous comptes faits le Dauphin n’était pas si moche. Il aurait pu l’abandonner à son sort, celui de se voir débiter en carpaccio si un membre du gang avait deviné l’origine des fuites. Là, non seulement il la laissait prendre la poudre d’escampette, mais il lui offrait du fric et un hébergement chez des amis sûrs dans une île de rêve, « le temps que les problèmes soient réglés » avait-il précisé. A l’inventaire des problèmes à régler, elle devinait que le compte de Marcel devait occuper une place de choix. Le Dauphin voyait peut-être un peu gros. Pas du gâteau, le Marcel. Vif à défourailler, teigneux comme pas deux, et méfiant comme une bigote

avaricieuse. Mince ! C’était moche quand même, la vie. A vingt cinq piges, devoir tout abandonner pour recommencer ailleurs. Mais, après tout, ailleurs, il y avait des mâles. Et des mâles, plus souvent dirigés par la petite tête que par la grosse, ça casque. L’avantage principal de ce métier c’est que le fond de commerce vous suivait où que vous alliez. Alors ?

Une fois dans l’avion elle ôta son manteau avec des roulements d’épaules qui faillirent déclencher une vague d’énucléations spontanées chez les passagers de sexe masculin les plus proches. La confection de sa mini robe avait nécessité vraiment peu de tissu. Ce ne fut qu’en identifiant les signes avant coureurs d’une crise d’apoplexie chez le steward chargé de vérifier le bouclage des ceintures qu’elle se souvînt n’avoir, dans sa précipitation, enfilé ni bas ni culotte. Pauvre chou ! Les dragueurs fascinés par les cheveux clairs et désappointés de découvrir des systèmes pileux bien plus sombres que la chevelure de leur conquête sont monnaie courante. Mais plonger le nez à l’improviste vers le buisson ardant d’une rousse déguisée en brune avait de quoi secouer l’honnête mâle, il fallait bien l’avouer.

« Évite absolument de te faire repérer ! » lui avait seriné le Dauphin.

Elle tira sans conviction sur l’ourlet de sa jupe. Pour la première fois qu’elle prenait l’avion, une petite passe en plein vol... N’était-ce pas une double façon de s’envoyer en l’air ?

BRUXELLES

Fatigué de faire le pied de grue sur le palier alors qu’une musique démente faisait vibrer le panneau de la porte comme une peau de tambour, le Dauphin conserva le doigt pressé sur le bouton de la sonnette jusqu’à ce que quelqu’un daigne ouvrir le vantail. Le quelqu’un fut une quelqu’une. Du moins en avait-elle l’aspect si elle n’en avait plus l’esprit. Une vingtaine d’années, pas trop mal roulée à en juger par le châle qui la couvrait tant bien que mal, mais certainement dotée d’une haleine à faire défaillir un légionnaire avec ce qu’elle avait dû ingurgiter comme variétés de boissons alcoolisées.

- Y est trop tard, on a tout bu. Et vous êtes trop vieux, d’abord… bafouilla l’apparition.

- Ça tombe bien, parce que tu es trop beurrée pour pouvoir servir encore à quelque chose ou à quelqu’un… même à un vieux.

Elle l’observa un instant au travers des mèches châtain qui lui zébraient le visage. Le point d’appui qu’elle avait trouvé de l’épaule contre la porte échappa à son contrôle. Sa tête heurta le chambranle sans douceur.

- Ah bon ! Gloussa-t-elle d’une voix éteinte par la déconvenue.

- Charlène est là ?

- Vous êtes qui ? Un parent ?

- Et si j’étais son micheton ?

- Oh ! Fit-elle sur le même ton comique. Trop marrant ! Alors, entrez.

Elle s’effaça pour le laisser pénétrer dans l’étroit vestibule, referma la porte, et faillit s’étaler en accomplissant un pas. Il la rattrapa par la taille et détourna la tête pour échapper au coup d’haleine révulsant.

- On fait quoi ? Grasseya la fille.

- Certainement pas tirer un coup. Si je suis trop vieux pour pouvoir, toi t’es trop bourrée pour savoir.

- J’ai soif.

- C’est ça ! On va demander à Charlène si elle n’a pas un fond de Javel qui traîne quelque part puisque tu as déjà éclusé toute l’eau des cuvettes.

La personne en question devait posséder de bonnes antennes parce qu’elle se matérialisa sur le seuil du salon. Sa coupe garçonnière très particulière lui auréolait la tête comme un casque de petites plumes hérissées. Une moue espiègle et un sourire irrésistible surplombaient une plastique irréprochable. Il était d’autant plus facile d’en juger que la seule chose qu’elle portât était un verre vide.

- Tiens ! Ben en voilà une surprise ! Ils t’ont foutu dehors parce que tu ne payais pas ton loyer ?

- Tout juste ! C’est tellement con, que j’aurais même dû y penser plus tôt. Qu’est-ce que je fais de çà ?

- Ce que tu veux ! Elle est tellement défoncée qu’elle ne se rendrait compte de rien !

Privée de support, la fille s’affala au sol où elle se recroquevilla en position fœtale. Daniel franchit le pas qui le séparait de Charlène pour l’embrasser sur les joues.

- Tu ne risques pas d’emmerdes avec les parents ?

- Penses-tu ! Son père est un colonel Américain de l’OTAN qui écluse une bouteille et demi de scotch par jour. Et sa mère n’est intéressée que par les lignes de maquillage, les lignes de coke, et occasionnellement les pilotes de lignes parce qu’elle passe la moitié de sa vie à faire la navette au dessus de l’Atlantique.

- Ah ! fit Daniel. Je tombe en pleine partouze ?

- T’appelle çà une partouze, toi ? On grille juste quelques joints entre amis de fac. Mais si le sevrage te pèse, y a moyen. Viens ! Je vais te présenter.

Elle lui prit la main et l’introduisit sans plus de façon dans une pièce immense, à la fois chambre à coucher, salle à manger, salon et living. Quelques rares meubles de style résolument moderne, acier, plastique et verre se trouvaient répartis ça et là. Du mur extrême de la chambre jusqu’à la baie vitrée occupant la totalité du mur opposé, le sol était couvert d’une moquette à longs poils, d’un blanc immaculé, dans laquelle les pieds s’enfonçaient jusqu’aux chevilles.

- Tu devrais changer de jardinier ou l’obliger à passer la tondeuse plus souvent, plaisanta Daniel en quittant ses chaussures.

Charlène laissa échapper un éclat de rire frais, enfantin. Elle appuya la joue sur l’épaule de l’homme dans un élan de tendresse, l’espace d’une seconde, puis engloba la pièce d’un geste large.

- Voilà mes principaux amis.

Elle lui présenta tour à tour le fils d’un président de cour d’assise, celui d’un ministre, le rejeton d’un conseiller au ministère des finances, l’aîné d’un général de l’armée de l’air, et le benjamin d’un grossiste en viandes pour terminer. Elles les avait tous « essayés » mais aucun ne parvenant à prendre sur les autres une supériorité décisive au plumard, elle préférait les conserver comme amis. C’est du moins ce qu’elle lui affirma sans détour et sans égard pour leur fierté de mâle. Pour les filles, plus nombreuses, le niveau social n’avait rien à envier à celui des garçons. Rien que du beau linge… présentement éparpillé çà et là en petits tas sur la moquette. Entre les draps elles ne montaient pas beaucoup plus haut que les garçons dans son échelle des valeurs. Mais la découverte la plus cocasse fut celle de jumelles blondes à la limite de la défonce totale. Elles se dressèrent tant bien que mal à l’appel de leur nom, se tenant par une main levée à hauteur d’épaule en une pause qu’elles voulaient certainement gracieuse puis, jugeant avoir été suffisamment contemplée de face, elles accomplirent une révérence et pirouettèrent pour offrir leur coté pile.

  • Vous voyez, émirent-elles d’une même voix pâteuse. Des jumelles parfaites.

Pas sur que leur richissime géniteur aurait approuvé l’adjectif qualificatif. A huit ans les deux pestes s’étaient distinguées en pourchassant l’aide jardinier pour lui passer la queue au cirage. L’année suivante, ayant décrété qu’elles ne se rendraient pas à l’école sans être parvenues à infléchir la volonté de leur cerbère de nourrice, elles subtilisèrent une bouteille d’alcool à brûler dans la lingerie. Elles en déversèrent le contenu sur les sièges en cuir Conolly de la Rolls d’apparat, dont l’esthétique oscillait entre le camion poubelle d’émir du Golfe et du corbillard rupin, indispensable à l’étalage du standing paternel. Une fois l’allumette craquée, les charmantes enfants menacèrent de se jeter dans le brasier « comme les Cathares » si on les menaçait encore d’école quand elle n’en avaient pas envie. Les classes de neiges débutèrent cette année là au mois de Novembre pour les petites Van Get, à ce détail prés que la réquisition de tous les canons à neige des Alpes s’avéra indispensable pour rendre praticable leur piste de ski favorite.

A treize ans, elles se tondirent la tête et se peignirent des croix gammée sur le crâne jusqu’à ce que leurs parents consentent à les laisser partir seules en vacances ; « comme les putes à Chleus ». De quoi s’inquiéter sur l’influence néfaste des cours d’Histoire dispensés dans les instituts les plus huppés de la planète, mais ce fut l’année suivante, à Saint Tropez, qu’elles conquirent leurs galons de vraies ados jet-setteuses gâtées pourries. En moins d’une semaine les six cent mille francs du budget vacances furent dilapidés en fêtes pharaoniques qui en laissèrent baba Eddy Barclay en personne. Leur père leur ayant refusé une rallonge financière, les pétroleuses parvinrent tout bonnement à fourguer le yacht familial à un armateur Turc, équipage compris, grâce à une série de subterfuges qui laissa pantois tous les protagonistes involontaires de cette affaire. Tropéziens de souche comme estivants restèrent pliés en deux tout l’été au récit du « saint top de l’année ».

La cerise sur le gâteau, si l’on peut dire, fut quand même d’avoir offert à leur père, pour son cinquante cinquième anniversaire, devant un parterre de trois cent invités huppés, une gigantesque pâtisserie de laquelle jaillit une célèbre strip-teaseuse américaine, aussi réputée pour sa monumentale poitrine que pour la virulence des fellations qui laissaient sur son passage une pléiades de quinquagénaires fortunés épongés aux limites de la momification.

- Tu ne vas quand même pas faire ta jalouse, avaient argué les adorables enfants à leur mère. Tu ne serais même pas fichue de nous dire sans vérifier s’il porte à droite ou à gauche !

Daniel se laissa choir sur la moquette auprès de Charlène. Les jeunes gens dénudés reprirent leur occupation ; boire ou tirer sur leur joint selon les cas.

- Il y a longtemps que tu es sorti ?

- Ce matin.

- Ouais ! Les nénettes ! S’écria Charlène. Pour celles qui ne sont pas sevrées, il y a là une paire de burnes prêtes à exploser. Du deux ans de cave certifié !

- Arrête ton char, tu veux ! Gronda Daniel.

L’annonce avait quand même fait son effet, car les jumelles ravageuses s’amenèrent vers eux en se déplaçant à quatre pattes, les babines retroussées.

- Du calme, les gamines ! Je ne suis pas abonné aux sorties d’école, O.K ?... Charlène disait ça pour plaisanter.

Les jumelles se concertèrent du regard, chiquant l’étonnement.

- Il nous prend pour des gosses.

- J’en ai bien peur.

- On venge l’affront ?

- Ensemble ou séparément ?

- Calmez-vous, les calamités. Pour se faire dépuceler ma frangine a dû le braquer avec un fusil de chasse sous-marine. Et je n’ai pas d’arme ici, allégua Charlène.

Elles effectuèrent un demi tour, l’une vers la droite, l’autre vers la gauche, et, en marche arrière, elles vinrent lui tendre leur croupe sous le nez. Avec un synchronisme parfait, elles se mirent à décrire des cercles avec leur postérieur. Les éclats de rire cristallin de Charlène couvrirent ceux de la chaîne stéréo.

Le Dauphin laissa échapper un soupir exaspéré.

- Moi qui cherchait de la discrétion !

La cadette du catcheur se dressa sur les genoux et vînt superposer ses mains sur l’épaule droite du Dauphin. Elle y appuya ensuite le menton.

- Si tu me disais pourquoi tu es vraiment là ?

- Tu ne voudrais pas attendre qu’on soit seuls ?

- Hummm ! Entonna-t-elle sur un ton gourmand allant crescendo. C’est une proposition ?

- Tu ne peux pas arrêter de déconner cinq minutes, s’il te plaît ?

- Avec ce que je me suis respiré ce soir, ça me semble difficile, parole ! Mais je reste lucide, je te le promets.

- Je veux acheter une bagnole à ton nom.

Elle prit du recul pour l’examiner avec attention.

- Pour en faire quoi ?

- Pour éviter que l’on puisse me repérer d’après la carte grise. Mais ca n’est pas une obligation, précisa-t-il avec empressement.

- Hun ! Hun ! fit-elle. Je vois. Et je gagne quoi ?

- Ma considération et la voiture en prime dans quelques semaines. Si je ne l’ai pas écrasée entre temps.

- Ouais ! Rien de bien emballant, en somme. Et je risque quoi, exactement ?

- Dans le pire des cas, ta peau.

Elle redressa le buste, battit des mains comme une enfant ravie, puis lui ceignit le cou de ses deux bras pour lui plaquer sur la joue un long baiser mouillé.

- Je me doutais bien que tu n’aurais pas laissé passer pour tonton Gimini, pour Serge, pour Max, pour le plasticage contre le café du Vieux ! Mince ! J’en ai les tripes retournées. Ça me donne envie de faire la fête !

- Ah ! Tu faisais quoi, jusqu’à présent ?

- Avant que tu n’arrives ? On passait une soirée cool, c’est tout. Et encore, ce que tu vois c’est le comité restreint. Mais là, je me sens toute chose. Je vais noyer la moquette.

- Ouais ! Alors, commence par enfiler des fringues, allégua-t-il.

- Pourquoi ? Je pourrais te faire de l’effet même sans harpon ? Le provoqua-t-elle.

Qu’est-ce qu’on avait pu le bassiner avec cette histoire ! Il aurait bien voulu les y voir, tous, avec un ardillon pareil planté dans le cou et cette cinglée de Charlotte qui essayait de s’empaler à sec sur sa queue qu’elle tenait de la main gauche, alors que l’index de la seconde main restait crispé sur l’autre queue, celle de la détente du fusil. C’était un coup à forger des bataillons d’impuissants, une situation pareille !

ANVERS

L’horloge de bord de la Porsche 928 de Charly indiquait deux heures trente cinq quand le Dauphin stoppa le véhicule sur le place du marché aux poissons. Un rat monstrueux gambada sur les pavés humides en direction du fleuve, traînant sa queue pelée dans la lumière des phares. Le jeune homme avait préféré abandonner à Tournai la B.M.W aux plaques françaises trop repérable en pays flamand. A charge pour le catcheur d’aller la reconduire à l’officine de location de Lille le lendemain.

Seul un éclairage extérieur en forme de hublot signalait l’entrée du couloir menant à l’antre de Zag, le Caveau. Daniel se précipita vers lui en maintenant relevé le col de son blouson pour échapper aux piqûres cinglantes des gouttes de pluie glacées.

Dans le boyau noir qui empestait le vomi et l’urine, il souleva une bordée d’injures en plusieurs langues en butant contre un obstacle mou. Un marin qui avait dû pas mal bourlinguer, mais dont la carcasse avait été drossée sur les grès bleus du corridor par une tempête de comptoir. Il enjamba le corps étendu et se laissa diriger, en aveugle, par les plaintes d’agonie d’un accordéon martyrisé qui s’échappaient des profondeurs de la terre.

Le couloir se poursuivait au delà d’une ouverture qui, sur la gauche, débouchait brusquement sur une volée de marches en briques menant à un palier. Une aussière luisante de crasse avait été fixée au mur en guise de main courante. Son contact horripilant l’avait surtout transformé en H.L.M pour tous les virus et les bactéries au nom se terminant en « coque », directement importés des coins les plus reculés et les plus insalubres de la planète. Les utilisateurs occasionnels étaient ceux qui, trop avinés, ne parvenaient plus à gravir les deux volées de marches avec le seul secours de leurs jambes. Ce qui représentait quand même une quantité non négligeable de noctambules transformés en candidats au suicide par les brumes éthyliques.

Comme Stout quelques heures plus tôt, le Dauphin marqua une pose sur le palier afin de s’offrir un tour d’horizon des salles. Dominant le lustre accroché à la voûte du plafond par trois solides chaînes, séparé du sol par un nuage dense de fumées de cigares, de cigarettes et de bien d’autres herbacées combustibles plus ou moins identifiables mais toutes prohibées, il courait peu de risques d’être reconnu avant d’avoir repéré un danger potentiel. Même s’il voyait mal un ennemi de Zag pousser l’inconscience jusqu’à s’aventurer dans ce coupe gorge, la prudence pouvait fort bien se consommer sans modération.

Un hurlement strident suspendit soudain tous les bruits de la salle. Même l’accordéon ravala ses gémissements miséreux sur un ultime hoquet de confusion.

Un asiatique survolté avait retourné une table. Il jetait des cartes à jouer à la volée en vomissant un torrent d’injures. La plupart des joueurs avaient reflué à une distance prudente, sauf un colosse au type nordique prononcé qui semblait focaliser l’essentiel de la haine du Jaune. Le fils du soleil se ceignit le front d’un foulard blanc avec des gestes nerveux puis, de la main, invita le colosse à venir se mesurer avec lui. Le Nordique, bonasse, hochait négativement la tête. Son antagoniste décolla alors du sol puis, fusant à l’horizontal, lui porta un furieux coup de pied à la cage thoracique. Un craquement affreux provoqua la syncope instantanée de deux bourgeoises en mal de sensations fortes.

Avec une vitesse de réflexes étonnante pour une telle masse musculaire, peine le coup reçu, le Nordique avait saisi la cheville de l’Asiate au vol. Sans effort apparent, il se mit à faire tournoyer son agresseur au dessus de sa tête puis le lâcha lorsqu’il estima lui avoir insufflé un élan satisfaisant. Le projectile humain amorça une montée rectiligne jusqu’au lustre, contre lequel il ricocha, puis il poursuivit sa course en piqué vers le comptoir où il rebondit sans perte de vitesse. En voyant glisser vers lui le météore hurlant, un ivrogne souleva sa chope pour lui livrer passage avec une telle promptitude que les consommateurs les plus proches en restèrent béats d’admiration. Qui croirait encore que l’alcool tue le réflexe après une telle démonstration de rapidité dans le sauvetage ?

L’Asiate envoya valdinguer dans les airs une enfilade de verres vides en mal de plonge, un distributeur de cacahuètes qui ne demandait rien à personne, ainsi qu’un pochetron affalé sur le zinc. Il déboucha à l’autre extrémité du comptoir comme un obus de la bouche d’un canon. Sa trajectoire prit fin bille en tête entre les opulentes mamelles d’une donzelle frôlant la soixantaine, que deux marins égrillards tripotaient à qui mieux mieux. Tout l’édifice de chair bascula cul par dessus tête dans un craquement de mobilier brisé et de cris d’épouvante. Augmenté d’un élément surnuméraire, leur trio connut brusquement un instant de gloire en soulevant une déferlante de rires.

Planté derrière sa caisse, Zag noircissait son carnet de comptes avec frénésie, dans la lumière dansante du lustre qui n’en finissait plus de s’enrouler et de se dérouler sur ses chaînes. Le boîtier électrique de dérivation, vaincu par le tournis, signala sa démission avec un bruit de détonation et une projection d’étincelles jaunes. La partie centrale de l’immense sous sol fut plongée dans l’obscurité quasi totale. Des gloussements et des petits cris de femmes chatouillées ne tardèrent pas à s’élever.

Le Dauphin profita de l’incident pour gagner le comptoir.

- Alors ! Mammouth. On rackette le pauvre bougre ?

L’interpellé émit un grognement sympa d’ours dérangé en pleine hibernation. Il leva un coup d’œil fugace vers l’importun, reprit sa comptabilité, releva lentement la tête pour se persuader que le mirage entrevu était bien réalité, puis s’agita comme un volcan brutalement réveillé. Un clochard malencontreusement assoupi en bout de comptoir, la joue posée sur le poing, n’eut même pas le temps de se sentir balayé par un revers d’avant bras gros comme une cuisse de travailleur de force. Il contempla stupidement la scène d’effusions de la table sur laquelle il avait échoué sans parvenir à réaliser à quel prodige attribuer ce changement de décors. Deux mètres plus loin, de l’autre côté de l’allée menant aux sanitaires, Zag agitait comme un shaker l’inconnu vêtu de sombre qui étouffait entre ses bras. Il se laissa aller vers l’arrière, et tenta de se lover pour trouver une position plus conforme au repos. Une violente bourrade l’envoya rouler sur le dallage où il souleva un nuage de sciure.

- Le premier soir ! Le premier soir il est venu ! Çà c’est de la vraie amitié ! S’époumonait le colossal Russe, en laissant échapper des larmes si sincères qu’elles giclaient directement sur le verre épais de ses lunettes rondes, cerclées d’écaille.

Zag se torcha les lèvres de son poing monstrueux et embrassa son visiteur sur la bouche. Les côtes en capilotade, les poumons expurgés du moindre atome d’air, Daniel cru recevoir le coup de grâce. La rapidité de déshydratation de Viatcheslav lui sauva sans doute la vie. Le Russe le lâcha aussi subitement qu’il l’avait enlacé, se précipita tant bien que mal derrière le comptoir, et tira simultanément deux chopes de bières aux pompes les plus proches. Il en tendit une à Daniel et s’en tira une seconde tout en se déversant le contenu de la première au fond du gosier, histoire de s’humecter les cordes vocales pour écarter tout danger d’aphonie.

- Je savais que tu viendrais ! Attends ! Quand maman Zig va savoir çà, elle va nous préparer un festin impérial !

Une perspective qui glaça d’emblée les sangs du Dauphin. Le dernier Koulibiac qu’il avait daigné goûter l’avait laissé trois jours sur le flanc à supporter les affres de l’agonie. Zig cuisinait à merveille tant qu’elle ne se sentait pas obligée de « flatter le palais » d’un ami. « Pour améliorer », disait elle. Le militaire qui avait inventé la roulette russe sortait sûrement d’un déjeuner pris chez la mère de Kasmèria ; un de trop. Il arrivait que l’on tombât bien, en cas d’absence d’illumination culinaire de la cuisinière, qui s’en tenait alors à des plats traditionnels. Mais il était plutôt fréquent que l’on dégringolât au bas de la chaise, le gosier en feu ou les intestins brutalement atteints de torsions épouvantables. Tout bien compté, malgré les capacités d’absorption pantagruéliques du couple, il était beaucoup plus sage de devancer leur invitation en les traînant de force au restaurant si on avait le malheur d’appartenir à l’espèce des aventuriers que Zig croyait indestructibles.

Toujours à la recherche de son souffle, Daniel préféra ne pas épiloguer .Il leva sa chope pour trinquer et trempa les lèvres dans la mousse. Les débordements d’affection de Zag étaient presque aussi dangereux que les petits plats mitonnés avec amour par sa moitié pour un voyou ami.

- Alors, fils ! On va flanquer la fessée aux Ritals ?

- Je ne sais pas. C’est possible. Je dirais même probable, parce qu’Aldo chapeaute tout le monde, et qu’il sera tenu de réagir aussi. Mais on n’en est pas encore là.

- Tu vas avoir besoin d’aide…

Il s’agissait moins d’une question, ou d’une proposition, que la formulation d’un souhait trituré par la peur de ne pas se voir réaliser.

  • Il me faudrait une demi douzaine d’hommes présentables et sachant se servir d’un flingue.

Une bouffée de gratitude fit gonfler le pull à col roulé du Russe comme une enveloppe de montgolfière.

- Tout de suite ?

- Pas la peine de sortir tes bandes molletière et le casque lourd ! C’est juste pour les envoyer chez Gina, en prévision d’une expédition punitive.

- Pas de problème. J’ai ce qu’il te faut. Mais il faudra sûrement leur offrir un passage chez le coiffeur et chez un tailleur. Ou Gina va s’arracher les cheveux.

- Suzy s’occupera de ça lorsqu’ils seront sur place. Il faudrait qu’ils soient là bas dès demain matin.

Zag hocha sa tête en forme de sphère boursouflée en affichant un air grave. Pour lui, qui rongeait son frein depuis si longtemps, l’instant devait certainement être solennel. Enfin des mesures contre-offensives sérieuses !

- Mikhaïl ! Aboya-t-il de sa voix de stentor.

Le colosse Nordique qui venait de jouer les lance-fusées humaine s’amena vers le bar, l’air penaud, traînant par le col de son chandail l’Asiate inconscient dont les talons laissaient deux sillons dans la couche de sciure tapissant le sol.

Zag apostropha l’individu d’une voix sourde, volontairement enflée par la colère. Daniel ne put identifier la langue nordique aux accents gutturaux. Peu importait, d’ailleurs, Zag parlait plus d’une douzaine de langues différentes. Le colosse approuvait en opinant du bonnet. Lorsqu’il tenta de formuler une phrase, une grimace de douleur lui tordit les traits. Il se porta la main gauche au niveau du cœur.

- Il ira là bas aussi longtemps qu’il le faudra, dit Zag. Même au delà du remboursement de l’ardoise que son pôte et lui vienne de s’offrir.

- Eh ! Zag. En bon état, je ne dis pas, ton lutteur de foire devrait faire impression. Mais là, il a l’air plutôt mal en point.

- Ne t’inquiètes pas pour lui. Le Chinetoque va le soigner. Ils se foutent sur la gueule de temps en temps, mais ils ne peuvent pas faire l’un sans l’autre. D’ailleurs Ping-Pong s’était mis en cale sèche aussi quand Mikhaïl a été jeté au ballon.

- Il a un lourd casier ?

- Pas du tout ! il a été acquitté . Il faut dire qu’avec une dizaine de coups de couteaux dans le cuir, son avocat n’a pas eu trop de mal à faire admettre la légitime défense. Remarque, trois morts ca impressionnait quand même le jury. Mais comme il ne les as expédié par dessus bord d’un seul coup de poing chacun, difficile de parler d’acharnement. Alors, tu les prends ?

- Si tu es sur de toi…

Zag adressa quelques mots au géant blond sur un ton moins rude. L’homme acquiesça de la tête. Il s’en fut installer son partenaire sur une banquette avec des attentions de nourrice, rafla un caban posé sur le dossier d’une chaise, puis il gagna l’escalier de sortie sans se retourner.

- Aldebert ! Tonna le Russe.

Un personnage d’une maigreur effrayante surgit au côté du Dauphin. Des yeux en bouton de bottine tapis au fond d’orbites caverneuses, une peau pendante et striée de mille plis, presque pas de lèvres ; pas le genre d’individu qu’on arrêterait la nuit dans une ruelle sombre pour lui demander l’heure !

Zag procéda aux présentations et exposa le problème au nouveau venu qui répondit d’un unique hochement de tête affirmatif avant de prendre le large.

  • Ses associés sont forgés dans le même acier, dit Zag. Et, pour prévenir toute réflexion désagréable sur l’aspect de sa recrue, il ajouta ; ne te fie pas à son allure. A quinze mètres, il a coupé en deux un petit rat qui montait le long d’une colonnette de mon comptoir. D’un seul lancé de couteau. Un crack, je te dis ! En plus, ils ne laissent jamais traîner de viande froide derrière eux. Les hauts fourneaux. Plouf ! Comme un sucre dans le café. Des as, j’te dis !

Le Dauphin salua l’efficacité de la méthode d’un hochement de tête approbateur. Son regard fut attiré par l’arrivée d’un client qui s’amenait directement vers lui, la bouche étirée par un sourire moqueur. La trentaine bien sonnée, de taille moyenne, brun, avec une légère tendance à l’empâtement, le Futé était une figure charismatique du port, voire même de la région. Signe particulier ; affligé d’une bonne humeur constante. Il serra la main du Dauphin avec chaleur.

  • Alors ! Les Fransquillons ont fini par te virer ? Je suis vachement content de te voir, Dauphin. Les mecs capables de sonner l’Angélus en tortillant du baigneur, il n’y en a plus des masses. Tu dirais qu’une épidémie d’oreillons s’est abattue sur la Belgique. En privé, ils se plaignent d’étouffer à force d’avoir les boules. En fait, c’est leurs couilles qu’ils planquent le plus haut possible.

- Face à la mort, il n’y a pas beaucoup de héros Futé.

- D’accord ! Mais vivre avec le bénard constamment tombé sur les grolles, autant passer sa vie enfermé dans un chiotte.

- J’ai appris que tu avais refusé l’offre des Italiens ?

Le Futé afficha une grimace approbative. Tout le monde avait cru le Dauphin injoignable, tenu au plus grand secret. De son côté, il n’avait donné signe de vie à personne, mais sa police restait bien faite.

  • Je leur ai dit que si je m’associais avec eux, j’étais certain de perdre la quasi totalité de mes fournisseurs. Et quand eux-mêmes seraient dans l’embarras, je ne pourrais plus les dépanner. Faute de marchandise. Je crois que j’ai eu du bol de tomber sur le Français aux mains atrophiées, Marcel. Je lui avais fourni deux calibres supers, à sa mesure. Il a compris ce que je voulais dire. Sans moi, fini les pièces de rechange et les canons neufs.

Le Futé soutenait la réputation méritée de vendre ou de dénicher n’importe quoi. De vous fournir une paire de chaussures d’époque de la garde napoléonienne, ou de marier votre belle mère acariâtre à un émir vicieux, pourvu qu’il encaissât un bénéfice substantiel. Mu par une poussée de joie aussi subite qu’incontrôlable, il s’empara à nouveau de la main du Daniel qu’il serra entre les siennes.

  • Si tu avais besoin d’aide, Dauphin, je suis là. Pour n’importe quoi. Je sais que tu n’es pas dans le besoin, mais je ne veux même pas que tu me payes.

  • Tiens ! Que fais-tu de tes principes de neutralité ? Je crois encore t’entendre me disant ; « fini ! Jamais plus je ne bosserai avec quelqu’un ».

  • Je sais. Je ne vais pas te remercier encore une fois de m’avoir sauvé de la taule, mais je compte bien te démontrer qu’un bienfait n’est jamais perdu !

Zag les avait contemplé un moment en silence, puis il s’était remis à ses comptes. Daniel l’interpella.

- Hola ! Tavernier !… Même punition !

Le maître des lieux n’eut qu’à tourner légèrement la tête pour que son regard accroche celui de l’une de ses « ombres », des habitués qui quittaient rarement le Caveau. Il leva une main avec trois doigts érigés. L’ordre silencieux fut immédiatement capté.

Les trois hommes trinquèrent en heurtant leur chope de bière.

- Za vaché zdorovié. Et aussi à la santé de leur croque-mort à tous ! Émit sentencieusement Zag.

- A celle de ceux qui nous sont chers, dit Daniel pour tempérer les élans.

- Tu ne dis rien, Futé ? Tu as peur du sang, ou des coups de pétards ? Railla le Russe.

- Je me disais simplement que je n’aimerais pas être à la place du fossoyeur. Avec les fortes gelées prévues pour cet hiver, il va s’amuser !

- C’est ton pôte ? S’informa le Russe sur un ton plus sérieux.

- Où crois-tu que je vais dénicher les crânes et les os pour les étudiants en médecine, et tous les neurasthéniques passionnés par Hamlet ? Répliqua le Futé d’un air matois.

Le Dauphin et Zag échangèrent un regard perplexe. Par certains côtés, le Futé restait quand même un personnage très curieux.

- Des planques super discrètes, tu peux me trouver ça rapidement ? Demanda Daniel.

- La meilleure, de suite. Chez moi. Personne ne connaît.

- Tu y vis seul ?

- Il y a ma nana et sa copine. Deux tombes. Elles bossent la nuit, en boite, et pioncent la majeure partie du temps. Ton pieu, il faudra que tu le partages avec Patty par contre. Elle n’est ni belle, ni moche, ni causante, ni vraiment emmerdante, sauf quand elle se met à gueuler. Sous la douche, elle a tendance à se prendre pour la Callas. Si tu vois le genre ?

Le Dauphin voyait. Avec la nature de ses activités, le Futé ne s’offrait certainement pas le luxe d’accueillir deux pies bavardes sous son toit. Et une bonne planque doit toujours trouver un justificatif aux yeux des voisins curieux. Surtout en Belgique, où les dérapages de la pratique de l’îlotage avaient finis par constituer une gigantesque toile d’araignée à laquelle il était difficile d’échapper bien longtemps. Même pas la peine de se poser la question de savoir s’il serait vu. Pour le voisinage, il serait perçu comme le soupirant de la Patty en question. Rien de plus. La pudibonderie est tellement exacerbée au Plat pays qu’il suffit de laisser supposer une affaire de cul pour jouir d’une paix royale.

  • Au dessous, il y a ma mère. La ferme a été achetée à son nom de jeune fille. Mais là, je ne crois pas que tu y résisterais. Même ses chats se barrent à la moindre occasion. Elle n’arrête pas de les seriner parce qu’ils pissent partout, mais elle refuse de les laisser sortir. Comme elle perd la boule, elle ne sait plus quelle litière elle a changé, si bien que…

Il écarta les mains d’un air d’impuissance. Zag libéra doucement un souffle longtemps contenu, comme pour saluer un exploit.

  • Entre ta nana qui chante comme une débile, ta vieille qui perd la boule et toi qui bagoule comme une pipelette, il va faire la fortune du pharmacien du coin en tranquillisants, le Dauphin, railla-t-il.

Zag s’abîma dans un rire homérique, depuis longtemps devenu légendaire, dont les éclats caverneux résonnaient sous les voûtes comme une avalanche de pierre dans un couloir montagneux riche en échos.

- Une bagnole passe partout pour quelques heures, et un gars pour m’accompagner, tu as çà sous la main ? Demanda le Dauphin au Futé.

- Pour ?

- Pas flinguer. Je connais ton allergie au raisiné. Je dois balluchonner quelque chose.

- Pour lourd ?

- Mon ancienne piaule. Enfin, celle que je partageais avec Max.

- Ne cherche pas plus loin. En plus, ma bagnole est trop connue pour présenter encore un problème. Pour quand ?

- De suite.

- C’est parti !… Zag ! L’addition est pour moi ! Lança-t-il avant de prendre la direction de l’escalier.

Un bruit permanent de succion s’élevait des pneus en contact avec les pavés humides. Les deux occupants du véhicule se taisaient. Daniel indiquait les changements de direction de l’index gauche pointé sur le tableau de bord. A cette heure avancée de la nuit, et en cette période hivernale déjà rude, la circulation était quasi nulle. Alors qu’ils remontaient la rue de l’ancien domicile de Daniel, celui-ci se laissa couler brusquement de son siège vers le plancher.

- Continue comme ci de rien n’était. La Mercedes grise à gauche, la B.M.W blanche plus loin, à droite.

- Nom de Dieu ! Sacra le Futé. Dans le noir à cent mètres ! C’est des yeux que tu as, ou un radar ?… merde ! C’est vrai, en plus !… deux mecs dans la Merco… deux autres, non ! Trois dans la série 6. T’es voyant ou quoi ?

- La Merco est mal garée et elle se trouve à contre sens. Tu prendrais le risque de garer ta voiture comme ça pour la nuit dans une rue aussi passante, toi ?

- Euh ! Je ne pense pas.

Le Dauphin refit surface au bout de la rue.

- Prends deux fois à gauche.

- Vers l’école ?

- Juste en face. Le portail. Mais ne rentre pas la voiture. Tu iras la chercher le moment venu.

Le Futé effectua les manœuvres commandées. Il immobilisa sa Volvo break à une trentaine de mètres avant le portail, coupa les phares et attendit l’ordre du Dauphin pour agir de même avec le moteur. Les deux hommes relevèrent le col de leur manteau pour atténuer les morsures du vent de Nord.

Le porche de l’imposant immeuble avait perdu ses deux vantaux. D’énormes bornes en granit héritées du temps des fiacres garantissait toujours l’intégrité de ses pierres de taille les plus basses. Passé la voûte plein cintre, le couloir s’élargissait d’un mètre de part et d’autre.Deux marches donnaient accès aux banquettes qui couraient sur toute la largeur du bâtiment. Les portes de conception plus moderne avaient visiblement été percées plus tard, au moment où la maison de grande remise était devenue immeuble collectif.

Un sans abri dormait du côté droit du passage, sous un empilage de cartons.

Ils débouchèrent dans une vaste cour entièrement recouverte de gravillons gris. Des boxes pour voitures s’alignaient sur les trois autres côtés de la cour, adossés à de hauts murs sinistres comme ceux d’une prison. Côté cour, aucune fenêtre sur la quarantaine que comptait l’immeuble n’était éclairée. Le Futé suivait son compère qui traversa l’espace vide en diagonale, en direction de l’angle droit de la cour.

Parvenu devant la porte qu’il avait prise pour objectif, Daniel leva le bras et laissa courir ses doigts sur le profilé métallique qui tenait lieu de linteau. Il se baissa pour enfiler dans la serrure la clef ramenée au jour. Le mécanisme n’opposa qu’une faible résistance malgré le temps écoulé depuis sa dernière fermeture. Le panneau métallique ne s’éleva vers le plafond que quelques secondes, juste le temps de livrer passage au deux hommes.

Le Futé se trouvait en confiance avec le Dauphin, mais il perçut une angoisse sournoise lui titiller le fondement lorsqu’il sentit son compagnon s’éloigner, le laissant seul dans le noir absolu. La lumière brutale des néons lui blessa les yeux. Lorsque Michel Ziëgler, dit le Futé, rouvrit les paupières, il se crut le jouet d’une hallucination. S’étendant après l’angle du dernier boxe sur la droite, ainsi que sur plusieurs autres emplacements derrière lui, le garage abritait une Ford G.T 4O de couleur bleue, à l’avant gauche abîmé, mais la valeur n’en variait pas de beaucoup. Une Lamborghini Miura rouge, grise pour le bas de caisse, se trouvait encadrée par une Jensen Interceptor de couleur gris métallisé, et un cabriolet Jaguar type E, d’un vert Anglais à peine terni par la poussière .

- Putain ! Articula-t-il avec difficulté. Tu comptes ouvrir un musée ?

Le Dauphin lui répondit d’un sourire.

- Je peux ? Demanda Michel en désignant l’angle du local.

Au signe de tête approbateur de son partenaire, il foula le sol cimenté avec une certaine circonspection. Qu’allait-il découvrir ? Une Sylver Ghost des années 2O ? Il en fut pour ses frais. Cette portion de garage aux cloisons volatilisées ne recelait qu’une Lincoln Continental MK 4 rallongée et blindée, que Max avait gagnée au poker à un général du Shape en goguette chez Gina. Puis une A.C Cobra au look ramassé, préparée pour la course, avec des trompettes d’air chromées sortant du capot.

- C’est quoi, tout ça ?

- Des bagnoles. A moi, ou à Max. Peu importe. On fonctionnait toujours au coup de cœur.

- Les deux Ford de course, c’est toi qui a couru, ou Max ?

- Tous les deux. Lui pariait pour la supériorité de l’A.C, moi de la G.T. On s’en est offert une, et on s’est inscrit pour le Condroz. On n’a fini ni l’un ni l’autre. Du coup, on a réglé ça à Francorchamp, sur piste louée.

- Qui a gagné ?

- Ah ! Devine !… Allez ! On se magne, sinon on est encore là demain matin. Si une de ces bagnoles t’inspire on en reparlera.

Le Futé le regarda décrocher les patins à roulettes qui étaient suspendus sur le coté d’une armoire Flamande en chêne, énorme, adossée au mur de briques. Il les posa au sol, orientés vers le côté du meuble, puis s’arquebouta contre ce dernier.

- Viens glisser les patins dessous, magne !

Ce travail accompli, Daniel cala les roues des instruments avec une réglette de bois récupérée sur une étagère, puis il accomplit la même chose sur le côté gauche du meuble. Monté sur roulettes, le monument de chêne se laissa guider comme du vulgaire balsa pour la mise à jour d’une porte secrète, obturée du côté opposé par un panneau plein.

- J’ai le droit de savoir ? Chuchota le Futé.

- Derrière, c’est l’atelier et le laboratoire de Max. On sera dans la cour de notre immeuble. Comme on n’avait ni garage, ni d’issue de secours, on a trouvé ce moyen pratique pour remédier aux deux.

- Chapeau ! Dit le Futé, admiratif. Et qui a payé pendant... enfin, depuis que Max…

- Le notaire. Comme je suis le légataire universel, mais que je me trouvais en impossibilité de pourvoir, c’est lui qui a assuré l’intérim avec nos rentrées.

Tout en satisfaisant la curiosité du Futé, Daniel ne restait pas inactif. Il avait fait jouer les six loquets qui tenaient la plaque solidement arrimée au mur. Côté opposé, ils se manœuvraient en tournant les supports d’outils accrochés au panneau. Un procédé astucieux et quasi indétectable, sauf par démolition. Il éteignit les néons avant de quitter le garage.

La pièce carrelée jusqu’à un mètre de hauteur sur la totalité du pourtour sentait toujours l’huile et les vapeurs d’essence. Le discret pinceau lumineux d’une lampe crayon aida le Dauphin à résoudre le mystère. Le petit fils de la vieille dame qui occupait le rez-de-chaussée. Une teigne de première, le morveux ! Tout le contraire de la mamie à laquelle ils payaient en viager le rez-de-chaussée qu’elle occuperait jusqu’à sa mort. Les deux étages et le grenier étant devenus leur propriété lors du versement de l’apport rondelet effectué en espèces, et surtout en dessous de table. Pas folle, la mémé ! Aider la jeunesse, oui, mais pas au risque de se retrouver embaluchonnée dans un mouroir de troisième zone faute de ressources suffisantes.

Au hasard des déplacements du cône lumineux, le Futé découvrait des éviers, de gré et d’inox, un établi pourvu d’un solide étaux et d’autres plus petits, une invraisemblable collection de récipients étiquetés et rangés avec soin sur des étagères qui s’empilaient de la limite du carrelage jusqu’au plafond .

- Dis-moi, l’aristo, il était pas un petit peu alchimiste aussi, des fois ? Demanda Michel.

- En quelque sorte. Mais ne jacte pas trop. Il y a une mamie et un merdeux d’une vingtaine de piges au rez-de-chaussée.

Le Futé se le tînt pour dit. Tout au moins, le temps que le Dauphin intrigué par le mauvais fonctionnement du gros étau n’examine celui-ci de plus prés. Il passa le doigt sur le moyeu et examina sous le faisceau de la lampe le fruit scintillant de sa moisson, puis il se mit à désarticuler le lourd engin de forgeron avec rapidité, la torche entre les dents. Un bruit infime suspendit soudain ses gestes. Il balaya le sol du pinceau de sa lampe, l’immobilisant sur un objet jaune et brillant placé juste entre les pieds du Futé. Ce dernier le ramassa, puis se le porta entre les dents.

- C’est du jonc ! Chuchota le Futé.

- Je me doutais…

Profitant de l’éclairage, le voyou examina la particule de métal précieux de la grosseur d’un petit pois.

- On dirait le bout d’un orteil, murmura Michel, incrédule. Du 18 carats.

Le cerveau mis en ébullition par une tornade de questions et de réponses fusant tous azimuts, s’entrecroisant ou se confondant, le Dauphin observa un long moment de silence.

long.

- Si tu veux. Tu viens de servir de croque mort à un bouddha.

- Un bouddha ? Répéta le Futé, incrédule.

- La dernière farce de Max aux douaniers. En revenant de chez sa femme Cambodgienne, il a voulu dédouaner un bouddha en or, mais il avait pris la précaution de se faire balancer à la douane juste avant l’atterrissage, comme transportant une très importante quantité de rubis rachetés aux Khmers.

- Il avait fumé quoi chez les bonzes ?

- Ce qu’il a voulu. Mais en se précipitant sur lui, les douaniers ont négligé pas mal de personnes, j’imagine.

- Oh l’enfoiré !… mais le bouddha. Pourquoi l’avoir découpé après ?

- Ça ! Je suis curieux de le savoir… Allez ! On change d’endroit.

Il remarqua au passage la serrure neuve et l’angle inférieur du carreau cassé, sommairement colmaté par un autre débris de verre un peu plus grand. La température dans la cour était glaciale, la porte verrouillée de l’intérieur refusait le passage de la clef. Le Dauphin ôta son manteau qu’il confia à son compère en lui faisant signe de l’attendre. Sans hésiter, il se lança à l’escalade de la façade en se servant de la descente d’eau comme d’une corde. Sous le regard éberlué du Futé, il dépassa le balcon du premier étage, sans doute par crainte de donner l’éveil au rez-de-chaussée, mais aussi le garde corps de celui du deuxième. Voulait-il atteindre le toit ?

En fait, Daniel avait juste voulu dominer son point de chute faute de pouvoir se donner un élan suffisant pour franchir les deux mètres qui le séparaient de la terrasse. Son corps se détendit vers l’objectif a atteindre, se ramassa, puis fendit l’air l’espace d’une seconde. Ses doigts se refermèrent sur la main courante du garde-corps, et ses pieds trouvèrent d’emblée le rebord de pierre comme s’il avait répété mainte fois l’exercice.

Il humidifia sur les surfaces mouillées environnantes la page de journal sortie de sa poche, puis la colla sur la vitre de la porte fenêtre. Un coup de coude. Le claquement assourdi du bris de verre fut à peine perceptible, et moins encore la chute des morceaux sur la moquette, à l’intérieur.

La croisée ouverte, il traversa plusieurs pièces sans s’arrêter puis s’immobilisa devant la porte palière à double vantaux. Après avoir fait jouer le verrou, il tira doucement le panneau par crainte de briser trop bruyamment les scellées. Précaution inutile. Il y avait belle lurette que quelqu’un s’était chargé de l’opération à en juger par la poussière qui nappait les pastilles de cire. Fataliste, il descendit les degrés de l’escalier monumental avec des précautions de Sioux lancé sur le sentier de la guerre. Parvenu sur le plancher de vaches, il ouvrit la porte de la demeure à un Futé transi de froid. Pour endiguer toute manifestation inconsidérée, il se barrait les lèvres de son index dressé.

Ils prirent le chemin des étages sans avoir échangé un mot. Au premier, le pinceau de sa lampe lui révéla que les scellées de la porte de Max avaient aussi été forcées. Un escalier intérieur faisaient pourtant communiquer le premier au second, et le second aux chambres de bonnes, sous les combles.

Il ouvrit la porte et s’effaça pour laisser le Futé pénétrer dans le véritable capharnaüm qui commençait dès le seuil. Le voyou connaissait parfaitement, et pour cause, la véritable jubilation dévastatrice des flics lorsqu’ils procèdent chez un malfrat, avec l’appui de la légalité, à une violation de domicile rebaptisée « perquisition ». Mais là, même dans le pinceau chiche de la lampe crayon, il convenait de reconnaître que les flics s’étaient surpassés ! Ou alors, ils s’étaient livrés à un concours de saccage ! Même le porte manteaux gisait au sol, réduit en miettes. Les glaces arrachées des murs avaient été pilées avec un acharnement invraisemblable.

Le Dauphin ne s’attarda pas dans la contemplation du spectacle de désolation. Le Futé le suivit au travers d’une bibliothèque antichambre, qui fut sans aucun doute meublée et décorée avec un raffinement extrême, de même que la salle à manger qui se trouvaient présentement dans le même triste état que le vestibule. Pour le salon, le spectacle était encore pire. Les délicates bergères Louis XV et Régence gisaient au sol, éventrées et désarticulées comme les poupées d’une petite peste irascible. Même à la monumentale cheminée de marbre blanc provenant d’un château Cévenol que les vandales avaient tenté de s’attaquer ! Sans doute avaient-ils dû renoncer faute de moyens appropriés. Ils étaient néanmoins parvenus à en fissurer la tablette.

Le Dauphin examina un moment la cheminée à la lumière de sa lampe, puis il traversa la pièce en large pour fermer les doubles rideaux. Une lumière chiche jaillit d’une suspente de fortune, révélant un désastre propre à arracher le cœur d’un propriétaire amoureux de sa demeure. Le gigantesque lustre en cristal de Bohème gisait au sol, lui. Ses boules ciselées éclatées en mille fragments scintillants.

Le Futé vit le Dauphin s’agenouiller devant la cheminée. Au prix de savantes contorsions, il parvint à extraire une broche si solide qu’elle aurait pu supporter le poids d’un bœuf entier. Encore eut-il fallu pouvoir la remettre en place une fois parée de la viande. Cette tâche accomplie, l’homme saisit à pleine main la première crémaillère qu’il repoussa vers le haut, et à laquelle il imprima ensuite un quart de tour. Laissant redescendre l’objet, il le dévissa ensuite avec une facilité déconcertante pour une pièce en métal forgé d’un tel poids. Le Dauphin procéda de la même manière pour l’autre crémaillère tandis que le Futé, pas bête, perçait à jour le mystère d’une broche si grosse et si difficile à sortir de ses boucles tarabiscotées ; pour décourager le fouineur amateur, pardi !

La plaque de marbre renforcée sur le dessous par le treillis métallique d’un système de relèvement compliqué laissa le Futé muet de stupeur. La niche dégagée aurait largement pu accueillir deux individus de sa corpulence.

- Va voir à côté si tu ne trouves pas quelques valises. Et fais gaffe où tu poses les pieds ! Il y a du peuple en dessous.

Le Futé acquiesça en s’emparant de la lampe que Daniel lui tendait. La mise à sac de la chambre n’enviait rien à celle des autres pièces. Même les doublures de vêtements de prix et les rebords de pantalon avaient été éventrés. Les quelques bagages Hermès qu’il dénicha se trouvaient en piteux état. Un craquement sous ses semelles le fit tressaillir. Il écarta les pieds et découvrit le portrait d’une métisse Asiatique. Une beauté à couper le souffle. Il écarta les débris de verre par des revers de gant précautionneux. Sa découverte le laissa stupéfait. Il ne s’agissait pas d’une photographie, comme il l’avait d’abord cru, mais une peinture à l’huile sur bois. Instinctivement, il balaya la tapisserie du pinceau de sa lampe à la recherche de l’emplacement du tableau. Il découvrit un coffre fort mural éventré au chalumeau. Le tableau déposé sur les vestiges du lit, il rejoignit le Dauphin.

- Alors ? S’informa celui-ci.

- Il faudra sangler. Ils ont pulvérisé les serrures et découpé les coutures des lanières de cuir. Sans doute pour voir s’il n’y avait rien en dessous.

- O.K ! Commence à emballer, si tu veux bien.

- Autre chose. Le coffiot s’est fait rudoyer. A mon avis, du travail de sagouin.

Daniel suspendit son geste le temps de la réflexion, puis se remit au travail.

- J’irai jeter un coup d’œil, dit il un moment plus tard.

Agenouillé, le Futé entassait dans les valises de quoi donner la fièvre à des dizaines de flics et de douaniers. Armes de poings de tous calibres, de toutes marques, et leurs munitions en quantité. Même la gamme complète de P.M les plus compétitifs s’y trouvait réunie. De la mini-Uzi à la Scorpio, en passant par l’Ingram pourvu d’un silencieux. Quelques grenades de formes et de finalités diverses complétaient l’arsenal, dont le clou restait un calibre 30 de sniper sagement rangé dans son étui rigide, auprès de sa lunette évoquant carrément le téléobjectif d’astronome. Des bourses de cuir ou de velours dont le contenu se laissait deviner sans difficulté le firent transpirer. Il mourrait d’envie de les renverser pour contempler leur étincelant contenu, mais n’osa faire part de son désir au Dauphin qui sortait toujours du matériel de la cache géniale. A la maison, peut-être ?

Une mallette en cuir fauve recelait un assortiment de perruques et de moustaches postiches assorties, ainsi qu’une trousse de maquillage de professionnels du cinéma. Une cassette sans couvercle renfermait des fioles et des flacons étiquetés dans des langues qu’il ne comprenait pas. Des documents de toutes sortes, aux chemises cartonnées de couleurs vives, tamponnées en fortes lettres noires ; « secret » « top secret », « confidentiel », et autres sigles calligraphiés dans des idiomes trop exotiques pour être percés à jour par la somme de ses connaissances, s’entassaient sur le plancher . Alors, il empilait. Il empilait. Au risque de faire exploser les valises en les soulevant.

Vint ensuite une série de boites et de coffrets métalliques, mais là encore le Futé n’osa donner un tour aux clefs fichées dans les serrures malgré la curiosité qui lui expédiait des bataillons de fourmis dans le bout des doigts.

- C’est un camion de déménagement qu’il aurait fallu !

- On fera plusieurs voyages si nécessaire. Tout au moins jusque dans le garage.

Michel resta soudain en arrêt devant une paire de pistolets que le Dauphin venait d’extraire du fin fond de la cache. Deux exemplaires d’une facture rarissime sur le marché clandestin, car spécialement conçus pour les services secrets Américains.

- Mince ! Les frères jumeaux de ceux que j’ai pu dégotter pour Marcel, le Français aux mains mitées.

- T’as des relations, dis donc. Les Hi Standard, ça ne court pas les rues. La C.I.A a refilé ceux-là à Max quand il bossait pour eux en Amérique du Sud. Mais ils sont distribués au compte goutte. Comme çà, tiens ! Regarde…

Alors que Daniel récupérait l’un des deux Hi Standard pour se les placer à la ceinture, après vérification du magasin, le voyou anversois s’empara de l’instrument qui lui avait été tendu. A première vue, on aurait pu penser qu’il s’agissait d’une arme de poing au mufle très court, mais les divers accessoires qui reposaient aussi dans les alvéoles de la boîte au fond d’un bleu outre-mer rendaient cette hypothèse invraisemblable.

- Avec les ampoules de gaz, ça fait penser à un pistolet à air comprimé.

- Y a de ça. Key Universal Opener, ça s’appelle. Ou K.U.O, pour les initiés de la C.I.A. Avec cet engin, tu lutines n’importe quelle serrure en l’espace de quelques secondes. Même celles de coffiots ! Mais t’as intérêt à montrer patte blanche pour les avoir. Blanches de farine pour une drôle de cuisine, ou blanches comme le drapeau royaliste ou les robes du K.K.K. Au choix.

- Merde ! Moi qui me fais encore chier avec les trousses Italiennes !

- Le progrès, mon gars !

- Je vais voir le colon Américain qui m’a fourgué les calibres pour lui demander de m’en procurer.

- Prétends que tu bosses pour un groupe de presse ou un parti d’extrême droite, ça aidera beaucoup. Mais fais gaffe, ils exigeront des tuyaux en contre partie.

Une fois les valises fermées et cerclées à l’aide de draps déchirés en lanières, les deux hommes gagnèrent la chambre. Éclairé par la torche tenue par son complice, Daniel tira les tentures avant d’envoyer la lumière, puis il se rendit au coffre sans prêter attention au spectacle d’apocalypse environnant. Assurément, la découpe de la porte avait été pratiquée par un profane. Un pro ne serait pas allé jusqu’à une telle dégradation... à moins de vouloir faire croire au travail d’un novice.

Le Futé observa le manège du Dauphin qui, courbé, écartait du bout des doigts les divers fragments qui parsemaient la moquette. De ses recherches minutieuses, il ne ramena que deux clous de métal blanc, et une observation qui lui fit manœuvrer la porte du coffre. Des coulures de métal en fusion avaient laissé des traces de brûlure en oblique par rapport à la plinthe. Laissant de côté ses investigations, il enfonça les clous dans les trous minuscules percés dans le plafond du coffre, côté gauche. La paroi de droite pivota sur elle même pour découvrir une nouvelle cache. Quelques documents, des appareils photos de tailles variées, et des pellicules de film en quantité. Rien de bien exaltant aux yeux du Futé.

Le bruit sourd émit par la porte du coffre au moment où le Dauphin la refermait retint immédiatement son attention. Ses doigts coururent sur la tranche inférieure de la porte pour s’arrêter sur un ergot qu’ils essayèrent vainement de repousser.

- Un problème ? S’informa le Futé.

- La porte a été découpée en position ouverte. Pour laisser croire à un casse. Si la goupille d’étain qui retient la sécurité avait fondu pendant que la porte était fermée, elle le serait toujours. Ou il aurait fallu la désosser pour en extraire le goujon de sécurité anti-découpe.

- Ouais ! L’explication vaut son pesant de moutarde, mais ça ne nous dit pas le nom de ce fils de pute qui a foutu un bordel pareil.

Le Dauphin acquiesça d’un signe de tête, puis il reprit le chemin du salon en emportant les fruits de sa découverte. Il se mit ensuite en quête de toutes les ficelles et cordelières qu’il put dénicher aux deux étages.

Les bras tendus sous le balcon du premier, le Futé attendait l’arrivée de la valise que lui descendait son acolyte. Une fois celles-ci réunies à ses pieds, il les transporta jusqu’à la porte du garage. Là, il procéda au déchargement des deux plus grandes afin de les renvoyer au Dauphin.

Il déposait le solde de sa seconde moisson prés des autres valises lorsque la peur de sa vie faillit lui provoquer un arrêt cardiaque. La porte du garage avait basculé d’un seul coup et le faisceau lumineux d’un phare puissant l’aveuglait. Il leva instinctivement les bras.

- Tiens dons ! le Futé en plein baluchonnage ! Grasseya une voix pleine de moquerie. Heureusement qu’on est pas de la maison poulaga, t’étais fait en flag.

- Si tu arrêtais de m’éblouir avec ton projecteur de D.C.A, je pourrais peut-être te répondre, rétorqua Michel en tentant d’entrer dans le jeu de l’ironie.

Le faisceau de la lampe tomba sur le bric-à-brac amoncelé au sol. Rien de bien exaltant pour un cambrioleur ; des flacons, des boites, des dossiers… Puis il dérapa vers les profondeurs du garage, en marquant une halte prolongée sur chaque bijou mécanique qui s’y trouvait remisé. L’indiscret émit un sifflement admiratif.

- On dirait que tu as déniché un sacré filon, Futé. Et dans les valises, il y a quoi ?

- Qui tu es, d’abord ? Se rebiffa le malfrat.

- Ronny. Mais qu’est-ce que ça peut foutre, puisqu’on va appeler mes assoces pour effectuer les parts. On n’est que trois, note bien. Il te restera toujours 25 % du blot. Allez ! déballe tes sacs à malice . Et ne fais pas le mariole si tu ne veux pas t’en morfler une.

Le Futé gambergeait à toute vitesse. S’il ne le voyait pas revenir, Daniel arriverait d’une seconde à l’autre. Peut-être était-il intéressant de capter l’attention de l’individu en étalant le contenu des valise pour laisser le temps au Dauphin d’intervenir ? D’un autre côté, si l’hurluberlu découvrait le stock d’armes entassé dans deux des bagages, sa réaction deviendrait totalement imprévisible. Le nom de son antagoniste lui évoquait juste une gueule d’éphèbe plutôt veule, trop vite monté en graine, et qui s’imaginait pouvoir fonder une carrière dans le Milieu sur les quelques centimètres de supériorité physique dont il pouvait se prévaloir par rapport à la taille moyenne.

La puissante lampe lui blessa à nouveau le regard.

- Alors ! Tu les ouvres ces merdes, ou quoi ?

Le Futé s’accroupit avec lenteur, prisonnier du cône lumineux comme un artiste de music-hall sur une scène. Il s’était baissé d’une trentaine de centimètres quand un pouffement sourd faillit lui provoquer un arrêt cardiaque. Le faisceau de la lampe décrivit une arabesque et son propriétaire s’affaissa en tas juste devant les valises.

- Je commençais à me demander si tu sortirais un jour de ma ligne de mire, ironisa la voix du Dauphin depuis le fin fond des ténèbres.

- Putain ! Tu l’as flingué ? S’étrangla le Futé.

- Qu’est-ce tu crois qu’il avait en main, un vaporisateur chargé au gaz hilarant ?

Daniel referma prestement la porte basculante et alluma la lumière. Le voyou qui n’était pas un coutumier des morts violentes eut un haut le cœur en apercevant la face défoncée du malfrat qui gisait sur le ciment, tel un ballon crevé, aspiré de l’intérieur.

Rapide, le Dauphin dépouilla le cadavre du manteau qu’il enfila, puis il se coiffa de son chapeau mou. Une sensation désagréable lui fit se porter la main dans le cou avec vivacité. Il la ramena poissée d’un magma blanc tacheté de rose qu’il essuya sur le veston de la victime. Ébranlé par un haut le cœur, Michel n’eut que le temps de se retourner pour expurger trois bonnes pintes de bière en un jet dense. « Bénît soit-il ! » plaisanta Daniel.

Le Dauphin éteignit avant de sortir. Il traversa la cour d’un pas rapide. Sous le porche, il remarqua que le clochard avait dû changer de position car ses ronflements étaient beaucoup moins sonores. La berline Alpha se trouvait garée quelques mètres après l’arcade de pierres, sur la gauche, phares allumés et moteur tournant. La buée qui couvrait les vitres était si dense qu’il était impossible d’en déterminer le nombre de passagers.

Il ouvrit la portière arrière de la main gauche et propulsa sa main droite armée à l’intérieur de l’habitacle surchauffé. Sur le siège arrière, un Flamand au visage rond et rubicond s’esclaffait de la bonne blague que venait de lui sortir son collègue chauffeur, un jeune loup des Abruzzes au regard fiévreux et au cuir tanné par le soleil. Le premier reçut le projectile sous l’arête du maxillaire à bout touchant. Par l’effet de souffle, le dessus de son crâne chauve réduit en coulis de tomate gâcha irrémédiablement la couleur ivoire du plafond du véhicule. Le second eut le temps d’esquisser un geste de défense, mais la balle qui surgit du silencieux englobant la totalité du canon de l’arme lui perfora verticalement la chair de la sablière, entre clavicule et bord supérieur de l’omoplate, pour se propager en biais à travers le thorax avec une force destructrice inouïe pour un aussi petit calibre. Le projectile à fragmentation ne laissa sur son passage qu’un cône de hachis infâme. Mais aucun légiste n’aurait à mesurer l’étendue du désastre. Ainsi en avait décidé Daniel dés la seconde où il avait découvert le Futé en difficulté. Laisser ces hommes en vie aurait équivalu à signer l’arrêt de mort de son compère. Un carnage chez l’ennemi plutôt qu’un simple deuil dans son camp, telle était la comptabilité logique de toutes les fractions en guerre, de quelque obédience qu’elles fussent.

Il fit basculer le corps du chauffeur vers le siège passager et emprunta sa place au volant. Une

magistrale marche arrière amena la lourde berline jusqu’au garage. Le Futé attendait, tremblant de partout, pas encore remis de ses émotions.

- Aide-moi à le virer dans le coffre. Choppe le par les pieds. Magne !

Le Futé exécuta l’ordre à contre cœur. Curieusement, alors qu’il se souciait fort peu de sa propre mort, le contact des cadavres lui flanquait la nausée.

  • Charge ta Volvo et ferme la porte. Tu me ramèneras la clef. Rendez-vous chez le gros
    au plus vite. O.K ?

Le Futé hocha machinalement la tête. Il regardait le Dauphin sans plus vraiment le voir. Ou, tout au moins, plus avec les mêmes yeux. Bien entendu, le camp adverse ne faisait pas dans la dentelle. Les atrocités commises pour s’assurer le monopole de toutes les activités lucratives, même si on ne leur accordait qu’un coefficient de réalité de cinquante pour cent, suffisait à glacer de terreur les contestataires les plus entêtés. Mais voir un ami, ou une personne que l’on estime particulièrement devenir sous vos yeux un assassin, l’épreuve exigeait une solidité de nerfs qu’il doutait posséder à présent. D’autant que le fait d’avoir descendu trois hommes en l’espace de quelques secondes ne semblait pas vraiment avoir affecté l’allure décontractée de l’individu auquel il avait lié son sort devant témoin.

N’était-il pas allé trop vite en besogne ? Et les représailles, maintenant ? Si le prénom de Ronny n’avait évoqué aucun souvenir particulier dans sa mémoire, l’Alpha Roméo lui était par contre très connue. Il s’agissait du véhicule de Vito Sarerrossi, neveu d’Aldo et de Marco, frère d’Alessandra, une femme d’une quarantaine d’années, trop belle pour servir de modèle à une madone d’église tant son voisinage aurait mis au supplice les Saints mâles du lieu. Elle portait le deuil apparemment éternel de son père, Rénato, l’aîné de la famille Sarerrossi, et de son mari, Luigi, victime d’un effondrement minier deux mois après leur mariage.

Le coffre de la Volvo chargé, le Futé décolla le véhicule de stationnement avec trop de brutalité. Une giclée de gros gravillons crépita sur les portes des garages comme sur des peaux de tambour métallique. Alors qu’il s’engageait sous le porche, il dut stopper pour ne pas percuter le clochard hirsute qui mettait ses guenilles sans dessus dessous en se grattant furieusement. Le visage lui disait vaguement quelque chose, mais avec une telle barbe en broussaille et une chevelure si négligée…

- Qu’est-ce que c’est que ce raffut ! Râlait l’anthropoïde d’une voix de rogomme.

- Va te recoucher, monsieur le ministre. Le tambour major s’est trompé d’heure pour sonner le réveil.

- Ah bon ! fit le clodo, convaincu après quelques secondes de dérives intellectuelles en guise de réflexion. Eh ! Dis moi, beau prince, tu n’aurais pas un petit billet qui traîne dans une de tes poches ? Pour me payer le petit déjeuner demain…

Toujours perturbé par la scène de violence qu’il venait de vivre, le Futé se fouilla les poches et parvint à dénicher un billet de mille francs qu’une main preste et gluante comme une langue de caméléon happa comme par magie. Il referma en hâte sa vitre de portière pour échapper à la puanteur qui émanait des oripeaux du sans abri puis il reprit son chemin.

BORGHEROUT

Ordinairement, le Futé effectuait un passage de reconnaissance devant son domicile avant de rentrer chez lui. Cette nuit là, il parcourut plusieurs fois la totalité des petites rues séparant les quatre pâtés de maisons proches du Te Boelaerpark.

  • On visite, ou t’as l’intention d’acheter le quartier ? Ironisa le Dauphin. A force de tourner, tu vas nous faire repérer.
  • On rentre chez moi.
  • J’avais bien compris. Mais c’est comme tout. L’excès est l’ennemi de la raison.

Le Futé grommela une phrase indistincte et stoppa le break devant la haute grille métallique d’une ancienne fermette en grande partie rénovée. Il pénétra dans la cour en passant par une grille latérale, de la taille d’une porte ordinaire, qui séparait le corps d’habitation du pilastre gauche du portail. Daniel se glissa derrière le volant pour introduire le véhicule dans la cour pavée.

L’habitation en elle même ne semblait pas très grande. Elle longeait la rue sur une bonne dizaine de mètres. Les dépendances, par contre, occupaient les trois autres côtés de la cour.

Un escalier extérieur entièrement fermé par des tôles de plastique ondulées, translucides, desservait le premier étage.

  • C’est là-haut qu’on crèche, chuchota le Futé. On débarque ce que tu as besoin au pied de l’escalier et je rentre mon camion dans la grange. Demain on trouvera une planque pour le reste de tes bricoles. O.K ?

Le Dauphin acquiesça d’un signe de tête. Il procéda au déchargement, sélectionnant surtout des documents en vrac, plusieurs boites métalliques et attaché cases.

Dés le seuil franchit, le vestibule donnait à droite sur un petit débarras fermé par un rideau, puis sur la salle de bain. Au delà de celle ci, le couloir formait un angle qui desservait la chambre du propriétaire. Dans le même axe que la porte d’entrée, celle d’une grande pièce tenant à la fois de bureau et d’entrepôt fourre-tout. En bout de vestibule, une fois que l’on avait tourné à gauche, droit devant on entrait dans une vaste salle à manger toute en longueur. A gauche, une cuisine de style Américain dont la cloison coupée à mi hauteur supportait une table-comptoir. Quatre tabourets de bar se trouvaient devant. En travers, dans le prolongement de ces deux pièces, le salon pourvu d’une grande baie vitrée avec vue plongeante sur la grille d’entrée.

  • Le canapé est là bas. Tu ne seras as déçu, il est super confortable. Par contre, je n’en dirais pas autant de Patty. Elle ne prend son panard qu’en faisant des vocalises. Son père et ses frères l’auraient violée dans le temps, m’a raconté Nat, ma grosse. Je ne sais pas si c’est de là qu’elle tient sa glaciation, mais c’est vrai qu’elle est aussi portée sur le cul qu’un frigidaire. Enfin ! faudra que tu fasses avec. Bonne à nibe, c’te colombe. Même pour les pipes ! Elle a beau te serrer le cornet à deux mains, tu te fais tartir en te demandant quand est-ce que les boules vont fondre.
  • Tu te répètes. On dirait que ça t’a laissé un traumatisme aussi.
  • Pas vraiment. Mais elle aurait eut une bouillotte entre les cuisses, le ménage à trois m’aurait plut d’avantage.

Ils transférèrent les bagages de l’arrivant dans le salon, puis s’installèrent sur les tabourets de bar de la table de cuisine. La question des trois corps fut rapidement survolée. Les très obscurs amis de Zag se chargeaient d’agrémenter les prochaines coulées des hauts fourneaux d’un apport comburant devenu très banal dans la région. L’Alpha Roméo finirait sûrement réduite à l’état de cube compressé avant de suivre le même chemin que son propriétaire. De ce côté, plus de problèmes. Les deux compères établirent le programme pour le lendemain tout en sirotant un whisky. Moins d’une heure plus tard, un bruit de moteur de petite cylindrée monta de la cour.

  • C’est la Mini de Nathalie. Si elle n’entend pas gueuler le moteur, elle a l’impression qu’elle est en panne. Il lui faut un embrayage tous les dix mille kilomètres.

Le Dauphin hocha la tête d’un air compatissant. Des talons hauts crépitèrent sur les marches d’escalier métalliques, puis deux têtes féminines hirsutes surgirent du couloir.

  • Bouh ! quel vent glacé ! lança la superbe brunette au type Latin prononcé.

Nathalie avait une peau de velours couleur vieil or, parsemée de quelques grains de beauté réellement affolants, d’immenses yeux noirs qui semblaient en constante ébullition, et d’une dentition superbe, largement découverte par une bouche pulpeuse, taillée pour le sourire . Sa chevelure ondulée comme celle d’une Gitane cascadait jusqu’à ses épaules graciles. Une très belle jeune femme, et qui devait le savoir.

En retrait, les yeux baissés, Patty ne soufflait mot. Elle se contenta de tendre la main comme venait de le faire son amie, et d’effectuer un semblant de courbette pour saluer le visiteur.

  • Tu vas avoir de la compagnie, Pat. Mon ami va passer quelques jours chez nous. Tu vas devoir lui offrir l’hospitalité, dit le Futé.

C’est à peine si la jeune femme blonde marqua un temps d’arrêt. Elle approuva d’un discret signe de tête, et rejoignit Nathalie dans la cuisine. Daniel enregistra d’un coup d’œil le type slave, le creux des joues accentué par l’ombre d’une chevelure filasse, trop longue, le regard azuréen, la silhouette trop maigre et, par dessus tout, cet air craintif de chien battu si caractéristique des êtres qui ont dû beaucoup lutter pour survivre. L’allure de la jeune femme cadrait bien avec le peu de choses qu’il savait d’elle ; un être précocement mûri par l’existence, marqué à jamais par la violence des autres. Il feignit ne pas s’apercevoir des œillades qu’elle coulait vers lui à la dérobée, dès qu’elle pensait ne pas être surprise.

En deux temps trois mouvements Nathalie eut préparé un succulent plat de poissons qui rappela quelques souvenirs au visiteur.

- Tu es Portugaise, dit-il à la maîtresse de maison.

Nathalie le fixa un instant, tourna la tête vers Michel qui nia en secouant la sienne, puis revint vers l’invité.

- En général, c’est Espagnole, Arabe ou Sud Américaine. Je te rappelle quelqu’un ?

- Pas du tout. Mais ton plat, oui.

- J’aurais pu trouver la recette n’importe où.

- Trouver la recette, peut-être. La réussir ainsi, c’est moins évident.

La jeune femme accepta l’hommage avec un plaisir évident. Le coup de pied qu’elle donna sous la table à son amant n’échappa pas au Dauphin qui en déduisit que le Futé devait être plus radin en compliments matrimoniaux qu’en tournées de bistrot.

- Et vous, vous êtes quoi ? Demanda-t-elle.

- Il est dans les affaires… Incognito, rétorqua rapidement le Futé.

- Ah ! Ça élargit beaucoup les sujets de conversation. Et vous vous prénommez comment ?

- Georges, répondit le Futé.

- Daniel, rectifia l’intéressé. Et tu peux me tutoyer, puisque je le fais pour toi. Par contre, pour l’incognito, Michel a raison. Je ne suis là pour personne. Je n’existe pas.

Le Dauphin passa par la salle de bain pendant que les femmes effectuaient la vaisselle. Aidé du Futé, il déplia ensuite le canapé, se glissa entre les draps et, assis, se mit à inventorier le contenu de l’attaché case préféré de Max ; une valisette en box de chez Hermès, aux coutures apparentes et aux arêtes recouvertes de protections en métal doré. Le cadeau de sa fille pour son cinquantième anniversaire, pour la célébration duquel elle avait effectué le voyage depuis sa Thaïlande natale. Le vieux forban en avait été tellement ému que cet objet devint le cadeau de prédilection destiné aux personnes qu’il estimait le plus. Les plus choyés avaient l’avantage d’en posséder deux, voire trois exemplaires, car Max n’avait pas la mémoire de ses élans de générosité.

L’attaché case recelait surtout des objets personnels du défunt aristocrate. Des papiers officiels le concernant ou concernant Aurore, des titres de propriété divers, des documents jaunis, rédigés en alphabet cyrillique, des photographies de famille, et aussi un cliché désuet représentant le père de Max tenu par l’épaule par le tsar Nicolas II lors d’une partie de chasse à l’ours, la dépouille de l’énorme bestiole gisant à leurs pieds.

L’arrivée de Patty revêtue d’un long tee shirt blanc ne troubla pas ses investigations. Il poursuivit la lecture d’un document notarial récent, qui concernait un complexe anversois regroupant plusieurs salles de cinéma, des salles de jeux ainsi qu’un restaurant et deux bars. Quoi que d’un poids très modeste, la jeune fille déséquilibra la valisette en s’installant dans le lit. Une partie du contenu se renversa sur la couverture.

- Oh ! pardon ! je suis désolée, dit-elle.

- Il n’y a pas de quoi, répondit Daniel en n’accordant qu’une attention distraite aux objets éparpillés.

Elle replaça les quelques bijoux et stylos de prix dans l’attaché-case, mais conserva un moment un objet dont la beauté la fascinait totalement ; une montre Suisse en platine entièrement sertie de diamants qui devait valoir une véritable fortune . « Plus d’argent que je n’en posséderai sûrement dans ma vie en une seule fois » se dit-elle sans amertume.

- Quelle merveille ! Je peux ? Demanda-t-elle, le pouce et l’index serrés sur le remontoir.

- Si ça te fait vraiment plaisir, répondit Daniel d’un ton distrait.

Patty remonta le mécanisme. Elle plaça le bracelet autour de son poignet sans oser en agrafer le fermoir, puis s’amusa à faire chatoyer les pierres à la lumière du plafonnier. Une véritable féerie de reflets multicolores rien que pour ses yeux. Elle posa l’oreille sur le cadran et, le souffle suspendu, écouta religieusement le bruit discret du mécanisme.

Daniel reposa le document étudié sous les autres, puis s’empara de celui qui se trouvait au dessus de la pile. Du coin de l’œil il observa sa voisine de lit. Une enfant. Une enfant totalement éblouie par quelques éclats de pierreries. Une chance qu’elle soit tombée sur celle-là, si elle fonctionne encore, pensa-t-il. Il revoyait la comtesse Italienne la jeter au visage de Max au Jimmy’s, à Monte Carlo, quand l’explosive Romaine avait surpris le fringant quinquagénaire, la main plongée sous la mini robe d’une starlette qui, visiblement, n’était pas sensibilisée au port des sous vêtements. Comme le Russe attachait autant d’importance à la comtesse qu’à la montre raflée la semaine précédente au poker à un Texan, il renvoya la première à son cher mari et glissa la seconde dans la poche de son smoking, où il l’oublia dès que ce dernier retrouva sa housse dans la garde robe.

Patty replaça la montre dans l’attaché-case avec plus de précaution que nécessaire et se glissa sous les draps jusqu’au cou. Son regard tomba sur le léger bourrelet de graisse qui se formait autour de la taille de son voisin de lit. Elle eut été bien en peine d’en expliquer le pourquoi, mais cette découverte insolite fit naître en elle un sentiment rassurant. Elle n’était pas stupide. Pour que le Futé ramenât un invité à domicile, il fallait que ce soit déjà un sacré gabarit dans le monde du banditisme. Que les deux compères aillent jusqu’à taire son identité laissait présumer un très lourd secret. Même vivant au contact journalier d’une faune interlope, le charme des grands fauves ne la propulsait pas, comme beaucoup de ses consœurs, au bord de la pâmoison. Si vraiment elle était amenée à devoir les subir, il en allait d’eux comme des autres clients occasionnels ; le plus rapidement était le mieux.

- La lumière t’ennuie ? Demanda Daniel.

- Euh ! Non… pourquoi ? Bafouilla-t-elle, troublée dans ses pensées.

Il rangea le nouveau document étudié sous le précédent et remarqua la montre.

- Tu ne la prends pas, pour finir ? Elle ne te plaît pas ?

- Quoi donc ?

- La montre, pardi ! Tu ne la voulais pas tout à l’heure ?

La jeune fille vira à l’écarlate. Comment avait-il pu penser une chose pareille ?

- Je voulais juste la remonter.

- Ah !… j’avais cru comprendre qu’elle te plaisait. Enfin, que tu la voulais…

Il posa la valise au pied du lit et éteignit le lampadaire halogène, laissant Patty nager en pleine confusion. Au bout d’un moment, elle n’y tînt plus. Elle se hissa sur un coude et chercha son regard dans la pénombre.

- La montre... vous voulez dire que vous me l’auriez donnée ?

- Je te l’ai donnée, puisque j’ai cru que tu la voulais.

- Mais… c’est une vraie ? Je veux dire, la marque… les pierres… ?

- On ne saurait faire plus vrai. Ou alors, les rois du pétrole Américains sont encore plus enfoirés qu’on ne le décrit dans certains télé-films.

Un ange passa, prenant tout son temps.

- Vous savez, si vous ne prenez pas l’initiative, je ne ferai rien…

- Qu’est-ce que tu veux faire, Pat ? Tu ne m’es obligée en rien.

- Je ne vous plais pas ?

- Je t’ai dit quelque chose de semblable ? Non ! Simplement, j’estime n’avoir pas à me jeter sur toi si tu n’en n’as pas envie.

- Qu’est-ce qui vous fais croire que je n’en n’ai pas envie ?

- Je le sais.

- Et si je prétendais le contraire ?

- Je vérifierai.

- Et si j’avais envie d’avoir envie ?

- Tu aurais remporté une grande victoire sur toi même et une plus grande encore sur les empaffés qui ont balafré ta vie.

Elle se tut, la gorge nouée. Le Futé avait dû lui dire, bien sûr. Quel con ! Comme s’il n’avait pas pu la boucler. CA n’était pas si souvent qu’elle se retrouvait entre les mêmes draps qu’un mec qui lui plaisait. En tout cas, pour ce qui était du désir il avait raison. Jamais elle n’en avait éprouvé. Pas plus que du plaisir, forcément. Par contre, elle appréciait cette chaude intimité, et la fragilité qu’elle trouvait chez les hommes assouvis, quand l’envie lui prenait de de leur donner du bon temps, de la materner. Mais la plupart, il est vrai… Un frisson lui agita les épaules.

- Tu as froid ?

- Un peu.

- Tourne toi.

Eh bien voilà ! pensa-t-elle. Il y vient. Ils y viennent toujours, avec plus ou moins de chichis, de manières, de cadeaux. Celui-là devait être un grand timide de la quéquette malgré ses allures de fauve sur le sentier de la guerre. Elle lui offrit le dos et cambra même ostensiblement la croupe, mais la main bienfaisante ne s’aventura guère plus bas que sa taille. Une sensation de plénitude succéda à celle de bien être. Les muscles tout à fait détendus, elle bascula dans le sommeil sans même en avoir conscience. Un sommeil peuplé de montres et de pierres précieuses transportées à la brouette par de gentils eunuques non étreints par l’obsession de lui écarter les cuisses de gré ou de force.

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