Deuxième jour

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ANVERS

 Le téléphone sonnait avec insistance dans la partie privée du fief des Sarrerossi ; un des plus beaux restaurants Italiens d’Anvers, voire même de Belgique. La course à la première place aurait été vaine ; les restaurants de la même catégorie appartenaient tous à la famille. Ce fut Alessandra qui traversa la cuisine pour aller décrocher.

- Pronto ?… Laura ! Buongiorno ! Che cè ?… Vito ? Si, hier soir. Il est reparti vers les minuit, peut-être une heure. Mais peut-être il est repassé après que je sois montée me coucher… d’accord ! Tiens nous au courant… J’avertis Aldo dès qu’il sort de la salle de bain. Ciao !

 A l’approche de la quarantaine, Alessandra paraissait largement dix ans de moins. Encore eut-il été difficile de lui attribuer un âge précis tant sa beauté était saisissante. Les années n’avaient altéré ni la régularité de ses traits, ni la pureté luminescente de sa peau. Plutôt que la vieillir, on eut dit que le temps qui s’écoulait ennoblissait sa personne. Avec ses pommettes saillantes et haut perchées, son visage aux courbes harmonieuses, son regard d’un bleu translucide de lagon, et ses cheveux d’un auburn clair, elle inspirait un sentiment de sérénité protectrice. Sauf aux mâles en quête d’aventure. L’opulence de ses formes faisait bouillir leur esprit d’une toute autre forme de sentiments. Hélas pour eux ! Elle semblait liée par un vœux de fidélité éternelle à la mémoire de son mari. A sa demande, en chef de famille qu’il était, Aldo accueillait les propositions matrimoniales avec une telle froideur que les prétendants se raréfiaient.

 Elle se porta la main au menton, perplexe, et se caressa du bout de l’index le grain de beauté qui l’ornait, tel une pierre précieuse au pouvoir fascinant. Dans quel lit cet obsédé de la queue avait-il bien pu s’endormir au point d’oublier que son fils n’acceptait de se rendre à l’école qu’accompagnée de lui ? Santa Madone ! Entre ses bras et ceux de Marco, la moitié des femmes de la région avaient dû sacrifier leur vertu. Mais ils étaient si beaux ! Elle hocha la tête, les lèvres étirées sur un merveilleux sourire d’attendrissement. Lorsqu’elles ne sont pas concernées directement par l’indélicatesse du volage, les femmes en général, les Latines en particulier, ont tendance à beaucoup pardonner aux démonstrations de virilité des mâles de la tribu.

KAPPELEN

 Marco avait choisi une ville à mi distance entre la frontière Hollandaise et Anvers pour y élire domicile. En fait, le choix s’était surtout imposé à lui lorsqu’il avait racheté le salon de massage contigu dont la côte montait en flèche au sein de la population féminine huppée du royaume. C’est Carlier qui l’avait mis sur le coup en lui vantant les exploits d’un génial organisateur de partouzes tombé sous la férule du S.A.C, et accessoirement des S.R Français, à une époque où il était intéressant d’avoir un maximum de moyens de pression sur ce que le pays comptait de décideurs et de payeurs. Pour faciliter l’organisation à vitesse record de gigantesques manifestations de soutien, par exemple. Des défilés présentés ensuite comme « spontanés » à un électorat une fois pour toutes assimilé à un troupeau de bovidés. Ceux qui connaissaient le véritable dénominateur commun de ces surprenantes effervescences n’avaient aucun intérêt à en voir étaler les détails sur la place publique. Tant du côté des maîtres chanteurs que de celui des victimes.

 Une idée géniale, que Carlier avait eu là. Les trop nantis pour être corrompus par le tintement des écus se retrouvaient exposés par les errements fessiers de leur légitime… quand il ne s’agissait pas des leurs, car l’ascenseur pour le septième ciel ne fonctionnait pas que dans le sens vertical. Une fois les femmes prises au piège de leurs sens, il devenait d’une facilité déconcertante de les utiliser pour circonvenir l’un de ces fiers bourgeois inaccessibles, hyper méfiant envers les inconnus, ne sacrifiant au culte d’Éros que dans les cercles restreint et dorés de la jet set. Comment résister aux charmes d’une beauté de la même caste sociale que la sienne, connue et souvent côtoyée dans les sauteries huppées, alors que le plaisir de la banale pénétration d’une femelle se trouvait renforcée par l’ineffable sensation de sodomiser un rival ?

Une porte secrète assurait la liaison entre le débarras du premier étage de la demeure de Marco avec le bureau directorial du salon de massage dirigé par l’épouse très B.C.B.G d’un homme politique. Un politicard passé au second plan, peut-être, mais dépourvu du moindre scrupule et toujours bien placé pour écumer les réunions officielles.

 La femme avait d’abord commencé à officier sous la menace, ou plus précisément, sous le coup d’un chantage... jusqu’à ce qu’elle prenne conscience du fond de perversité qui l’animait, et qu’avaient parfaitement décelé en elle les maquignons de la gente féminine. Depuis, son zèle et son dévouement pour Marco ne connaissait plus de limite. Par plaisir d’avilissement, sans doute, mais aussi pour la mettre à l’épreuve, il était allé jusqu’à la livrer à son doberman et, avec un frisson d’horreur mêlé de gratitude, elle s’était entendu en redemander. La seule épreuve qu’elle avait détesté fut celle du Bossu. Une espèce de géant difforme, monté comme un étalon, qui lui avait valu une visite tous les deux jours chez son gynéco pendant trois semaines, histoire de réparer les dégâts occasionnés. Et encore Marco avait-il arrêté le monstre en plein élan à cause de ses hurlements de douleur ! Menacée de lui servir de jouet pendant un mois à la moindre bévue, Alice filait droit.

 Sarrerossi sortit sur le seuil de sa maison, une gamelle en plastique dans chaque main. Il les déposa devant le couple de doberman assis, immobile, les yeux fixés sur lui.

  • Allez ! dit-il.

 Les deux chiens se jetèrent sur leur pitance en émettant des grognements de satisfaction. Marco se frictionna les avants bras, faisant crisser la laine Shetland de son col roulé couleur bronze. Le ciel plombé annonçait de la neige. Son regard erra sur la pelouse figée par le givre, sur le début des travaux du garage qu’il voulait intégrer à sa demeure, mais commencé trop tard dans l’année à cause de ces enfoirés de l’urbanisme qu’il fallait graisser et regraisser sans cesse.

 Ces salopards ! Plus ils étaient bas dans la hiérarchie, et plus ils faisaient de chichis pour se laisser corrompre.

 Bien sur, rares étaient ceux qui connaissaient l’existence de cette planque acquise sous couvert de l’institut voisin. Mais, même au summum de sa fatuité, le benjamin des Sarrerossi savait qu’il n’existait aucune garantie d’invulnérabilité. Pour personne. Pour rejoindre les boxes où dormaient ses trois Ferrari, un trajet périlleux le contraignait à passer sous le porche mitoyen qui ouvrait sur un boyau étroit et rectiligne. Il devait longer son mur de clôture coiffé de barbelés électrifiés sur une bonne cinquantaine de mètres avant l’angle droit qui, sur la gauche, ouvrait sur l’espace des boxes proprement dit. Même le pire maladroit pouvait fort bien l’attendre planqué derrière le mur du fond et le cribler tout à son aise.

 Il se serait bien porté acquéreur de ce fichu couloir ainsi que l’ensemble des garages particuliers, mais quelques proprios ne voulaient rien savoir. L’endroit était déclaré d’usage collectif depuis bien trop longtemps pour se voir changer de régime cadastral. De vrais tordus, ces Flamands. Plus têtus que des Sardes. Le propriétaire des garages et le marchand de primeurs voisin faisant partie de la famille du bourgmestre, une épidémie soudaine de morts brutales aurait donné lieu à une série d’enquêtes. Tout l’inverse de la discrétion voulue autour de l’institut comme de sa propriété secrète. Dire qu’il pouvait exister des problèmes aussi ridicules pour gâcher la sérénité d’une vie si paisible !

 Il referma la porte à clef, rafla au porte manteau un trois quart en vachette noire qui faisait ressortir admirablement le bleu de ses yeux, puis il sortit dans la rue. Les pênes de la serrure six points soigneusement verrouillés, il longea la façade de son domicile pour atteindre le porche imposant qui le séparait du marchand de primeurs. Devant les boxes trois, quatre et cinq, il marqua un temps d’hésitation, puis opta pour la porte du milieu. Celle ou se trouvait une Daytona en si parfait état de conservation qu’elle semblait être sortie le matin même de l’usine de Maranello.

 Marco avisa une moto posée contre le mur en face de son garage. De quoi érafler sa peinture ! Il saisit la moto par le guidon, lui donna de l’élan et la propulsa de toutes ses forces vers le fond de l’allée. Même lorsque ses garages seraient achevés, qu’il n’y aurait plus que le mur à abattre pour monter les portes, il resterait à la merci de cette sortie enclavée où n’importe quel ennemi pouvait se faufiler pour lui réserver un mauvais sort. Ah ! s’il parvenait à coincer le maire afin de l’obliger à faire pression sur sa famille… mais dans ces bleds paumés, les élus semblaient vivre à des années lumières de la moindre tentation charnelle, et leur famille de même. Bah ! Avec un peu de patience une faille finirait bien par apparaître...

 Lui qui ignorait précisément la signification du mot « patience », il attendit sagement que le moteur fut suffisamment monté en température pour titiller l’accélérateur. Le carnet d’utilisation ne l’intéressait pas plus que n’importe quel autre ouvrage riche en recommandations, mais les délais d’attente pour obtenir la réparation des mythiques V12 renvoyés en usine étaient tels que, punis à deux reprises, il préférait s’épargner les rigueurs d’une troisième épreuve aussi mortifiante.

 La bête de race décolla dans un feulement rauque. Marco quitta le volant à contre cœur pour refermer le garage. Son amour immodéré pour la vitesse ne pouvait lui faire négliger les règles de prudence élémentaire. Même s’il lui arrivait fréquemment de gagner l’Allemagne pour écraser l’accélérateur de ses bolides jusqu’à en déformer le plancher, les risques n’étaient pas les mêmes.

 Parvenu dans la rue, il déchaîna la cavalerie qui fit résonner la rue d’un bruit à nul autre comparable. Derrière le rideau de sa chambre, la voisine d’en face, dix sept ans à peine, dispensée d’école pour cause de grippe, pressa d’avantage le tranchant de sa main contre son pubis par contraction des muscles de ses cuisses. Qu’est-ce qu’elle en rêvait de ce ténébreux prince charmant et de ses voitures de sport. Que ne lui aurait-elle pas accordé pour une simple ballade sur autoroute, ses sens placés au diapason des bruits du moteur !

 L’esprit moins lyrique, le Dauphin regarda étinceler au loin les feux stop de la belle Italienne. Astrid avait dit vrai. L’antre du plus dangereux individu de la bande des Italiens jouxtait bien le lieu de perdition d’une bonne partie du Gotha Belge, voire international, car les véhicules de luxe immatriculés en Hollande, en Allemagne, en Angleterre et en France se faisaient de plus en plus nombreux dans le secteur. Marco avait établi son nid dans l’ancienne maison du propriétaire de ce qui avait dû être une usine à en juger par l’aspect des bâtiments mitoyens, transformés pour accueillir le salon de massage.

 Daniel s’empara de l’attaché-case posé sur les sièges arrière de la Porsche et vérifia l’équilibre de sa postiche dans le rétroviseur. La perruque grise le vieillissait de dix ans. Il verrouilla la portière et remonta la rue à pieds. Il passa devant l’institut sans y déceler trace de vie, de même que dans la demeure que Marco venait de quitter. Il s’engagea sans hésiter sous le porche, longea le mur de la propriété, puis tourna à gauche, dans la partie du couloir fermée à son extrémité par un portail métallique de conception récente. Le mur de droite du large passage avait été fort opportunément percé de portes de garages par un madré propriétaire. La porte de l’un d’eux était restée ouverte, mais elle ne recelait aucun ustensile propre à favoriser une escalade. La moto tombée au sol, peut-être ?

 Il amena tant bien que mal la machine contre le mur, puis monta sur le réservoir de celle ci. Un saut et un rétablissement lui furent nécessaires pour amener son regard au niveau des briques faîtières. Le couple de doberman occupé à dévorer sa pâtée lui démontra que, là encore, Astrid avait dit vrai. Ce qu’elle avait omis de lui préciser, sans doute par ignorance, c’est que Marco avait fait électrifier les lignes de barbelé posées au faîte du mur d’enceinte. Heureusement qu’il avait repéré la boîte de dérivation fixée sur la façade arrière de la maison !

 Il sauta souplement au sol et reprit le chemin du garage ouvert. Deux démonte pneus accrochés au mur et un bout de fil de fer pour les relier suffirent à provoquer un court circuit dans les fils barbelés. Récupérés, plantés dans des joints de briques rendus friables par la vétusté, ils offrirent deux pose-pieds providentiels, le temps d’endormir pour le compte le mâle doberman. La femelle, plus rusée, plus souple, évita à deux reprises de se laisser coucher en joue par le Hi Standard. Daniel utilisa la ruse. Il se recroquevilla derrière le mur, laissant le temps à l’animal de venir flairer le cadavre de son compagnon. Ce fut bien là qu’il la découvrit, la truffe rouge de sang. Croyant instinctivement pouvoir intercepter le projectile avec sa gueule, la femelle doberman ouvrit les mâchoires. La balle explosive mise au point pour les services de renseignement américains témoigna de son effroyable efficacité. L’explosion d’un nuage rouge se substitua à sa tête l’espace d’une seconde.

 Il replaça l’arme dans sa ceinture, envoya l’attaché case par dessus le mur, et suivi le même chemin. A cette heure matinale, et avec la menace de neige, la lumière du jour semblait irréelle, presque bleutée.

 Il remonta l’allée de graviers rouges en courant, sortit le Key Universal Opener de la poche de son blouson, et se retrouva le bec dans l’eau à cause de la clef laissée sur la serrure, à l’intérieur. Avec ce modèle de sécurité, aucun espoir de faire jouer le pêne. Le Dauphin s’offrit un tour d’horizon, puis il courut jusqu’aux garages en construction où il découvrit une pioche. Armé de ce levier providentiel, il parvînt à plier le premier des barreaux métalliques garantissant les fenêtres du rez de chaussée en se servant du mur comme point d’appui. La goupille basse du barreau céda. Il brisa le carreau avec le manche de la pioche, fit jouer la crémone en passant son bras par la brèche, puis il se faufila entre le barreau plié et le montant de la fenêtre.

 Son irruption dans la cuisine fut saluée par le fracas d’un pot de fleurs propulsé au sol, mais il s’en soucia peu. D’après Astrid, Marco était le seul occupant des lieux. Ce qui cadrait très bien avec son personnage torturé par la paranoïa.

 Le mobilier qui avait dû coûter une petite fortune était disposé sans recherche, sans goût particulier, dans des décors peu valorisant.

 Le visiteur indélicat fouilla rapidement les armoires et les tiroirs, ne mettant à jour qu’un véritable arsenal. Même les coussins du canapé recelaient des armes de poing. On eut dit que, partout où il se trouvait, Marco en voulait une à portée de main.

 Après la visite sommaire du salon, du living et de la salle à manger, le Dauphin porta un intérêt tout particulier au bureau. D’autant que la plupart des tiroirs étaient verrouillés. Outre l’arsenal de rigueur, il découvrit quelques dossiers dont la détention à domicile présentait un risque certain en cas de perquisition ; des cessions de parts en blanc pour un certain nombre d’établissements traditionnellement victimes de rackets. La dose d’inconscience qui affectait le cadet des Sarrerossi était notoire mais, dans le cas présent, il semblait plutôt que son insouciance reposât sur la certitude de l’impunité, d’une totale absence de danger d’origine judiciaire. Le dossier d’un important établissement du centre ville retînt plus particulièrement l’attention du Dauphin ; un cinéma multisalles pourvu de deux bars, de salles de jeux et d’un restaurant. Le Tsar. Des photocopies de la comptabilité figurait à l’inventaire.

 Une découverte qui ne surprit pas l’indiscret visiteur outre mesure. Alexandre, le frère aîné de Max qui assurait la gérance du complexe, n’avait rien d’un foudre de guerre. Qu’il fut parvenu à se garantir du racket des Italiens aurait constitué un évênenment bien plus extraordinaire.

 Un Desert Eagle stainless de calibre 357 magnum rangé dans son holster attira aussi l’attention du visiteur. Une arme parfaite pour frimer. Si la munition utilisée suffisait à abattre le gros gibier, ses qualités d’arme de défense restaient à démontrer. La sourde antipathie qui subsistaient depuis toujours entre les deux hommes prit le dessus. Le Dauphin préleva une cartouche de 357 dans l’une des boites de munitions qui encombrait le tiroir. Il en arracha l’ogive de plomb avec les dents et la mordilla. A l’aide du tournevis emmené « à tout hasard », il la força ensuite à l’intérieur du canon en prenant appui sur le sol, replaça l’arme dans son holster et empocha la douille.

 Les dossiers intéressants soigneusement empilés dans le couloir, à proximité de l’entrée, il prit la direction de l’étage par le large escalier de chêne. Parvenu sur le palier, il repéra les portes du placard indiquées par Astrid ; le passage secret qui conduisait directement dans le bureau directorial de l’institut de beauté voisin. Des draps et des ustensiles hétéroclites avaient été empilés sur les rayons pour donner le change. Le Dauphin mit plusieurs minutes à découvrir le mécanisme d’ouverture déclenché par le soulèvement simultané de deux étagères. Le fond de l’armoire pivota à l’intérieur d’un sas qui s’éclaira automatiquement.

 Il rebroussa chemin, repoussant à plus tard une visite à l’édifice voisin. Les deux premières chambres étaient meublées, mais visiblement inoccupées. Sans doute des chambres d’amis, songea le visiteur. Une troisième avait été transformée en salle de sport. La quatrième, très vaste et fort éclairée retînt immédiatement l’attention du Dauphin. Moins en raison du lit défait que de la présence d’un 75O kilos Fisher-Bosch que l’ex-cambrioleur identifia au premier coup d’œil avec un petit sourire en coin.

 Pour l’ouverture de ce type de serrure, les fournisseurs des services secrets Américains avaient bien évidemment pensé à joindre une tête à leur miraculeux instrument de « plombier ». La partie la plus longue du travail consistait à adapter la tête sur le corps de l’engin. L’ouverture de la serrure en elle-même relevait de la simple formalité.

- Merci d’avoir ouvert, Dauphin ! Maintenant, laisse tes mains en évidence, sinon je me ferais un plaisir de te coller une balle en pleine tête !

  • Christine ? Articula-t-il, incrédule.
  • Qui veux-tu que je sois ? Mon fantôme ?… Ne bouge pas !

Le moment d’étonnement passé, il n’avait pu s’empêcher de se retourner en direction de la femme, réputée jadis pour son extrême beauté. Triste spectacle ! la magnifique chevelure d’un blond vénitien le plus lumineux avait laissé place à une espèce de filasse sans grâce. Entre les lèvres bien dessinées, une ombre suspecte trahissait l’absence de deux incisives. Une large cicatrice coupait le sourcil gauche en biseau, en suivant la courbe supérieure de l’arc orbital. Même les prunelles d’un bleu de lagon s’étaient assombries sous le tombant lamentable des paupières alourdies par les abus d’alcool.

- Christine… balbutia-t-il bêtement. Mais… qu’est-ce qui t’es arrivé ?

  • Parce que tu le demandes ? Ironisa-t-elle d’un ton plus sarcastique que désabusé.
  • Attends ! ça doit faire…

- Ça fait dix ans, ne cherche pas. Ça fait dix ans que ce foutu enculé de gentil Dauphin de passage à Bruxelles a amené cette foutue enculée d’ordure de Marco à Paris pour me retrouver. Sympa de te souvenir…

- Christine ! J’ai accepté d’emmener Aldo à la demande de Max jusqu’à Paris, pour une affaire urgente. Parce que ni lui ni son frère n’avaient de bagnole sous la main, pas plus que de chauffeur. Aucun d’eux ne connaissait Paris. Merde ! Tu y étais dans la voiture au retour. Tu te souviens quand même que j’ai empêché Marco de te tabasser ?

- Pour préserver la moquette de ta bagnole ?… Arrivé à Bruxelles, tu t’es bien fichu de savoir ce qu’il allait me faire…

 Daniel fixait la femme encore jeune droit dans les yeux, peu soucieux de l’arme qu’elle tenait braquée vers lui d’une main agitée. Il ignorait tout des détails du calvaire qu’avait pu endurer la légitime de Marco, mais les séquelles du résultat le lui laissaient présumer. Il ne restait plus grand chose de séduisant dans ce que le peignoir délavé couvrait tant bien que mal.

- Tu ne sais pas, hein ?… Tiens ! Regarde !

 Elle ouvrit rageusement son peignoir sur un corps alourdi par la mauvaise graisse, tout juste protégé par un cache sexe douteux, et pointa le doigt sur sa poitrine, là où quelques vestiges de chair plus foncée laissaient encore deviner la présence d’aréoles et de tétons. Des tâches rondes, translucides, avaient presque totalement effacé les attributs d’un rose soutenu.

- Ouais, mec ! Des cigarettes, des cigares !… ce qui lui passait par la tête et qu’il avait sous la main. Il aurait tenu un garage, il m’aurait rôtie au chalumeau.

 Il hocha la tête, détestant le ton vulgaire et grasseyant qu’elle se plaisait à employer. Elle, jadis si distinguée qu’elle impressionnait tous les malfrats gravitant dans les mêmes sphères que Marco, le playboy dont elle avait eu la folie de tomber amoureuse sur les bords du lac Majeur. Elle, la fille cadette d’un richissime banquier du Canton d’Uri qu’elle avait renié, et avec lui toute la Suisse et son éducation stricte, pour suivre l’impudent qui lui avait fait découvrir que ses dessous les plus intimes n’abritaient pas qu’un simple orifice urinaire. Que de chemin parcouru depuis. Mais, surtout, que de souffrances endurées !

- Si ca te dit de coller ton nez sur ma chatte… parce qu’elle t’aurait bien plu dans le temps, pas vrai ?… si ça te dit, tu verras qu’elle n’a rien à envier à mes seins. Elle aussi, elle lui a servi de cendrier. Et pas qu’une seule fois ?

 Que dire ? Il haussa les épaules en signe de fatalisme, ou de consternation, il ne savait trop. Ce dont il était sûr, c’est qu’il aurait volontiers collé une balle supplémentaire dans la tête de Marco en plus de toutes celles pour lesquelles il croyait avoir un motif légitime de le faire. C’est vrai que Christine avait été belle à faire défaillir n’importe quel homme normalement constitué avec sa poitrine d’un volume stupéfiant pour une taille aussi gracile, et son apparente fragilité qui lui donnait un air de madone vulnérable. Combien d’hommes avaient-ils pu rêver d’elle ? Des centaines, sans aucun doute. Mais le seul a avoir été assez fou pour tenter l’aventure et être parvenu à emmener sa conquête l’avait payé d’atroce façon. Après lui avoir coupé les gonades pour les offrir en souvenir à la belle, grossièrement montés en boucle d’oreille à l’aide de trombone de bureau, ils l’avaient assis dans un couvercle de lessiveuse rempli d’acide. Jusqu’à ce que mort s’en suive. Ce qui avait pris pas mal de temps, et une rupture des cordes vocales suite à l’interminable litanie de hurlements de souffrance.

  • Je suis désolé, Christine.

- C’est tout ce que tu trouves à dire ? Toi ! Toi dont on vantait la gentillesse. Tu me dégoûtes autant que lui. Mais c’est sympa d’être venu. Comme ça je pourrai le flinguer tout gentiment dès qu’il rentrera et tu porteras le chapeau. Vous vous serez entre-tués !

- Je ne voudrais pas te contrarier mais, techniquement, ca ne vas pas être facile à mettre au point. Avec beaucoup de fric ou de solides appuis politiques, tu peux facilement faire passer pour acte suicidaire une rafale de mitraillette reçue dans le dos par la victime. Mais, en temps normal, et sans appuis, c’est très difficile de berner la police. Et puis, ils prennent des cours sérieux, maintenant.

  • Tu te fous de ma gueule ? Grinça-t-elle.

 L’articulation de l’index qui blanchissait sur la queue de détente du pistolet le fit effectuer une cabriole de côté avec une seconde d’anticipation sur le coup de feu. Le projectile cingla l’angle du coffre fort avec un miaulement furieux et alla fracasser la lampe de chevet posée sur la table de nuit. La deuxième et la troisième balle s’enfoncèrent dans le matelas avec un choc sourd tandis que l’écho des détonations se répercutait dans toute la maison.

  • Christine ! Arrête, bordel ! Tu vas me toucher, ou tu vas te prendre une balle par ricochet.

 Elle tira une nouvelle fois dans la direction présumée de la tête du Dauphin, puis refit feu à deux reprises en voyant la literie se dresser subitement devant elle. Prise au dépourvue par cette contre-offensive inattendue, elle reflua dans le couloir pour échapper au choc du matelas propulsé vers elle. Se prenant les pieds dans sa robe de chambre, elle perdit l’équilibre et donna un coup de rein instinctif pour éviter de choir à la renverse. Ses mains avaient à peine touché le sol que des poignes solides se refermaient sur ses chevilles pour la tirer en arrière. Elle tenta une ruade pour échapper à l’emprise brutale. En pure perte. Elle parvînt juste à faire volte face avant que le corps de l’homme ne s’abatte sur le sien. Elle renonça à la poursuite d’une lutte qu’elle devinait trop inégale.

  • Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? Me tuer ? Le provoqua-t-elle.
  • Idiote ! Pourquoi je voudrais te tuer ?
  • Va savoir !… Je viens bien de te tirer dessus.
  • Tellement mal ! Ironisa-t-il.
  • Il y a peu de choses que je sache faire correctement.
  • Ne t’avilis pas, Christine, dit-il avec douceur.

 Elle l’observa curieusement, les sourcils froncés, puis pouffa d’un rire sans joie .

  • Mais tu bandes, ma parole ! Tu sors de taule, ou tu es trop fauché pour aller aux pûtes ?…

- Pourquoi dis-tu ça ? J’ai bandé pour toi comme des dizaines d’autres. A une époque où tu rayonnais de bonheur. Et je trouverais aussi prétentieux aujourd’hui qu’hier de vouloir draguer une femme aussi amoureuse que tu l’étais de Marco quand il t’a ramenée de Suisse.

  • Qu’est-ce qui te fait penser que je ne le suis plus aujourd’hui
  • Toi. Ta façon de te négliger. Tu te laisses couler. Et tu picoles.
  • Tu crois que c’est facile ?
  • Je n’ai pas dis ça…
  • Je te dégoûte, alors ?
  • Idiote ! Tu crois que c’est le dégoût qui me fout la trique?
  • Idiote, tu l’as déjà dit. Qu’est-ce que tu attends, alors ?
  • Que tu le désires.
  • Je veux bien. En fait, je m’en fous. Ça n’est déjà pas si mal…

- Peut-être, mais ça ne me suffit pas. T’aider à te venger de ce malade, ça me plairait plutôt. Même au delà que tu ne l’as jamais imaginé. Mais pas comme un simple pion.

- Alors, il faudra que tu y mettes vraiment du tiens, parce que ça fait des années que je ne sais plus ce que désirer veut dire.

Anvers

 Comme à son habitude, Marco ouvrit brutalement la porte du bureau de son frère, un sourire narquois accroché aux lèvres. La seule personne qu’il parvint à faire sursauter fut Alessandra dont la présence incongrue doucha ses ardeurs facétieuses. Les visages graves d’Aldo et de Salvatore, son consiglière, ainsi que celui d’Ernesto, le « beauf » comme il le nommait avec ironie, achevèrent de le déstabiliser. Un conseil restreint, ne dépassant pas le cadre de la famille de sang ne pouvait avoir d’autre cause qu’un problème grave, d’ordre strictement familial.

  • Ché passa ? Questionna-t-il en refermant la porte.
  • Vito, dit sobrement l’aîné du clan. Il n’est pas rentré.

 A défaut d’avoir pu faire sursauter les hommes du clan, il les sidéra en s’asseyant sagement sur la chaise qu’il avait tout le temps dédaignée. Comme s’il voulait signifier sa parfaite solidarité au clan à l’instant solennel. En fait, la nouvelle lui avait surtout scié les jambes. Entre son cousin et lui, il y avait tout juste deux semaines de différence. Ils avaient toujours été très proches. Surtout dans les coups fourrés.

  • Sur quoi était-il ?

- Rien de spécial, répondit Salvatore. Il faisait le tour des équipes chargées de surveiller les points de chute possibles du Dauphin. Carmine est allé interroger les hommes qui ont assuré la nuit.

- Un coup du Dauphin, alors ? Lança le cadet de la bande en redressant le buste, prêt à passer à l’offensive.

Aldo se contenta de hocher légèrement la tête. Salvatore reprit la parole.

- Qu’est-ce que le Dauphin pourrait savoir de nos affaires ? En plus, il ne connaissait pas plus Vito que Vito ne le connaissait. Pareil pour Ronny.

- Ronny était avec Vito ? Le mercenaire ? S’exclama Marco. Mais alors, il n’a rien pu leur arriver de grave. Ronny, c’est Lucky Luke en personne. Personne ne peut le prendre de vitesse au Pratical Shoting de Bruxelles.

- Il faut espérer que tu dis vrai, conclut Aldo. Puis, raffermissant sa voix d’un toussotement ; - Va, Alessandra. Laisse nous. Et si les autres sont arrivés, envoie les.

 Aldo avait formulé sa dernière phrase au conditionnel, alors que personne n’aurait pu douter de la présence de tous les lieutenants bien avant l’heure du briefing. L’excuse valable pour un retard se situait à mi chemin entre l’accident grave nécessitant une hospitalisation d’urgence, et celui qui ne réclamait plus que l’intervention du croque-mort. L’aîné du clan haïssait le retard. Pour lui, il était la première des marques de mépris envers les partenaires.

- Marco ! Aucune chance que Vito ne soit chez une femme ? Interrogea le chef dès que sa nièce eut quitté la pièce.

- Pas à ma connaissance. Mais, même si ca avait été le cas, il a toujours été là le matin pour conduire son fils à l’école. Pour lui comme pour le gamin, c’est très important.

- Oui. Mais Ronny ? Il est inconscient, Ronny. Et puis ils étaient avec ce gros porc de Flamand qui aime les gamines. Ce Joss de Terneuzen que je n’aime pas. Donc, tu ne sais rien ?

Le chef du clan admettait volontiers n’être ni un moraliste, ni un parangon de vertu, mais il éprouvait une sainte horreur envers les pédophiles et les agresseurs de vieillards. Les enfants, les vieux, les personnes qui transpiraient dur pour gagner leur pain quotidien possédaient à ses yeux d’ancien ouvrier une valeur sacrée.

- Rien, Aldo. Je te le jure. Si je savais quelque chose, je ne te laisserais pas dans l’angoisse. Mais si le Dauphin a quelque chose à voir là dedans…

  • Je ne crois pas, répondit l’aîné. Mais je vais tâcher de le rencontrer au plus vite.
  • Je ne te demande pas si on a contacté les hôpitaux et les commissariats…

 Salvatore leva ses mains légèrement écartées pour dénoncer l’infantilisme de la question. Chaque standard de chaque hôpital de la région avait croulé sous une avalanche de coups de fils destinés à chacun de ses services, au cas où… Même l’obstétrique y avait eu droit… au cas où il y aurait accompagné une maîtresse !

  • « Et alors, connasse ! Tu n’as jamais vu un mec tirer sa révérence en apprenant que sa gonzesse venait de lui faire des quintuplés. Ou bien un têtard nègre ? Vous êtes toubibs, merde alors ! Avait aboyé l’un des correspondants improvisés quand une voix féminine s’était esclaffée à l’autre bout du fil, à la question de savoir si un homme de type méditerranéen n’avait pas été hospitalisé durant la nuit. »

 Deux coups frappés à la porte firent réagir Aldo. Il s’exprima dans un débit rapide, inaccoutumé.

- Tant que nous ne sommes pas fixés, ceci reste une affaire strictement familiale. Il faut avertir les familles de Ronny et du gros porc de la boucler. Tu t’en occupes, Marco.

 Le cadet acquiesça d’un signe de tête, puis il répondit au geste de son frère qui l’invitait à aller ouvrir la porte aux autres chefs d’équipe.

KAPPELEN

Les ongles peu soignés, en partie rongés, griffèrent la moquette avant de venir brutalement se planter dans le chandail du Dauphin. Christine laissa échapper un long feulement, le corps arqué jusqu’à en soulever l’homme qui la pénétrait, puis elle retomba brusquement, les yeux humides. Alors qu’il s’agitait toujours en elle avec lenteur, elle fourragea dans ses cheveux débarrassés de la perruque avec un mélange de tendresse et de violence. Lorsqu’elle le sentit se libérer, elle le serra contre sa poitrine à lui briser la nuque.

  • Tu vois bien que c’est des conneries, que tu fonctionnes encore ! grommela-t-il.
  • Tu parles d’une satisfaction !

- Si tu ne veux pas être témoins du meurtre de ton mari par un cambrioleur, je crois qu’on a intérêt à se magner le cul. L’un comme l’autre.

- Il ne rentre jamais dans la journée, d’habitude. Ou alors, avec des copains et des femmes. Ou des gamines. Pour s’amuser dans la salle, là haut. Un genre de salle de tortures.

 Il la dévisagea d’un air idiot, puis se dressa sur les genoux pour se rajuster.

  • On verra ca plus tard. Pour l’instant, c’est le contenu du coffre qui m’intéresse.
  • Tu cherches de l’argent ?

- Que veux-tu que j’en foute ? J’en ai plus qu’il ne m’en faut pour permettre à dix héritiers de vivre de leurs rentes jusqu’à leur mort. Je cherche à mettre la main sur les moyens de pression dont dispose le gang d’Aldo. On m’a parlé de photos, de films...

- Aldo a ses affaires et ses coffres à l’Union Canadian Bank. Ici, Marco garde surtout les papiers qui lui sont personnels. Et les vidéos qu’il tire du bordel d’à côté. Alors là ! il en a de pleines armoires là-haut. Il est fier comme un paon de montrer ça à ses amis. De temps en temps, ils convoquent une victime et lui font faire les pires saloperies sous la menace de tout révéler à leur mari, à leur père, ou d’envoyer un double à la presse. Ça les fait mourir de rire. Surtout s’il s’agit de grandes bourgeoises, ou encore d’ecclésiastiques. On dirait qu’ils se complaisent à détruire ce qu’ils n’ont pas pu être.

  • Il y a certainement de ça, admit Daniel.

 Il tendit la main pour l’aider à se relever. Tandis qu’elle fonçait vers la salle de bain, il retourna dans la chambre effectuer l’inventaire du coffre-fort. Comme l’avait dit Christine, à l’exception de documents vraiment personnels, Marco détenait peu de pièces expliquant l’ascendant que le gang avait pu prendre sur un bon nombre d’hommes influents du pays. Par contre, des photos de femmes dénudées, dans des postures pour le moins scabreuses, il en découvrit plusieurs centaines, rangées dans des enveloppes de papier kraft soigneusement libellées à leur nom et leur adresse.

 L’une des enveloppes écrite au feutre rouge attira plus particulièrement son attention car elle portait le nom de la banque que Christine venait précisément de mentionner. Les clichés concernaient une brune proche de la quarantaine, aussi belle que raffinée, qui se trouvait totalement nue sur une table de massage, livrée aux mains savantes d’une Asiate gracile. La séance anodine dans les premiers clichés évoluait vite vers une série de caresses sans équivoque. L’un des gros plans offrait la vue hallucinante d’un avant bras à demi enfoncé dans la toison pubienne de la patiente. Sur des vues plus éloignées, la crispation des membres et les traits déformés de la jeune femme offraient une idée assez précise du degré de plaisir ressenti. Des spasmes qui eurent pu s’apparenter à l’expression d’ indicibles souffrances.

 Une autre série d’épreuves montraient la même victime aux prises avec un bellâtre réputé de la jet set Bruxelloise. Un fils de famille oisif, sans doute tombé sous la férule du gang des Italiens. A moins qu’il n’en ait été aussi l’une des victimes.

 L’enveloppe ne dévoilait pas le statut civil de la jeune femme. Célibataire, il lui restait au moins la certitude de voir sa vie professionnelle ruinée. Mariée… ? Il glissa l’enveloppe dans la poche intérieure de son blouson et partit à la recherche d’un bagage pour emporter le reste. En passant devant la porte entrouverte de la salle de bain, il aperçut Christine avachie sur le bidet, les yeux dans le vague, fumant une cigarette avec des gestes d’automate.

  • Ça ne va pas ?

 Elle rassembla les pans de sa robe de chambre de sa main libre et lui offrit la vue d’un visage amorphe.

  • Eh bien ! grouilles toi. Tu ne vas quand même pas attendre son retour ?

 Elle affronta un moment son regard, incrédule, puis sembla renaître à la vie.

  • Tu m’emmènes ?

- Tu ne croyais quand même pas que j’allais te laisser là ? Il y a tous tes bijoux dans le coffre et du liquide. Au moins deux millions et demi à vue de nez.

  • Il me retrouvera…

- Au paradis, ça m’étonnerait fort qu’il aille t’y faire chier. Si c’est sur terre que tu le crains, crois moi, il va avoir d’autres sujets plus urgents à traiter ! Allez ! Bouge-toi les miches ! Et réunis tout ce que tu peux trouver comme sacs et comme valises.

 Christine se leva sans précipitation, l’esprit encore rongé par un doute. Lorsqu’une épreuve pénible s’est étalée dans le temps, la victime peine à croire que le tourment puisse s’interrompre d’un seul coup, sans transition.

 Puis, lorsque ses pensées confuses eurent retrouvé suffisamment de clarté pour lui permettre une réflexion objective, elle réalisa qu’elle venait de vivre une étape plutôt réconfortantes sur le plan psychologique. Même avec les bouts de seins brûlés, ainsi que les aines et le clitoris mutilé, dans sa volonté morbide de la réduire à néant ce malade de Marco n’avait pu annihiler toute sa féminité. Elle pouvait encore être femme à part entière.

 Dans la salle de projection pourvue d’un grand écran, les rayons qui recouvraient les murs étaient bondés de cassettes vidéo. Une vision de cauchemar pour un État de droit ! A se demander comment les Italiens étaient parvenus en l’espace de si peu d’années à piéger autant de personnalités.

 Le Dauphin péchait loin des rivages de la naïveté. Il nourrissait fort peu d’illusions sur la moralité du genre humain éternellement précipité vers les creusets doctrinaux ou religieux. Retrouver l’animal qui dormait sous quelques couches de vernis plus ou moins épaisses ne nécessitait qu’un peu d’opiniâtreté et un soupçon de connaissances psychologiques. Telle était son intime conviction.

 Détail qui l’étonna de la part de Marco, les cassettes se trouvaient rigoureusement rangées par ordre alphabétique. Il n’eut aucune peine à dénicher celles qui concernaient la superbe directrice de l’Union Canadian Bank. Là encore il les mit de côté, obéissant plus à un geste instinctif qu’à une idée précise.

 Il entreprit de ranger dans les bagages que Christine avait amoncelés devant la porte les pièces qu’il jugea les plus intéressantes, soit parce qu’il avait connaissance du nom de la victime, soit parce que le statut social apposé sur l’étiquette en faisait une pièce maîtresse dans la partie d’échecs qui se mettait peu à peu en place dans le cerveau de Daniel. Même sans avoir l’intention d’utiliser chaque tête de cette galerie de portraits pas très reluisants sur le plan moral, priver les Italiens de leur appui forcé équivalait à affaiblir leurs moyens de défenses.

 Il s’étonna de voir la jeune femme toujours affublée dans le même peignoir à la limite de la guenille.

  • Marco ne me laisse aucun habit. Juste des petites culottes.
  • Il y a un téléphone, ici ?
  • Dans le salon, mais il est cadenassé.
  • On y va.

 Il la regarda évoluer devant lui en se demandant quel plaisir malsain avait pu éprouver Marco à détruire sciemment l'une des femmes qui figura parmi les plus belles et les plus élégantes de Belgique . Dans les boites et les lieux à la mode, il n’existait ni homme ni femme qui n’avait posé les yeux sur elle avec admiration, désir, envie ou jalousie. Belle, elle l’était encore dans la mesure où son bourreau lui avait épargné le visage, mais l’apathie et l’alcool avaient éteint en elle cette flamme magique qui semble faire irradier de l’intérieur les êtres de grande beauté.

Elle extirpa l’appareil téléphonique de l’arrière du canapé.

- Il peut m’appeler, mais je ne peux pas composer de numéro. Même pas les pompiers s’il y avait le feu, ajouta-t-elle avec un accent de dépit.

  • Tu sais, pour maintenant…

 Il dévissa l’écrou central du cadran transparent, percé de dix trous sur son pourtour puis, à l’aide d’un tournevis, il brisa les deux alvéoles qui entouraient le cadenas spécial. Faire tomber celui-ci ensuite tenait du jeu d’enfant.

 Christine suivait du regard les gestes précis de celui qu’elle avait haï durant des années, estimant que, s’il n’avait pas servi de chauffeur à Marco et à Aldo, jamais ils ne seraient parvenus jusqu’à elle. Jamais elle n’aurait subi ce que son mari lui avait fait endurer comme tortures. Jamais… Jamais…

  • C’est drôle, dit-elle. J’ai l’impression de toujours t’en vouloir.

- C’est normal. Il te fallait un exutoire. Tu avais tellement la trouille de Marco que tu n’osais même pas le haïr en pensée de peur qu’il ne le devine. Tu t’en remettras, tu verras…

 Dit par lui, tout semblait si simple ! Elle lui en voulait pour Marco et ce qu’elle avait dû subir, mais encore parce qu’il était également un marginal, qu’il venait de réveiller ses sens assoupis, et lui rendre conscience que c’était vers cette engeance maudite qu’elle se sentait le plus d’affinités.

 Le cadran replacé sur son axe, il forma un numéro et réclama qu’on lui envoie d’urgence une camionnette et quatre hommes armés à l’adresse de Marco. Il décrivit le trajet de façon précise, puis réclama des vêtements pour femme, taille 38, ainsi qu’un manteau ou un imperméable, et des chaussures.

- Tu as un sacré coup d’œil, dit-elle lorsqu’il eut raccroché.

 Il éluda d’un signe de la main et l’interrogea sur le fonctionnement du salon de massage voisin. Christine en connaissait si peu de choses que le sujet fut vite épuisé. Ils descendirent dans le hall tous les objets amassés par le Dauphin dans diverses sacs et valises, ainsi que dans des draps transformés en baluchons.

  • Tu n’emmènes pas tes bijoux ? Ni le fric ? S’étonna-t-il en revenant dans la chambre.
  • Je ne veux rien de lui.

- Attends ! Déjà, la moitié te revient de droit. Il ne t’offre rien de son plein gré. Et puis, tu ne voles pas non plus. De l’argent volé à quelqu’un qui l’a mal acquis, c’est déjà moins malsain. Si un second voleur te les donne, tu n’es déjà plus qu’un demi-recèleur. Pas vrai ? En plus, dans ta situation, s’il y avait procès et que tu réclamais des dommages et intérêts, ils te seraient acquis d’office, et payés avec le même fric pas très clair. Où est l’amoralité, là dedans ?

 Elle ne put contenir un pouffement qui, allant croissant, se transforma bientôt en fou rire.

« Les nerfs » pensa le Dauphin qui la contemplait avec un sourire compatissant.

« Tous de la même espèce, avait conclu Christine. Ils sont capables de justifier n’importe quel crime par des sophismes tous plus pittoresques les uns que les autres. Le pire étant encore quand ils se mettent à y croire dur comme fer ! » .

BORGHEROUT

 Patty s’étira comme un jeune chat, le sourire aux lèvres, avec l’impression d’avoir passé une nuit enchanteresse. Une nuit dont les souvenirs confus remontèrent peu à peu vers des zones plus éclairées de son cerveau. Elle étendit vivement le bras droit et chercha en vain son compagnon de lit. La place était tiède. Pourtant, qu’est-ce qu’il envoyait comme chaleur, ce mec ! Un vrai convecteur au charbon ! A en croire la température des draps, il devait être levé depuis longtemps. Elle tendit l’oreille dans l’espoir de capter le signe d’une présence, mais un silence total régnait dans la maison. Un soupir de déception lui échappa.

 Elle fit pour se frotter les yeux mais l’étonnement suspendit son geste. Elle contempla avec stupidité la Patek Phillips qui, à son poignet, concentrait toute la lumière de la pièce. Deux larmes roulèrent sur ses joues. Les rares amis sincères qui lui avaient offert un cadeau ne possédaient pas de moyens aussi princiers. L’impression qu’elle avait à faire à un ponte du Milieu en fut renforcée sans qu’elle en ressentit une peine ou une appréhension quelconque. Il semblait être bien plus prodigue en gentillesse qu’en violence.

PROVINCE DE MONS

 La Maserati Bora accumulait les dérapages à la limite du décrocchage. A croire que le pilote effectuait des repérages en temps réel pour le prochain rallye régional. Ses embardées spectaculaires semaient un véritable vent de panique dans son sillage. Sur la ligne droite de Chièvres, à l’extrémité du terrain d’aviation militaire, elle donna l’impression de vouloir décoller. En cette période hivernale, ce type de conduite sur route ouverte s’apparentait plus à un comportement assassin qu’à une démonstration de virtuosité au volant.

 Insensible aux beautés de la nature endormie sous sa parure d’hiver, le conducteur fixait la route sans véritablement la voir, tout à la rage qui lui contractait les mâchoires à lui en faire exploser l’émail des dents. Type méditerranéen prononcé, pas vraiment beau, mais une gueule virile à faire pleurer d’envie un jeune premier, Salvatore dit Toto roulait des épaules une bonne tête au dessus de la taille moyenne de ses compatriotes. Sa voiture de sport accueillait tout juste son mètre quatre-vingt douze, et encore devait-il écarter les genoux de chaque côté du volant pour pouvoir s’y caser. Une position de conduite si peu orthodoxe que son voisin muet d’effroi prenait une teinte olivâtre du plus vilain effet avec son costume marron et sa chemise jaune. Il se retournait fréquemment, non par crainte d’apercevoir la police lancée à leurs trousses, mais de peur de voir l’énorme V8 vrombissant traverser brusquement la mince paroi d’acier de l’habitacle.

- Toto… hasarda-t-il sans trop de conviction.

  • Zitete ! Éternua méchamment le conducteur.

HOLLANDE

 Depuis le passage de la frontière, à Putte, Christine avait posé la tête sur l’épaule du Dauphin. Élan de gratitude ? Soulagement ? Elle eut été bien en peine de le dire avec certitude. Un mélange des deux, et de bien d’autres choses, sans doute. Mais comment se déterminer une base quelconque, fut-elle de réflexion, lorsqu’on vient de franchir la porte de sortie des enfers ? Était-ce vraiment la liberté ? Quelle conduite adopter envers son sauveteur ?

 La Porsche avait traversé la paisible ville de Hoogerheide à une allure vivement réprouvée par la loi. La première centaine de mètres d’autoroute en sortie d’agglomération la transforma en missile. Moins de cinq minutes plus tard, elle se frayait un passage dans les rues calmes de Bergen Op Zoom.

  • Allez ! On se presse ! lança Daniel en sautant au bas du véhicule.

 Christine regarda avec méfiance le magasin d’habillement. Elle ne quitta la voiture qu’à contre cœur.

  • Tu es malade ! Tu as vu comment je suis saucissonnée ?

 Le regard de l’homme glissa rapidement sur l’imperméable défraîchi, de même que le jean’s trop court. Quand aux chaussures, elles lui seyaient comme une paire de skis nautiques. Il réprima l’envie de rire qui le tenaillait pour ne pas aggraver son malaise.

  • C’est pour remédier à cela qu’on est là. Tu ne vas pas te dérober ?
  • Tu aurais pu choisir quelque chose de moins….

 Les poings enfoncés dans les poches, les épaules resserrées pour lutter contre le froid, elle le toisait d’un regard « par en dessous ». Il la saisit par le bras et l’entraîna sans ménagement à l’intérieur du luxueux magasin où leur irruption provoqua un vent de stupeur. Une vendeuse convergea vers eux entre les rayons au design ultra moderne, tout de verre fumé et d’acier brillant, mais elle fut prise de vitesse par une directrice à la devanture arrondie comme une proue de galion, qui cinglait toutes voiles dehors en leur direction. Le bras qui se détendit vivement vers elle brisa net son élan. Elle détailla tour à tour la fille bizarre, son compagnon hirsute, puis la volumineuse liasse de billets qu’il brandissait. Le respect la submergea aussi poignant que la vue d’une crèche de Noël illuminée, un 25 décembre à minuit. Elle trouva tout de suite à l’individu un timbre de voix enchanteur. Le respect la fit fondre comme une noisette de beurre sur une plaque chauffante poussée au rouge.

- C’est la vraie Cendrillon, mais ne le dite à personne. Je vais de ce pas lui acheter une valise pour ranger les vêtements que vous n’allez pas manquer de faire apparaître d’un coup de baguette magique. Tachez de faire vite, nous sommes pressés.

 Son impression favorable toute neuve vola en éclats. Elle le regarda s’éloigner complètement médusée, la liasse de billets en main. En le voyant faire demi tour, elle ressentit brusquement l’envie de prendre ses jambes à son cou. Ce fut à sa compagne qu’il s’adressa.

  • J’ai oublié de te demander ; - donne moi le numéro de téléphone de ton père.
  • Que veux-tu en faire ?
  • T’occupe !

- C’est idiot. Je t’ai dit, il m’a complètement reniée. Je ne suis même pas certaine que ma mort lui causerait une émotion quelconque.

  • Je vais le vérifier. Donne !

 Christine haussa les épaules en signe d’indifférence. Retrouvant ses réflexes d’antan, à une époque où elle gérait du personnel, elle marcha vers un comptoir où elle réclama de quoi écrire d’un signe de main à la caissière ébahie. Elle griffonna en hâte plusieurs numéros.

- Tiens ! La maison, le secrétariat, sa voiture, et sa ligne privée à la banque. Mais tu es prévenu. Il ne te laissera même pas le temps de finir de prononcer mon prénom.

  • T’inquiètes !

 Il s’empara du papier et s’éloigna à grands pas. Sa disparition sembla rendre vie au magasin. Les papotages feutrés reprirent entre clientes et serveuses. Christine suivit la directrice de l’établissement.

- Votre mari semble être un homme très pressé, hasarda la propriétaire des lieux d’un ton qu’elle voulut courtois.

  • Mon mari ? Oh oui ! Au moins deux fois plus que mon amant que vous venez de voir.

 L’opulente Hollandaise se renfrogna. Heureusement, la rapidité avec laquelle s’élevait la facture de la Cendrillon moderne, rien qu’en lingerie fine, lui ramena un peu de baume au cœur.

Daniel réapparut après une vingtaine de minutes, porteur de deux valises. Le visage hermétique, il jeta un simple coup d’œil sur le tas de lingerie amoncelé par Christine.

  • En cette saison, tu aurais pu choisir des trucs un peu plus chauds.
  • C’est si pressé ?
  • Je me sentirai plus tranquille quand tu seras débarquée à Genève.

 Elle jugeait de la coupe d’un chemisier de dentelles noir, bordé de blanc, pressé sur son buste, en regardant son reflet dans la glace. Ses bras se raidirent. Elle chercha le regard de Daniel dans le miroir.

  • Tu as parlé à mon père ? S’informa-t-elle d’un ton où perçait l’anxiété.

- Oui. Ça m’a pris plus de temps pour le convaincre que d’acheter les valises. Mais il t’attendra à Genève-Cointrin à 17 heures.

 Elle épongea les larmes qui lui coulèrent des yeux avec le chemisier et vînt trouver refuge contre la poitrine du Dauphin.

  • Qu’est-ce que tu lui as raconté ?

- Rien de ce qu’il ne sache déjà. On a parlé Écritures Saintes. On a réétudié les évangiles ensemble. Surprise?

 Elle le dévisagea avec étonnement.

- La femme adultère, le retour du fils prodigue, le pardon à Judas, enfin, quelques épisodes de circonstance, reprit le Dauphin.

  • Tu connais la Bible ?

- Le Coran aussi, et un tas d’autres trucs sur le bouddhisme et ses dérivés. Au mitard et en QHS, le choix des lectures est très limité.

- Pourquoi fais-tu tout ça ?

- Pour la même raison que je l’aurais fait avant… si j’avais pu savoir ce que ce débile allait te faire, évidemment.

- Tu esquives la question.

- Sûrement parce qu’il n’y a pas de réponse. C’est ainsi. Faut que certaines choses se fassent.

La patronne du magasin chercha un appui sur le comptoir pour ne pas s’effondrer.

LOUVAIN LA NEUVE

Une douzaine d’étudiants refaisaient le monde devant la trattoria Vésuvio voisine de l’université. Leurs chauds vêtements d’hiver donnaient à leurs gestes des allures d’ours maladroits. Les garçons menaient grand tapage, pérorant à qui mieux mieux, observés par le regard matois des filles. Le feulement caractéristique d’un moteur de Ferrari mit un terme brutal aux conversations. Tous les regards convergèrent vers la voiture de rêve et une jeune fille quitta le groupe sans un mot. Emmitouflée dans un anorak immaculé, ses longues jambes gainées dans un fuseau de skieuse de même couleur, elle avançait le buste incliné pour lutter contre la bise. La bordure de fourrure duveteuse de sa capuche dissimulait les traits de son visage. Elle s’engouffra rapidement dans l’habitacle, puis claqua la portière ouverte à son intention. Lorsqu’elle ôta sa capuche, Marco reçut le même coup au cœur qu’à chaque fois. Lily était d’une beauté étourdissante, de celle qu’on ne rencontre que dans les magazines de mode et chez quelques grands maîtres de la peinture. Tout chez elle était magiquement lumineux. Son teint nordique, d’abord, puis ses cheveux blonds si fins qu’ils semblaient impalpables. Ses prunelles azuréennes, ensuite, et ses lèvres pulpeuses faites pour les baisers les plus passionnés.

L’émotion amoureuse se traduisait instantanément chez Marco par une érection d’une telle intensité qu’elle en devenait presque douloureuse. En même temps qu’il effleurait les lèvres de Lily, il lui prit la main pour se la placer sur la braguette, puis il arracha brutalement la voiture du trottoir.

En amante bien disciplinée, rodée à l’exercice qu’on attendait d’elle, Lily plaça son cartable sous ses jambes, se débarrassa de son anorak en deux coups d’épaule, puis abaissa son fuseau en s’aidant d’une souple contorsion des hanches. Le chemin de ses plus secrètes intimités ouvert à l’inspection de son amant, elle se pencha pour libérer le sexe distendu dont la taille l’effrayait et la ravissait toujours autant. Par petits baisers papillonnants, par la caresse affolante de ses cils, elle amena rapidement son partenaire au bord de l’explosion. Alors, méthodiquement, elle fit glisser sur la hampe de chair ses lèvres pulpeuses dont elle renforçait l’étreinte en les pressant de ses dents. La Ferrari fit une embardée et manqua de peu de propulser dans les airs un cycliste qui n’eut certainement pas atteint les hauteurs sur lesquelles Marco venait de jouer les funambules.

Il courut vers la pizzeria Némo en traînant Lily par la main, sans même prendre la peine de verrouiller les portières de sa voiture préférée. Cette petite le rendait carrément fou !

Le personnel les laissa traverser la salle en évitant de les regarder. Marco ouvrit la porte donnant sur l’étage et propulsa sa compagne dans les escaliers. La porte refermée, il lui délaça les après-ski en hâte, arracha d’un seul geste fuseau et petite culotte, et reçut contre sa poitrine le choc de la jeune fille qui lui enserra le cou de ses bras, et les hanches de ses jambes . Il dut s’aider de la main pour parvenir à la pénétrer. Lorsque se fut fait, engagé en elle jusqu’à la garde, il grimpa les escaliers en décomposant lentement ses gestes.

Lily ne voyait rien du décor. Ni les marches usées, ni la tapisseries à fleurs désuète, ni la chambre au mobilier d’une autre époque, avec son lit en fer grinçant qui ponctuait de grincements d’agonie le moindre de leurs mouvements .

Il la renversa sur le lit, lui maintint les jambes relevées à la verticale, serrées contre son buste, et se mit à la besogner avec l’énergie du désespoir, comme si leur vie en dépendait. Lily hurla son plaisir à gorge déployée, galvanisant littéralement son partenaire. Il se désemboîta d’elle, se jeta à genoux et, lui écartant les jambes, puis les lèvres du sexe, il caressa délicatement les vestiges ténus de l’hymen, objet pour lui de vénération, les lécha avec précaution, puis étendit sa caresse à l’anus qu’il venait de distendre sans vergogne. Lily ronronnait de bonheur.

  • Je ferai de toi une vraie reine, lui murmura-t-il à l’oreille quelques instants plus tard. Dans un an je serai divorcé, et dès que tu as dix huit ans, je t’épouse. Mais si jamais tu me trompes… ajouta-t-il avec un accent sourd, lourd de toutes les menaces de mort et de tortures qu’il lui avait déjà énumérées.

Elle lui ceignit le cou de ses deux bras à l’étouffer, puis roula sur lui à la recherche d’une autre étreinte.

PROVINCE DE MONS

La Maserati creusa de profonds sillons dans les graviers du parking détrempé par les chutes d’eau et de neige fondante. A peine était-elle immobilisée devant la porte de l’établissement de nuit que le chauffeur en jaillit comme un diable hors de sa boite. Il se rua sur l’épaisse porte de chêne et y tambourina comme un malade. N’obtenant pas de réponse assez prompte, il dégaina un 357 magnum de six pouces et tira deux balles qui pénétrèrent le bois avec un bruit sourd.

  • Non, mais ! T’es taré ? Hurla une voix derrière le judas que Toto reconnut comme étant celle de Gina.
  • Ouvre ! Bordel ! Ordonna-t-il au comble de la rage.

Le volet du judas s’écarta comme à regret et Toto emporté par la colère commis l’erreur impardonnable de propulser le canon de son arme dans les croisillons en fer forgé de la petite grille. Avant qu’il n’ait compris ce qui lui arrivait, une poigne irrésistible s’était refermée sur l’acier inoxydable du Smith et Wesson. La porte ouverte à la volée l’aspira vers l’avant. Une autre poigne inhumaine s’abattit sur le haut de son crâne, ferme comme la serre d’un animal préhistorique. Toto se sentit décoller du sol et aspiré à l’intérieur du Blue Marine Club. Tel un fétu de paille, un colosse l’envoya dinguer sur le mur d’en face où il crut s’être fracassé pour le compte.

La voiture de Toto était rapide, certes, mais son habitabilité limitée. Les courbatures dues aux contraction de frayeur pas tout à fait estompées, le seul garde du corps que le caïd avait pu emmener s’était assis sur le capot pour griller une cigarette à son aise. Il avait secoué la tête avec désapprobation en entendant les deux détonations assourdissantes rouler en échos dans les bois environnants. Comme discrétion ! Puis la vision de son cousin et patron décollant du sol sans prendre d’élan lui avait restitué une partie de ses réflexes suffisante pour aller cueillir son arme sous l’aisselle. Mais l’arme en question n’eut guère le temps de quitter son étui.

Carmello contempla avec stupidité la tringle d’aluminium qui lui clouait le poignet au thorax. Il songea bien à se libérer d’une secousse mais, curieusement, une affreuse douleur en bordure de l’omoplate gauche interrompit son geste. Comme dans un songe, il vit une silhouette sombre se détacher du portail de la maison pour s’amener vers lui, le visage fendu d’un large sourire. Vexé, Carmello voulut interpeller l’inconnu pour lui demander ce qu’il trouvait de si comique à la situation, mais ses cordes vocales noyées par le sang qui lui affluait dans la gorge n’émirent qu’un gargouillis. Simultanément, il réalisa que l’instrument brandi par l’inconnu n’était pas un outil de jardinage mais un puissant harpon de pêche sous marine. Et avec une lucidité qui l’étonna autant qu’elle le navra, Carmello comprit qu’il était l’heure de mourir. Ce qu’il s’empressa de faire, car son âme veule se désolidarisa de son corps avant que celui-ci n’eut touché le sol.

La silhouette sombre fut vite rejointe par une autre. A elles deux, elles emportèrent en hâte la victime vers le portail qu’une personne restée invisible depuis la rue ouvrait en grand.

La silhouette sphérique d’une femme sans âge apparut sur le seuil du Blue Marine Club; Gina. Un mètre cinquante à peine, cent kilos passés. De combien ? Nul n’aurait su le dire, car elle ne se pesait plus depuis le franchissement de ce cap fatidique, et pourtant, une vitalité époustouflante animait le moindre de ses mouvements. Avec un accent de Titi Parisien que ses mille et une pérégrinations n’avaient pu édulcorer, elle invectivait quiconque aurait eu l’audace de lui tenir tête avec une rapidité d’élocution propre à ravaler n’importe quel tribun connu au rang de dyslexique. Même l’horreur des camps nazis n’avait pu avoir raison de sa faconde juive. Il faut avouer que sa beauté et sa virtuosité inégalable à danser le French Cancan contribuèrent à saon incroyable sauvegarde.

Le regard bleu de Gina effectua un tour d’horizon rapide, puis il fouilla le rideau d’arbres dépouillés par l’hiver. Entre les branchages serrés, elle distinguait à peine la masse de la hutte de chasse de Max. En fait, un mobile-home de trente mètres carrés pourvu de tout le confort, posé sur pilotis et repeint en vert olive. Un filet de camouflage de l’US Army parachevait sa parfaite intégration à la nature environnante. A ce détail prêt que le gibier présentement au programme avait peu de chances d’achever son périple terrestre dans une terrine de pâté. Les discrètes ouvertures de tir pratiquées dans les branchages à hauteur d’homme étaient pratiquement indécelables depuis la route.

Elle encouragea d’un signe de tête l’homme qui s’approchait un râteau à la main, histoire de faire disparaître les sillons creusés par la voiture de sport qu’un autre sbire lançait prudemment dans un demi tour destiné à l’amener dans le hangar. Décidément, les hommes envoyés par Zag s’avéraient être d’excellentes recrues. Gina referma pensivement la porte. Force était de se demander pourquoi les amis de longue date n’avaient pas songé à constituer un front commun à l’emprise hégémonique des Italiens. « Il leur fallait un chef pour coordonner l’action, conclut-elle avec une pointe d’amertume due au temps perdu. »

ROTTERDAM

Une âme innocente se serait sûrement demandé ce que pouvaient bien avoir à raconter de si important les deux pêcheurs en vêtement de pluie jaune aux deux matelots du yacht de luxe vêtus de cirés de couleur vert olive. Des petites heures de l’aube jusqu’à tard dans la nuit, quand la passerelle était relevée et la porte grillagée du ponton cadenassée, il trouvaient toujours un sujet de discussion. Le Dauphin ne se posa pas ce genre de question. Il approcha des deux gardes en tendant par la crosse le 357 magnum dont il maintenait le barillet ouvert. Ce qui n’empêcha pas l’une des sentinelles de promener tout autour de lui un détecteur de métaux si sensible qu’il grésilla sur la fermeture éclair du blouson, et s’affola carrément à la découverte de la monnaie que le visiteur avait dans les poches.

Celui qui avait empoché l’arme lui désigna la passerelle. Un des matelots lui ouvrit la voie vers le roof aux stores baissés. Le vaste carré du voilier Norvégien tout en bois ressemblait à un pièce de musée tant la finesse des marqueterie était exquise. L’ambre figurait à profusion dans une large palette de bois précieux. Le fin cuir Anglais de teinte beige-rosé s’harmonisait à ravir avec l’ensemble. Au milieu de ce décor des mille et une nuits trônait un septuagénaire à peau très bistre et au physique déroutant. Drapé d’une pièce de tissu richement brodée, à mi chemin entre kimono et la djellaba, le corps chétif de l’individu supportait une tête énorme, disproportionnée, auréolée d’une foisonnante chevelure bouclée d’un roux flamboyant. Une balafre zébrant la joue gauche de la tempe à la pointe du menton, une moustache fournie et une mouche de mousquetaire Français complétaient le portrait original, parachevé de façon déconcertante par une paire de lunette de myope; ses prunelles démesurément agrandies, aussi limpides que celles des husky, semblaient vouloir lui jaillir du visage. Le jeune homme de grande taille, beau comme une divinité Grecque, qui se tenait assis à ses côtés offrait un contraste saisissant avec l’infirme.

  • Entrez, Daniel. Je vous en prie. Que désirez-vous boire ? Whisky ? Rhum vieux ?

Le Dauphin opta pour le rhum d’un signe de tête. Tout comme Max, ce myrmidon qui semblait tout droit échappé du cirque Barnum maîtrisait une douzaine de langue à la perfection. Comme Max et les trois autres compères du quintette, il se trouvait à la tête d’une fortune difficilement chiffrable, car investie dans un lacis de société multinationales couvertes par une multitude de sociétés écrans, tant destinées à transgresser les lois restrictives sur les holdings qu’à égarer la curiosité des inspecteurs du fisc planétaires. Comme ses autres congénères, il tutoyait une bonne partie du gratin mondial au sens olfactif immunisé contre les odeurs que les rêveurs du monde besogneux prêtent à l’argent. Et toujours par ignorance.

- Je vous avoue que j’ai éprouvé un doute sur votre venue, Daniel… Non pas que je mette votre courage en question… Loin de moi cette idée !… Par amitié, vous avez su donner des gages que bien peu d’hommes peuvent se vanter avoir égalés… faute d’en être sortis vivants, probablement… ce qui ajoute à votre mérite… Mais dans le cas présent, votre… disons, votre mépris affiché pour l’argent m’était apparu comme un obstacle… important. D’autant que l’implication de Max allant toujours croissante dans les causes chères à notre cœur… vous savez qui vous me rappelez, Daniel ?

L’invraisemblable myrmidon s’exprimait sans difficulté, mais un rythme d’une respiration au diapason de son aspect physique ; déroutante. Asthme ? Capacité pulmonaire restreinte par malformation congénitale ?... Difficile à dire. L’invité écarta les mains posées sur ses genoux en signe d’ignorance.

  • Benjamin Siegel. Vous savez qui était Benny Siegel, Daniel ?

- L’associé de Luciano et de Lansky, si je ne m’abuse. Le créateur du Las Végas moderne. Mais si lui n’a jamais hésité à payer le prix fort en amitié, on ne peut pas dire qu’il ait été récompensé en retour.

- Les affaires, Daniel. Les affaires… Notre monde est parfois cruel… Ben ne voyait que la beauté du geste, il méprisait l’argent en fait, un peu comme vous, ou peu s’en faut… Il s’était même mis en tête d’aller abattre Mussolini pendant la guerre… Tout seul. Lui, un Juif. Rien que çà !

  • Pourquoi dites vous « parfois » en parlant de la cruauté du monde des affaires ?

La question laissa Don Francesco bouche bée, le geste en suspend. Le coup de patte feutré de l’énorme Angora perdu dans les plis de sa robe le ramena à la réalité. Ses doigts s’agitèrent à nouveau dans la boule soyeuse.

- C’est vrai ! J’avais oublié votre fort penchant hors normes… voire carrément anarchiste... Curieux travers chez un homme d’affaire de votre trempe.

- Soyons sérieux, Don Francesco. Je n’ai jamais été un homme d’affaire au sens où vous l’entendez. Si je me trouve impliqué dans certaines affaires de Max, c’est parce que Max y tenait. Les mines de Colombie, au départ c’était son idée. Tout comme il a cru bon de devoir investir pour deux lors de certaines opportunités. Et j’ai laissé faire.

- Comme cette affaire de rubis Birmans... Je ne suis pas parvenu à trouver une explication rationnelle à la démarche de Max… Pourquoi avoir cherché un tel volume de liquidités en dehors de notre cercle ?... Vous avez une idée sur la raison d’une telle folie ?

- Vous oubliez qu’au départ, c’est moi qui avançait cette partie du capital. Le choix des devises françaises était sûrement celui de ses fournisseurs. J’ignore pourquoi. Dans le cas contraire, j’aurais peut-être une piste pour découvrir pourquoi on l’a tué. Au fait, je vous remercie pour les documents que vous m’avez fait parvenir par l’avocat. Certains sont d’un intérêt capital.

  • Pour venger Max ? S’étonna l’homme.
  • Max, je ne sais pas. Mais quelques autres vilenies, c’est possible. Tout en évitant la guerre à outrance.
  • Vous risquez de vous éparpiller…
  • Pas dans ce monde qui est le mien, argua le Dauphin d’une voix doucereuse.

- Bien. Bien ! Répéta le personnage original… Je vois que vous avez placé d’entrée la barre très haut.

- Concernant le négoce des d’armes, vous comptez assurer la relève ?

- Absolument pas ! Mon rôle d’intermédiaire pour Max était avant tout pour lui faire plaisir. Mais vous savez certainement que je refusais d’approvisionner certains régimes.

- Ce genre de commerce réclame souvent l’apolitisme.

- Possible. C’est pour ça qu’il n’est pas pour moi. De plus, d’abord je ne bénéficierais pas des protections qui étaient les siennes et, deuxièmement, je ne tiens absolument pas à tomber sous le joug des Américains.

Sur un signe de tête à peine perceptible de son mentor, le grand bellâtre pressa un bouton dissimulé dans l’accoudoir de son fauteuil. Un maître d’hôtel en veste et en gants blancs surgit comme par miracle de la cloison. Il devait être télépathe ou pourvu d’un sens de l’ouïe très développé, car il sortit du bar une bouteille de rhum cubain hors d’âge pour servir Daniel, et deux coupes de champagne à l’intention de son employeur et de son poisson pilote.

- A moins d’une décision clairement formulée de votre part d’abandonner l’affaire… et tout ce qui peut graviter autour… aucun d’entre nous ne s’est permis d’intervenir fermement pour éclaircir ce mystère, reprit le septuagénaire.

Le Dauphin apprécia la litote ; « tout ce qui peut graviter autour ». Autrement dit, la totalité des affaires de Max. Bien entendu, il connaissait l’existence de l’accord qui liait les cinq nababs. A défaut d’héritiers dignes de ce nom, de successeurs, de « dauphins », les quatre survivants se partageaient les affaires du défunt. Avec obligation de le venger le cas échéant. Quoi qu’il ait pu leur en coûter. Mais aucun affranchi de très haut niveau n’aurait eu la folle inconscience de s’attaquer au quintette de vieux forbans depuis l’effroyable punition subie par le seul capo régime de la Mafia à s’y être hasardé pour une obscure histoire de « droit de passage ». La victime désignée aurait dû être le « père » Chinois, accessoirement chef tout puissant d’une triade des mieux organisées. Semblable raffinement dans la cruauté n’ayant jamais été atteint, tous les membres importants des familles du crime organisé se le tinrent pour dit ; pas toucher ! Jamais les cinq membres de l’organisation ne se trouvaient réunis, et surtout pas pour les funérailles de l’un d’eux. Auquel cas il eut été enfantin de faire table rase de leur poids dans le trafic mondial des pierres, comme dans celui de gemmes et des métaux précieux… et des armes.

- Même si j’avais renoncé à venger Max et à lui succéder, il m’étonnerait que dans votre sagesse vous ayez pu oublier Aurore, sa fille.

  • Aurore est la nièce de Maximilien. Pas sa fille, répondit le vieillard.
  • Erreur ! Elle est devenue sa nièce pour l’état civil à cause de l’indélicatesse de son frère qui croyait pouvoir s’approprier la fortune de Max en épousant sa maîtresse et en reconnaissant l’enfant. Mais Aurore est bien la fille de Max. Née durant la première incarcération de Max au Nord Viêt-Nam, en I964, quand les Américains ont créé l’incident du golfe du Tonkin alors qu’il se trouvait en mission à Haï-Phong. Cette fois là, l’argent a réussi à le sauver parce qu’il n’était pas grillé. Mais vous ignorez peut-être que pendant dix huit mois les Viêt-Cong ont prétendu qu’il avait été tué dans un bombardement ?

Don Francesco vrilla son regard brusquement glacé dans celui de son visiteur durant une longue minute, puis il se dérida.

  • Je pense que vous avez la preuve de ce que vous avancez ?

- Bien entendu ! La princesse Li May vit toujours. Elle a regagné Mandalay juste avant le retour de Max. Quand à Aurore, j’ignore si elle est au courant de l’histoire, mais elle suit des études dans un pensionnat suisse.

  • Que comptez-vous faire à son sujet ?
  • Exécuter la volonté de Max. Comme cela se pratique partout, j’imagine.
  • Elle héritera donc d’une grande partie de la fortune de son père ?

- A moins que Max n’ait pris des dispositions que j’ignore, elle est sa seule héritière. De toute manière, en tant qu’exécuteur testamentaire, j’aurai une connaissance détaillée des dernières volontés de Maximilien.

L’Angora poussa soudain un miaulement déchirant et jaillit de sa position pour aller se percher sur une moulure en surplomb de l’éclairage indirect. Piqué aux cuisses par les griffes, Don Francesco sursauta, mais une étincelle amusée dansa dans ses yeux de myope. Instinctivement Daniel flaira une surprise désagréable. Il parvînt à dominer un réflexe de peur bien légitime quand un guépard adulte vînt lui renifler la main avec nonchalance. Le vieux forban en fut pour ses frais.

- Que pourrais-je faire pour faciliter votre enquête ? Reprit-il.

  • Éventuellement, organiser un rendez-vous avec Aldo Sarrerossi.
  • Ici ?
  • Ou en un autre lieu sûr. Face à eux, je ne me trouve pas en position de force.

- Je téléphone immédiatement en Italie et à New York pour connaître le nom du contact le plus sûr en Belgique. Autre chose ?

- Peut-être. En fait, j’ignore si vous partagiez les mêmes distractions que Max pour pimenter son existence. Connaissez-vous quelqu’un d’important à la C.I.A ?

Un sourire étira les lèvres minces de Don Francesco.

  • Il y a bien des manières de servir la démocratie. Que voudriez-vous savoir de la C.I.A ?

- Si Max travaillait sur un dossier pour eux. Et si tel était le cas, j’aimerai obtenir des indications susceptibles d’orienter mes recherches.

  • Vous ne croyez pas à la piste des Italiens ?

- Trop évident. Trop gros. En plus, la mort de Max fait perdre à Aldo plus de vingt millions de francs Belges. Ça ferait cher payé, même pour vouloir détourner les soupçons de lui. Et puis, je ne crois pas à un coup fourré venant de sa part.

- Je contacterai la C.I.A. Et d’autres agences avec lesquelles il travaillait de temps à autre. Il est vrai que cette exécution en pleine gare ne ressemble à rien, ajouta-t-il pensivement.

- Les kidons affectionnent le 22 long rifle pour les exécutions sur la voie publique.

- Le Mossad ?... En servant les services américains Max a forcément dû travailler de concert avec eux... un jour ou l’autre… Mais pourquoi l’auraient-ils exécuté ?… Pour les pierres comme pour les armes nous travaillons beaucoup avec les Juifs… et forcément, qui dit Juifs et ressources occultes… Franchement j’ai peine à y croire… Mais si vous voulez, je peux vous obtenir facilement des entretiens au plus haut niveau.

Daniel se leva pour prendre congé et tendit une page de carnet où se trouvaient inscrits le numéro de téléphone de Gina et celui de Zag. Ce fut le secrétaire du septuagénaire qui tendit la main pour se saisir du papier. Le guépard passa entre eux avec le plus souverain mépris et s’en fut sur le pont prendre l’air.

L’aventurier quitta le bateau du milliardaire en proie à un sérieux conflit intérieur. Intellectuellement il vomissait les extrémismes politiques en général, ceux de droite en particulier. L’engagement de Max auprès des services secrets américains justifiait d’ailleurs leur séparation préventive. Si l’histoire familiale de l’aristocrate russe pouvait encore justifier sa haine du bolchevisme en ce qui concernait don Francesco il en allait tout autrement.

Ce n’était que la seconde fois qu’il rencontrait l’Arménien handicapé. La première rencontre s’était déroulée sous l’égide de Max, sur le même bateau ancré dans le port de Monaco. Un cérémonial de présentation assez court, comme pour chacun des autres membres du quintette. Mais don Francesco fut marqué dès l’origine par un destin tout à fait hors du commun.

Sa mère avait accouché de lui à coups de pieds dans le ventre, après le viol collectif orchestré par ce que les geôles de l’ancien empire Ottoman avait pû vomir de plus effroyable pour prêter main forte à un énième épisode du premier génocide du XX° siècle. Son baptême, dès les premières secondes de cette naissance provoquée hors césarienne, s’apparenta à un baptême de l’air avec le mur d’une bicoque pour piste d’atterrissage. Sa mère, très jolie, avait eut le tort de rejeter la proposition de « purification par la conversion à l’Islam » en épousant un Turc. Les pauvres gens qui l’avaient ramassé plus mort que vif, alertés par ses vagissements, l’avaient confié à un groupe de réfractaires en route pour le Musa Dagh, la Montagne de Moïse, futur symbole de la résistance Arménienne. Ballotté de mains en mains au gré des assauts de l’armée turque, le nouveau né anonyme s’était retrouvé embarqué sur un vaisseau français, le Guichen, en septembre 1915.

Après un passage éclair par Port Saïd, le poupon se retrouva embarqué poour une nouvelle croisière du désespoir, à destination de l’Europe cette fois. Sur un canot qui chavira au large des côtes de Malte. Repêché flottant dans son berceau de bois bricolé à la hâte par l’équipage d’un bateau de pêche sicilien, il trouva un foyer aimant dans le petit village de Scoglitti, auprès d’un couple sans enfants. Comme il fallait bien lui trouver un prénom, il hérita de celui du saint patron du village ; Francesco. Si ses parents adoptifs souffrirent en silence de la difformité de leur progéniture tombée du ciel, ils ne tardèrent pas à s’extasier de ses facultés intellectuelles si extraordinaires que leur foyer devînt un objet de curiosité, y compris de la part de l’évêque de Syracuse lui même. Le moyen le plus sûr de lui assurer une instruction sans faille. Francesco grilla toutes les étapes vers une maîtrise en sciences économiques.

En juillet 1943 Francesco goûtait aux joies des vacances en famille. Le 10, indifférent à la mitraille et au mauvais temps, il poussait son fauteuil roulant jusqu’à la grève pour assister au laborieux débarquement de la 45° division d’infanterie américaine. Non seulement il offrit un chaleureux discours d’accueil aux premiers marines dans leur langue, mais il se fit fort de leur décrire avec précision tous les emplacements ennemis ainsi que leur agencement. Sun prouesse de mémoire visuelle lui valut d’être présenté au général Troy Middelton en personne, puis de se retrouver dans la foulée incorporé au régiment en tant qu’agent de liaison-interprète, et surtout mascotte du régiment. Des activités qui l’amenèrent à renconter au siège de l’US Army de Naples autre personnalité singulière ; Vito Génovèse en personne. Quand le successeur de Lucky Luciano à la tête de la famille éponyme de New-York se retrouva victime de l’obstination de l’obscur et intraitable agent Dickey, Francesco lui succéda tout naturellement. Et amassa tout aussi naturellement ses premiers milliards.

La montre du tableau de bord indiquait dix neuf heures quarante cinq lorsqu’il repassa la frontière. Il réfléchissait à la manière la plus opportune de gérer le temps qui lui était précieux quand il se souvînt de la superbe brune, quadragénaire, directrice de banque, et apparemment portée sur les plaisirs sensuels. Toutes les indications nécessaires figuraient sur les enveloppes contenant les photos.

PROVINCE DE MONS

Les lèvres et les pommettes éclatées par les coups, les arcades sourcilières ouvertes, Toto le Génois avait beaucoup perdu de sa superbe. Avachi sur le sol en briques de la cave, les bras maintenus écartés par des chaînes, il peinait à respirer à cause de ses côtes martyrisées. L’ombre du géant s’étendait sur lui, angoissante, mais c’est le voisinage de l’homme au visage en lame de couteau qui l’impressionnait d’avantage. Quand à l’Asiatique, n’en parlons pas ! La réputation de sadisme scientifique qui les précède partout lui glaçait les os. Pour l’instant, le Chinetoque s’en était allé. Bon débarras !

- Tu sais, nous ça ne nous dérange pas de faire durer le plaisir. C’est toi qui choisis. Mais nous pousser ta chansonnette, je te jure que tu vas le faire avant longtemps !

  • Va fangule !
  • Et grossier avec çà ! dit Aldebert en décochant un traître coup de savate dans les cotes malmenées de l’Italien.

Pour ne pas être en reste, Mickaël lui asséna sur le crâne un coup de son poing lourd comme un jambon.

- Ne l’assomme pas ! Il a besoin d’être lucide pour la suite des réjouissances, le monsieur ! Ironisa le maigre voyou du port.

Ping Pong revenait vers eux, déroulant une rallonge électrique. Un sourire enjoué éclairait sa face lunaire lorsqu’il brandit une perceuse de bricoleur prolongée par un foret de dix millimètres.

- Elle pas très grosse, mais os pas très solides non plus. Ça bien faire l’affaire ! Baragouina-t-il avec son accent pépiant.

Aldebert approuva sobrement d’un signe de tête, puis il désigna les jambes de leur victime au colosse qui plia sa carcasse démesurée avec lenteur, à cause de ses cotes fêlées, pour s’asseoir sur les chevilles du supplicié qui commença à paniquer sérieusement. Dans les sociétés à moralité limitée, la torture ne représente pas un problème d’étique vraiment sérieux. A condition de se trouver du bon côté des instruments, cela va de soi. Quand le ronflement de la perceuse lui parvînt aux oreilles, Salvatore banda tous ses muscles pour ne pas hurler d’effroi. Lorsque le foret déchira le tissu du pantalon au niveau du genou, ses sphincters le trahirent et il se vida d’un seul coup. Son hurlement atroce fit vibrer la voûte de la cave comme une peau de tambour.

  • Basta ! Basta ! Je vous donne les adresses et les codes, haleta le supplicié quand l’impitoyable squelette vivant se mit à balancer le foret dans la rotule traversée pour en évaser le trou.

L’irruption de Gina dans la cave prit tout le monde au dépourvu.

  • Vous êtes cinglés, ma parole ? J’ai des clients, là-haut !
  • Je dirai que Ping-Pong faire des vocalises, plaisanta l’Asiate.

- Si vous avez le malheur de le faire gueuler encore une fois comme ça, tu vas les faire tes vocalises. Pour de vrai. Sur la même partition que lui ! Rétorqua Gina d’un ton péremptoire.

- Il a donné ses numéros de comptes et de coffres pour les dédommagements, allégua Aldebert, soufflé par un manque de reconnaissance aussi consternant.

- Son fric nous fera une belle jambe si on se retrouve tous au ballon. Files lui un somnifère et arrêtez vos gamineries pour ce soir. De toute manière, il vaut mieux que vous soyez là-haut au cas où le gros des troupes rappliquerait.

Elle s’en retourna de sa démarche chaloupée sous les voûtes plus que centenaires de la cave, laissant les trois bourreaux penauds de s’être faits enguirlander comme des gamins chahuteurs.

Salvatore ne criait plus. Il avait tourné de l’œil.

MECHELEN

Rien qu’à l’expression de Luciano, Marco comprit que quelque chose n’allait pas quand il poussa la porte du restaurant. Il gagna rapidement le bar sous l’œil intéressé de quelques dîneuses.

  • Che passa ?

- Ton frère, padronne. Il te cherche partout depuis quatre heures. Si ca continue, ils vont faire sauter tous les standards téléphoniques de la Belgique.

Marco lui expédia un coup de la paume de la main sur le front.

  • C’est pour vendre de la pasta qu’on te paye ! Pas pour faire de l’esprit !

Le cadet des Sarrerrossi reprit le chemin d’Anvers en faisant rugir le moteur de son bolide. A la sortie de la ville, il stoppa devant une cabine téléphonique en laissant tourner le moteur de la Ferrari. La ligne secrète de son frère était occupée. Il dut s’y prendre à trois fois avant d’obtenir Aldo.

- Pronto !… Ne crie pas s’il te plaît ! J’étais occupé… si ! Très important !… Ma maison ?… Christine ? Suffoqua-t-il. Mais… mais… Toto ? Mais je me fous que Toto soit parti comme un fou. C’est un grand garçon ! Mais, ma maison, qu’est-ce qu’ils ont pris ?

Marco s’agitait dans la cabine vitrée comme un dément, virevoltant et tapant du pied. Lorsqu’il raccrocha avec brutalité et qu’il fit volte-face, une nouvelle épreuve lui asséna le coup de grâce. Il sortit bien son arme, un automatique Beretta, mais ne put se résoudre à tirer sur la Daytona dont les feux rouges s’éloignaient à vitesse grand V. Une Golf GTI sombre, immatriculée en France, se lança dans le sillage de l’Italienne avec deux hommes à bord et un

empressement plutôt suspect. Croyant à la fuite de complices, Marco lâcha au hasard deux balles qui poinçonnèrent la malle arrière du véhicule. Puis il partit à la recherche d’un taxi en jurant comme un charretier. Il lui fallut croiser le regard réprobateur ou apeuré de plusieurs passants, qu’il enguirlanda d’ailleurs d’abondance, avant de réaliser qu’il tenait toujours son arme en main.

ANVERS

Il avait choisi comme point d’observation la table du Big Ben la plus éloignée de la porte d’entrée. Son perchoir lui offrait une vue imprenable sur la totalité de la salle décorée dans le plus pur style British. Jusqu’au personnel à la mine de constipé qui semblait avoir suivi des cours d’école hôtelière dans la City. L’établissement appartenant à une chaîne Anglaise, Daniel avait estimé les risques limités de s’y trouver cerné par les ennemis. Sauf accident malencontreux. Mais le risque zéro n’existe pratiquement nulle part, et surtout pas dans la profession qu’il avait choisie.

Au téléphone, la voix aux inflexions chaudes et suaves cadrait bien avec la beauté de la personne. Bien sûr, le ton avait changé lorsqu’il avait annoncé la couleur. Il se demandait d’ailleurs si elle viendrait au rendez-vous exigé. Qu’elle lui envoyât la cavalerie royale semblait fort improbable en raison des risques importants de scandale, mais qu’elle s’amenât accompagnée de sicaires fort distingués ne lui paraissait pas du tout impossible. Un pari qui lui plaisait, en somme. Il scotcha les enveloppes sous la table en souriant au défi.

Elle pénétra seule dans l’établissement. Impériale dans son ensemble Chanel. Il la regarda s’installer au bar, allumer sa cigarette, puis exhaler avec lenteur une fumée entièrement inhalée. Ses doigts ne tremblaient pas. Si elle éprouvait un sentiment de nervosité, rien dans sa gestuelle n’en divulguait l’intensité.

Daniel interpella le garçon d’un discret signe de la main. Conquis par le précédent pourboire royal, celui-ci rappliqua ventre à terre. Il lorgna avec circonspection le billet de mille francs plié en long que lui tendait le généreux client.

  • Vous avez vu la dame en noir qui est entrée seule il y a moins d’une minute ?
  • Bien sûr, Monsieur. Madame Correman de Herséle, la banquière.
  • Veillez à ce que la consommation qu’elle commandera lui soit servie à cette table.
  • Cà, c’est impossible, monsieur !

Le vernis du style Anglais résistait mal à l’influence des racines belgisantes.

- Vous verrez qu’elle ne refusera pas. Et puis, si c’était le cas, je vous payerai quand même la consommation. Qu’avez-vous à y perdre ?

  • Je ne sais pas, mais…

Daniel tendit le billet avec plus d’insistance. Il disparut avec la soudaineté d’une proie happée par un caméléon.

Coralie Correman de Herséle tourna vers lui son visage allongé aux traits d’une si grande pureté qu’il en devenait troublant, mais ce fut son regard qui le fascina le plus. Des yeux en amande qui s’étiraient vers les tempes en remontant légèrement, en harmonie parfaite avec le nez droit et fin, la bouche pulpeuse. Si ses prunelles avaient été des canons de pistolets mitrailleurs, il aurait été instantanément transformé en rillettes et crépi sur le mur auquel il tournait le dos. Des rayons laser jaillissant d’un bloc de marbre.

Elle s’assit face à lui sans le quitter du regard, le sac en lézard maintenu serré des deux mains sur ses cuisses jointes, le buste rigide. Le garçon vînt poser devant elle une bière Criek sans qu’elle ne lui accorde la moindre attention. Sa beauté était si parfaite qu’elle n’avait nul besoin d’en jouer. Elle savait combien l’immense majorité des hommes se trouvaient désarmés face à elle.

- Vous avez perdu au jeu ou vous avez eu des dépenses imprévues ? Lança-t-elle d’un ton sarcastique.

  • Je vous avais demandé de venir seule. Êtes-vous accompagnée ?
  • Mon chauffeur m’attend dehors. Ca vous cause problème ?

- Au contraire. Il vaut mieux que nous ne nous attardions pas ici. Vous faire voir en ma compagnie pourrait vous être beaucoup préjudiciable que les désagrément d’un simple chantage.

  • Un simple chantage ? Hoqueta-t-elle en perdant son contrôle l’espace d’une seconde.

Un regard angoissé jeté à la hâte autour d’elle la rassura. Sa perte de sang-froid était passée inaperçue. Elle pencha le buste au dessus de la table.

- Cinq millions un simple chantage ? Mais qu’espérez-vous donc, très cher, trop cher monsieur ?

Daniel se pencha à son tour et, avec une prestesse imparable, il attrapa la directrice de banque par le poignet, serra, et imprima un léger mouvement de rotation. Pour la galerie, un sourire enjôleur détendait les traits de son visage, mais la froideur du regard d’un bleu métallique démentait ces bonnes dispositions d’esprit.

- Écoutez-moi bien, belle dame. Que vous vous envoyez en l’air avec un bellâtre monté comme un bourricot, avec un charter de geishas, ou avec la totalité du cheptel du zoo d’Anvers, je m’en bats les couilles. Et je n’ai pas d’avantage à foutre de votre fric. Je peux vous rendre un service à condition que vous me renvoyiez l’ascenseur. Ou nous trouvons un terrain d’entente, ou vous retournez à vos petites occupations et je réexpédie par la poste le long métrage de vos prestations érotomaniaques à vos maîtres chanteurs pour que les choses rentrent dans l’ordre. C’est clair ?

  • Vous me faites mal !

- Malgré la vision d’une affiche alléchante, je n’étais pas venu avec l’intention de vous faire du bien. A part au porte-feuille, bien entendu. Mais cela dépend de vous seule.

Il lui libéra le poignet sur cette dernière pique, volontairement salace histoire de lui faire comprendre qui tenait le gouvernail de la galère sur laquelle elle était libre d’embarquer, ou pas. Selon la raison dictée par ses intérêts.

- Qu’attendez vous de moi ? Demanda-t-elle d’un ton moins agressif, en massant le poignet endolori qu’il venait de libérer.

- Trop long à expliquer ici. Je vous répète, être vue en ma compagnie pourrait s’avérer très dangereux pour vous. Votre voiture, la mienne, peu importe. Soit on mange un petit morceau dans un restaurant discret, soit on va chez vous. Désolé de ne pouvoir vous inviter chez moi, pour l’instant le décor ne s’y prête pas.

Elle prit du recul pour l’examiner plus à loisir. Les lèvres étirées par un sourire amusé. Quelque chose clochait dans son aspect, mais elle n’aurait su dire quoi exactement. La moustache, peut-être fausse ? Elle était persuadée de ne pas connaître ce visage. Les yeux, alors ? Ils semblaient privés d’une étincelle de vie, comme s’il s’agissait de prothèses oculaires de piètre qualité. A l’inverse, Daniel fournissait un réel effort pour ne pas se laisser subjuguer par la beauté ensorcelante de la jeune femme.

- Attendez ! Vous ne seriez pas en train de vous payer ma tête ?… Là ! Vraiment j’ai un doute !… C’est vrai, vous ne vous exprimez différemment de ces moitiés de demeurés qui m’ont piégée. Vous semblez même posséder une certaine éducation. Mais, croyez-vous réellement que je suis assez idiote pour suivre un inconnu n’importe où ? Que ce soit dans sa voiture ou dans la mienne ?

Daniel la dévisagea un moment, perplexe, et Coralie crut opportun de transformer ce qu’elle pensa être de l’indécision en joute visuelle. Elle sembla y puiser plaisir jusqu’à défier son interlocuteur en allumant une cigarette d’une main ferme, sans dévier son regard. Le danger de dérapage étant réel, il plongea la main sous la table et ramena au jour l’enveloppe de papier kraft qu’il posa à plat devant lui. Sans quitter la jeune femme des yeux, il sortit un cliché au hasard et le lui tendit, dos en l’air. Elle souleva légèrement l’épreuve, le temps d’un coup d’œil, et la rabattit violemment sur le plateau d’acajou, les joues en feu.

  • Vous portez des bas ou des collants ?

- Pardon ?… Mais… Qu’est-ce que ça peu bien vous foutre ? Se braqua-t-elle, oubliant les convenances.

  • A moi pas grand chose, mais pour vous, les bas seraient plus pratiques.
  • Que voulez-vous dire ?

Il ôta son bracelet montre qu’il posa ostensiblement sur l’enveloppe ventrue, puis laissa échapper un soupir d’impatience.

- Ça m’attriste réellement de me voir pris pour un rigolo. Je vous donne… top ! Deux minutes pour poser votre culotte sur la table. Même si ça paraît mesquin de se contenter de l’emballage, ca suffira à mon bonheur ? Dit-il d’un ton sarcastique. Passé ce délai, j’éparpille le contenu des l’enveloppes dans la salle en fichant le camps. Et vous ne me reverrez plus.

  • Vous êtes un vrai malade, ma parole !
  • Quinze secondes de perdu.
  • Mais, enfin… C’est un caprice idiot !… Enfantin !

- Tout à fait ! Si on se met à jouer à des jeux de patronage, autant y aller de bon cœur… Vingt secondes !

Décontenancée par ce chantage stupide et cruel, elle força ses méninges à la recherche d’une issue moins grotesque à l’épreuve de force.

  • D’accord ! C’est gagné ! Nous partons dans ma voiture. Mon chauffeur est quelqu’un…
  • Quarante cinq secondes, la coupa-t-il sans ciller.
  • Mais, enfin, puisque j’accepte ! Dit-elle en se levant à demi.
  • Si vous attendez encore, c’est effectivement debout que vous allez devoir l’enlever pour être dans les temps.

Pour lui prouver le sérieux de la menace, il commença à déchirer le coté de l’enveloppe.

  • Vous voulez m’humilier par plaisir, n’est-ce pas ?

- Plaisir est un bien grand mot ! Quant à l’humiliation, comparée au contenu de l’enveloppe, avouez qu’elle est insignifiante. Mais je peux faire mieux. Vous en doutez ?… Une minute dix !

Coralie se rassit en laissant échapper un grognement rageur. Au travers du tissu de son tailleur, ses doigts avaient fait glisser l’élastique de sa culotte sur ses fesses. Ce stupide individu semblait tout à fait capable de mettre ses menaces à exécution. Elle se soumit à ses exigences sans quitter le Dauphin des yeux. Ses pommettes bien marquées étaient en feu, son regard assassin.

  • Jamais je ne vous pardonnerai !
  • J’en suis catastrophé ! la railla-t-il.

Il la stoppa juste avant que la culotte atteigne les genoux.

- On est entre adultes. Si vous voulez éviter de faire les frais d’un jeu de con, conduisez-vous en personne sensée. Les règles restent les mêmes. La seule échappatoire que vous auriez dans cette affaire, c’est de provoquer le scandale que vous avez étouffé jusqu’à présent en payant le prix fort. Votre destruction n’entre pas dans mes objectifs, je vous le certifie. Mais si vous me refusez votre collaboration, soyez certaine que votre sort m’indiffère totalement. Je n’ai pas de temps à perdre en enfantillages. On s’est bien compris ?

Il poussa vivement l’enveloppe vers elle. Désarçonnée mais pas matée, Coralie l’entrebâilla pour en examiner le contenu à la sauvette. Elle releva la tête, véritablement étonnée.

  • Il y a les négatifs…
  • Dans les autres enveloppes aussi. Elles sont dans ma voiture. Convaincue ?

- Je… je ne sais pas quoi dire. Je trouve tout cela tellement idiot. Et en même temps si éprouvant.

  • On s’en va ? Demanda-t-il d’un ton redevenu neutre.
  • Comme vous voulez.

ANVERS

Stout prit le temps dévisager les consommateurs de la grande salle avant de descendre la dernière volée de marches qui le mènerait au comptoir du caveau. Le peu d’informations qu’il était parvenu à collecter ces derniers jours et le nombre de faciès patibulaires qui se bousculaient au Caveau cadraient bien avec le schéma qu’il s’était dressé de la situation. Non seulement il l’aimait cette ville, il la comprenait, mais elle vivait en lui comme il vivait en elle.

Zag l’accueillit d’une claque affectueuse sur l’épaule et commanda deux chopes aux matelots qui trônait derrière les pompes à bière. L’ambiance générale était à l’euphorie, et la scène dressée dans la « salle des bourges », à gauche de l’escalier, promettait une des prestations complètement loufoques de Zig. Grimée en Mamouchka, en bergère, en petite fille, ou en Gitane, la matrone de près de cinq cent livres s’amusait comme une folle à pasticher des opérettes célèbres à sa manière. Le spectacle méritait un large détour, mais il n’était jamais programmé à l’avance. A la plus grande tristesse des clients occasionnels qui avaient eu la chance insigne d’y assister et qui regrettaient ne pouvoir y convier des amis. Mais Zig, impériale, refusait entendre parler de cachet ou de représentations à dates fixes.

  • C’est fête, aujourd’hui ? S’informa Stout, l’air de ne pas y toucher.

- Par tous les ours de Sibérie ! Tu vas faire de l’ombre à Sherlok Holmès si on publie tes mémoires ! Plaisanta la patron de l’établissement en heurtant sa chope à celle du client.

- Entre nous, Zag. J’aperçois là des tronches de tous les bas fonds de la Cote. Il y a du festival dans l’air ?

- Mais… tu viens de le dire, Messire ! Ils sont venus voir Zig danser et chanter, pardi ! Ca n’est pas une bonne raison de se déplacer, çà ?

Stout hocha doucement la tête et dévisagea son vis à vis d’un air de grande commisération.

  • C’est pas sympa de jouer avec mes pieds, fieu.

- Écoute, Stout. Si je n’avais pas confiance en toi, tu ne mettrais pas les pieds ici. Alors, si tu veux savoir quelque chose, demande le carrément.

Le vieux gendarme vida son verre avant de poursuivre la conversation.

  • Ils sont sortis de leur trou pour épauler le Dauphin ?
  • Pas le Dauphin, moi. Mais c’est exactement pareil. Ça te va ?
  • Et comment ! A boire, tavernier !… Au fait, tu connais la nouvelle ?
  • Laquelle ?

- Sarrerrossi s’est fait casser une baraque. Pas Aldo, le jeune branleur. C’est une gamine qui a téléphoné à la brigade de Kapellen pour signaler un cambriolage qui nous a mis sur l’affaire. Par son numéro de plaque de voiture on est remonté jusqu’à lui. On ignorait totalement qu’il avait une maison là-bas .

  • A sa santé, alors ! … Qu’il en crève de rage. Mais, pourquoi tu me parles de ça ?

- Oh ! Comme ça. La gamine a parlé aussi d’un vieux camion Bedford bleu marine tout rafistolé. Ca m’a fait repenser à ton ancienne fourgonnette. Association d’idées, sans plus.

KAPPELEN

Quand ils s’étaient aperçu de l’aubaine qui leur tombait dessus, les enquêteurs de seconde zone s’en étaient donné à cœur joie pour mener une perquisition en règle. Désordre pour désordre, ils n’y étaient pas allés de main morte. Les inspecteurs de la B.S.R locale partis, Marco laissa échapper sa rage en shootant dans tous les objets qu’il trouvait en travers de son chemin.

Chance toute relative pour le préjudicié, le prédécesseur des inspecteurs avait fait embarquer les documents les plus brûlants. De là à ce que Marco s’en réjouisse, il y avait un pas. Les quatre gardes du corps d’Aldo regardaient le frère du patron s’adonner à sa folie destructrice sans rien laisser transparaître de leurs sentiments. Il était clair qu’ils trouvaient ces accès de rage plutôt puériles. Mais, avec le cadet, mieux valait garder ce genre d’impressions bien enfouies au fond de soi. Il était tout aussi prompt à se servir d’un calibre que de ses pieds ou de ses poings.

Assis dans un canapé, Aldo se grattait pensivement la tempe, attendant que la colère de son frère retombe un peu.

- Une journée de merde ! A chier ! A chier ! A chier ! Putain ! On me casse comme un vulgaire poissonnier. Cette charogne de bonne femme se tire avec mon blé. Je me fais piquer ma Daytona, et en plus, je me retrouve inculpé de détentions d’armes multiples ! Le Dauphin n’est pas loin, Aldo ! Je t’assures qu’il est tout près ! Je le sens !

- Pour les armes, aucun problème. Nos amis vont agir. Quant au Dauphin, je finis juste de te le dire ; il se trouve en Hollande. Il est protégé par ce vieux fou de Francesco qui a téléphoné à Joe à New York pour lui demander d’intercéder auprès de moi. Achile de Bruxelles vient de me faire passer le message.

  • « L’ordre » rectifia Marco, tête basse, l’air buté.

- Ne sois pas insultant ! Joe n’a aucun ordre à nous donner. Et je n’ai à en recevoir de personne. Ce rendez-vous m’arrange. J’irai.

Marco coula vers son aîné un regard par en dessous, ironique, dont il détenait l’énervant secret. Aldo dut se maîtriser pour ne pas l’admonester vertement devant de simples porte-flingues.

- Même à demi fou et homosexuel, Francesco est une personne de parole. Il s’est porté garant vis à vis de Joe. Et Achile assurera la couverture.

  • Nous ne sommes rien pour Joe, objecta Marco.

- Nous n’avons pas d’affaires en commun avec lui, mais le fait de servir d’intermédiaire entre l’Arménien et nous l’engage vis à vis de nous comme des amis de l’autre parti.

  • Les amis ? Laisse moi rire ! Ils pourraient tenir réunion dans une Fiat Topolino.
  • Décidément, quand tu veux te mettre à sortir des âneries, personne ne peut rivaliser !

Le patriarche se leva pour prendre la direction de la porte, aussitôt précédé par deux des gorilles. Le rituel de protection était réglé comme un ballet classique, digne de celui d’un chef d’État.

ANVERS

Les pouces ancrés sous les pommettes, Coralie se massait les tempes du bout des doigts, les yeux clos. Elle avait troqué ses vêtements de ville pour un splendide Kimono de soie rouge rehaussé de broderies japonaises. Les jambes repliées sous elle, elle faisait face au Dauphin qui occupait le canapé situé de l’autre coté de la table basse en laque de Chine encombrée de dossiers. Au milieu de ceux-ci, une cigarette achevait de se consumer dans un lourd cendrier de malachite. Deux bûches brûlaient dans la cheminée de style moderne, noyée dans le mur du salon couvert de tuf. Les diodes vertes palpitaient dans la pénombre sur le tempo d’un air de Lionel Hampton que la chaîne hifi diffusait en sourdine.

Daniel s’étourdissait avec délectation des effluves d’un cognac hors d’âge servi dans un verre à dégustation qu’il réchauffait entre ses mains. Il attendait patiemment que son hôtesse retrouvât ses esprits complètement chamboulés par les découvertes qui venaient de la terrasser.

Coralie remonta sur son nez les lunettes cerclées d’écaille. Les verres de forme carrés et de taille démesurée lui donnaient un air curieux, à mi chemin entre l’institutrice en retraite et la chouette effrayée. Elle considéra longuement la pile d’enveloppes brunes de format commercial, son singulier invité, puis la cheminée où quelques fragments de photos et pellicules achevaient de se consumer.

  • C’est hallucinant. Positivement hallucinant. Je ne trouve pas d’autre mot. Tous ces gens piégés… c’est inouï !

- Rien de surprenant. Le cul et les écus ont toujours mené la valse du monde. Les parasites qui vivent de la crédulité et de la faiblesse des autres se sont ligués pour y ajouter le jeu, la came, les religions et les sectes, mais je pense qu’on peut faire confiance à leur génie novateur pour dénicher d'autres failles ou en créer. En ce qui concerne ces moyens de pression, je pense que vous n’êtes pas au bout de vos surprises… dit Daniel. Je compte d’ailleurs sur vous pour m’éclairer sur la zone d’influence et les activités d’un maximum de personnes piégées.

Un rictus de nature indéterminée creusa une fossette dans la joue gauche de la jeune femme.

  • Vous allez m’obliger à faire du voyeurisme ?
  • En quelque sorte. Mais c’est pour une bonne cause.
  • Vous allez les contraindre aussi à vous aider ?
  • Si leur assistance m’est indispensable, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.
  • Et si l’une d’elle refuse ?
  • Avez-vous refusé ? En aviez-vous les moyens ? Interrogea-t-il sans acrimonie.
  • Il me manque toujours les bandes vidéo, fit-elle remarquer.
  • Vous les aurez dès que le tri sera opéré. Promis !
  • Vous n’aurez plus d’emprise sur moi…
  • Votre parole me suffit… ainsi que la certitude d’une pulsion vengeresse bien compréhensible.

- Pour cambrioler ma propre banque ! S’esclaffa-t-elle dans un accès de joie enfantine assez inattendu. Vous en avez de bien bonnes !

  • C’est bien la nature du marché qui nous lie, non ?

Les traits de Coralie se rembrunirent. Elle hocha la tête comme pour chasser de son esprit une vision détestable, puis se plaqua les deux mains sur le visage. Cette soirée serait décidément à marquer d’une pierre blanche dans le calendrier de sa vie ! Une pierre, et quelle pierre ! Plutôt un obélisque.

- A temps perdu, je visionnerai ce que vous voudrez bien me confier. Avec l’espoir d’y retrouver quelqu’un… dit-elle d’un ton rêveur, sans prendre la peine d’achever se phrase.

  • Les personnes dont on s’est servi contre vous ?

- La bonne amie qui m’a amenée là-bas…

Un instant de silence s’écoula, juste troublé par le crépitement des bûches dans l’âtre. Daniel toussa, les yeux plongés dans son cognac.

- Croyez-vous que cette personne ait eu le choix ? Demanda-t-il avec une étrange douceur.

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