Troisième jour

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TROISIÈME JOUR

BORGERHOUT

Il faisait encore nuit. Les deux jeunes femmes pénétrèrent dans l’appartement sur la pointe des pieds. La présence de la Porsche 928 dans la cour annonçait celle du locataire du Futé. Débarrassées de leur manteau, elles trouvèrent refuge dans la salle de bain pour s’y démaquiller et procéder à un brin de toilette. En voyant Patty ôter sa montre et la poser avec grand soin sur une étagère éloignée du lavabo, Nathalie railla son amie.

  • Peut-être qu’aujourd’hui tu arriveras à lui prouver ta reconnaissance, chuchota-t-elle.

Les grand yeux étonnés de la blonde se posèrent sur elle sans rancune.

  • Comment on fait pour avoir envie ?
  • Ben !… T’as de ces questions !… Çà vient tout seul… Tu le sens.

- Je ne sens jamais rien. A part quand c’est trop désagréable. Ou que le mec a une peau qui ne me plaît pas.

  • Essaye toi même.
  • Comment ça ?
  • Ben ! Tripote-toi, bien sûr !
  • Comment çà ?

Nathalie considéra longuement son amie avec suspicion, mais le visage serein de Patty désamorça sa méfiance. Était-il possible que… ?

  • Tu ne l’as jamais fait ?
  • Non.
  • Aucun mec ne te l’a fait ?
  • Quoi, bon sang ?

Peu gênée par leur petite tenue, la brune Portugaise enlaça son amie avec tendresse et la serra contre elle avec beaucoup d’affection. Elle lui caressa les cheveux, effleura sa poitrine du dos de la main, puis infiltra ses doigts sous l’élastique de la petite culotte de l’ingénue.

- Là, lui murmura Nathalie au creux de l’oreille. Tu masses doucement, comme ça te plaît le plus. Et tu attends que le plaisir vienne.

Patty prit un peu de recul pour dévisager sa compagne de travail, pas convaincue par la démonstration.

  • J’essayerai, dit-elle. Mais ceux qui me l’on fait ne m’ont jamais rien fait ressentir d’intéressant.

Elles achevèrent leur toilette, grignotèrent quelques toasts dans la cuisine, puis se séparèrent. Patty entra dans le lit avec précautions pour ne pas éveiller le dormeur. Elle rechercha cependant sa chaleur par petites progressions. Le souffle de l’homme était égal. Elle approcha le visage de son épaule dénudée pour voir si elle pouvait capter son odeur, mais aucune autre effluve ne lui parvint que celle du gel douche qu’il avait utilisé. Baignée dans la chaleur qu’il distillait à profusion, elle se détendit peu à peu. Lorsqu’elle se sentit vraiment bien, elle releva son long tee shirt pour tester les conseils de Nathalie. Sa longue séance de gymnastique digitale parvînt tout juste à l’amener aux frontières du sommeil quand elle sentit la main de Daniel glisser sur la sienne, l’épouser totalement, et l’inciter à élargir le cercle de ses investigations.

Cette première séance d’initiation à la volupté ne lui apporta rien d’autre qu’un immense sentiment de réconfort. Le plaisir ineffable de s’endormir au chaud et en parfaite sécurité dans les bras d’un homme qui n’exigeait rien d’elle.

  • Parfois il faut savoir se montrer patient, lui murmura-t-il à l’oreille.

ANVERS

L’irruption de celle dont tout le monde attendait l’arrivée avec impatience souleva une véritable tempête de clameurs. Boudinée dans une robe de « fillette », le mollets gainés dans la grandes chaussettes blanches, le visage outrageusement maquillé, l’énorme bonne femme gagna l’estrade par petits bonds, salua, puis attaqua d’emblée, à cappella, un air du Barbier de Seville qui laissa béat de stupeur ceux qui, pour la première fois, entendaient la voix de Zig.

Avec une légèreté étonnante pour un tel volume, l’artiste sautillait d’un bord à l’autre de l’estrade afin de parachever la conquête de son public. Stout et le Futé faisaient partie du nombre, chacun planté à une extrémité du comptoir. Parmi les spectateurs figuraient aussi deux individus dans la trentaine, l’un blond et l’autre brun, assis à la même table en compagnie de deux jeunes femmes d’un genre si douteux qu’elles se fondaient totalement dans l’assistance. La présence constante de matelots étrangers, de la flotte de guerre ou civile, assurait l’incognito du quatuor au milieu de la faune inquiétante des habitués.

BRUXELLES

La Rolls Phantom s’immobilisa aux abords de la gare centrale et trois jeunes filles hilares en jaillirent, en piaillant et en se bousculant. Les blondes sœurs Van Get, Adeline et Émeline, ainsi que la brune Charlène. Hormis le fou rire qui les agitait, elles avaient en commun d’arborer une jupe si courte qu’elles semblaient ne rien porter sous leur anorak, sinon des cuissardes, noires pour les jumelles, blanches pour Charlène. Cette dernière repéra rapidement la Porsche de son père garée de l’autre côté de l’avenue. Elle entraîna ses amies dans son sillage, tandis que la Rolls redémarrait sous l’œil admiratif des rares passants.

Les jumelles investirent l’arrière du véhicule et Charlène sauta au cou du Dauphin pour l’embrasser avec vivacité, prenant cependant garde de ne pas déséquilibrer son postiche.

- T’en fais une de tronche ! le sermonna-t-elle en lui tendant une plaque d’immatriculation enveloppée dans du papier journal .

  • Tu parles d’une arrivée discrète ! bougonna-t-il .

- Qui songerait à te trouver en compagnie de trois ados fofolles ? Tu crois qu’avec tes faux tifs de vieux loup de mer du cinéma muet tu fais plus discret ?

Daniel hocha la tête d’un air dépité et décolla la voiture du trottoir. Le véhicule de sport se coulait avec aisance au milieu du flot de la circulation intensive à l’heure d’entrée des bureaux.

- Nous sommes doublement vexées ! Déclarèrent les jumelles avec une parfaite synchronisation. Pas de bisous pour dire bonjour, et même pas un remerciement pour avoir amené Charlène. C’est très, très frustrant !

Le Dauphin sentit les poils des bras se hérisser. La manière que ces filles avaient de s’exprimer en même temps, puis que l’une poursuivait phrase en laissant à la seconde le soin de l’achever était véritablement ébouriffante. Le dialogue avec elles prenait des airs d’interrogatoire policier à coller le vertige aux peintres de la tour Eiffel.

  • D’autant que Charlène nous a expliqué, argua l’une…
  • Max était un chouette type, reprit la seconde… nous nous le serions bien fait si notre âge ne lui avait pas fait peur… Nous avons marché tout de suite avec lui pour l’enquête…
  • Quelle enquête ? S’enquit l’homme, partagé entre méfiance et étonnement.
  • Pour notre cousine… Rosine. Il faut qu’on vous explique…
  • Oui, on va vous expliquer, reprit l’autre qui s’interrompit aussitôt pour laisser la parole à sa sœur…
  • Notre cousine a voulu faire une fugue aussi. Mais la bécasse s’est plantée… Nous savons qu’elle a passé son dernier coup de fil d’Anvers… Ce que les flics ont nié… Mais notre oncle avait son poste plaçé sur écoute à cause d’un chantage exercé sur sa femme… C’est comme ça qu’il a su que Rosine avait téléphoné du Capri, à Anvers…
  • Comme les flics ne semblaient pas vouloir bouger, enchaîna la seconde pour permettre à sa frangine de respirer. Notre oncle a fait appel à un détective privé, un ancien sous-officier de la gendarmerie. Il a cassé le contrat trois jours plus tard.
  • L’autre détective qui a repris le contrat, on l’a retrouvé mort la même semaine et une bombe a pulvérisé sa maison. Aucun autre n’a accepté de prendre le relais. C’est comme çà que notre oncle a fait appel à Max…
  • Qu’est-ce qu’il était chouette ! S’exclama l’autre avec une ferveur touchante.
  • Carrément bandant, tu veux dire ! Reprit sa sœur, moins lyrique.
  • Plus bandant, oui. Mais pour ce que ça nous a procuré comme plaisir !

Le Dauphin lança vers sa voisine un regard ébahi.

- Tonton Max s’envoyait en l’air avec leur tantine, Angie. Pour Max, ça devait être Ange tout court. C’est elle qui a conseillé au père de Rosine de s’adresser à lui pour accélérer les recherches dans le Milieu.

Daniel rumina longuement ces révélations avant de prendre la parole. Le Capri était effectivement un bar mal famé du port, propriété d’un malfrat de seconde zone. Mais…

  • Je ne vois pas très bien le rapport entre Max, sa mort, et la disparition d’une fugueuse.
  • Le second détective a pas dû le comprendre non plus… le railla une des blonde.
  • Ou il n’en a pas eu le temps, enchaîna la sœur.

- Attendez ! La Belgique, c’est pas le Brésil ou l’Indonésie. C’est un peu plus évolué. La disparition d’une gamine ça remue la fibre paternelle, même chez le flic le plus veule.

  • Merci pour la gamine, lâcha Adeline d’un ton amer.

- Oui ! Merci bien ! Reprit sa sœur sur le même ton. Rosine avait un an de plus que nous ! Et c’est nous qui avons piloté Max vers Deneuleener et vers Devergriet.

  • Oui ! C’est bien nous ! Confirma Adeline.

Le Dauphin gara la voiture sur le parking réservé de Dieteren, l’importateur Porsche, Audi et V.W. Il coupa le moteur puis se contorsionna sur le siège enveloppant pour faire face aux deux sœurs.

- Écoutez, les mousmés. Votre numéro de duettistes est superbement rodé. Ça fait toujours du bien de se faire retendre les nerfs de temps à autre. Mais là, j’arrive aux limites de la saturation. C’est quoi, cette salade ? Et, faite moi plaisir ; qu’une seule parle. J’ai l’impression de me trouver chez les poulets à vous entendre piailler à tour de rôle.

Charlène lui posa la main sur l’avant-bras dans un élan d’apaisement. Curieusement, elle semblait beaucoup plus mature d’un seul coup.

- C’est pour ça que j’ai décidé de leur demander de m’accompagner. Nous avons parlé de toi après ta visite. Tu sais, c’est toujours le même scénario. Les filles jeunes préfèrent d’abord s’afficher avec des mecs de leur âge. Mais, après quelques expériences décevantes au pieu, elles se mettent surtout à la recherche de mains plus expérimentées. Un peu d’égoïsme charnel ça nous fait du bien aussi, faut pas croire. C’est comme çà qu’on en est arrivées à parler de Max. Et les deux Lines m’ont appris ce qu’elles viennent de te dire. Leur cousine a disparu et c’est une de leurs tantes qui a conseillé le père de Rosine de faire appel à Max, parce qu’il connaissait énormément de monde. Pour les deux noms qu’elles t’ont cité, il s’agit de deux profs de Louvain. L’un est prof de Français, l’autre d’Arts Plastiques. Il court des histoires sur leur compte, mais rien n’est prouvé.

  • Tu crois ? S’esclaffèrent en cœur les jumelles.

- Oh ! fit Charlène. Le vieux Deneuleener vous a tripotées parce que vous vous êtes lancées à sa tête. A l’unif, et même ailleurs, il y en aurait bien d’autres, pour peut qu’ils soient convaincus que ça ne se saura pas. Quand à Vergriet, il a fait des milliers de photos de nus. Je ne vois pas pourquoi il aurait refusé de clicher sur des jumelles à oilpé.

  • Le fait que nous étions mineures, répliquèrent en cœur les deux anges de vertu déchue.

- Tu parles d’une référence ! Les deux premières volontaires de la classe pour poser comme modèles nus, ce fut vous. Et en philo, vous rameniez tout au cul avec Adonis.

- Mais, la vie est une perpétuelle course au cul et aux écus, chère sainte. Les écus, on en a déjà à ne plus savoir quoi en foutre. Forcement, comparé au vulgum pécus, ça nous prive d’une moitié des pôles d’intérêts normaux. Nous, ce qu’on sait, c’est que Rosine était fascinée par les théories baba-cool de Deneuleener et qu’elle flashait sur les cheveux bouclés de Vergriet. Chez Angéline, Max nous avait demandé d’approfondir le sujet…

- Et vous en avez pris excuse pour vous faire approfondir le mille feuilles ! Harangua Charlène.

  • Écoutez-moi cette oie blanche! S’offusqua Émeline.
  • Comme ci elle crachait sur le tagada ! Renchérit sa sœur.

- Stoppe là, les pisseuses ! Aboya Daniel. C’est gentil de votre part de vous intéresser au sort de Max, mais ca m’étonnerait que votre piste tienne la route. Alors, on en reste là, d’accord ? On va chercher la bagnole. Charlène tu ramèneras celle-ci à son père et moi je filerai vers mon prochain rancard parce que je vais être à la bourre.

  • Une nana ? lança Charlène.
  • Deux ! Mais je dois d’abord voir un pote.

- Tu y perds. Nous sommes trois, fit observer la cadette de Charly. Et avec de la viande ferme.

  • Ta gueule ! Répliqua sèchement Daniel.

Chez Dieteren, un accueil de récipiendaire fut réservé au quatuor dès que la frimousse des jumelles eut été reconnue par le directeur des ventes. Toutes les occasions étaient bonnes pour les gazettes mondaines de les placer à la une, si possible en tenue de plage. Une attention que les coquines affectionnaient particulièrement. Histoire de voir leur père fulminer.

KAPPELEN

A la troisième sonnerie du téléphone un oreiller adroitement lancé tomba sur l’appareil. Les vibrations perdirent de leur intensité mais perdurèrent. L’adolescente roula sur le coté et chercha le sein de sa voisine en aveugle, du bout des lèvres. La femme dénudée resta indifférente. Elle fumait une cigarette roulée à la main, le bras gauche replié sous la nuque, les yeux rivés au plafond. Sur la table de nuit de droite, prés d’elle, trônait un bol de cocaïne dans lequel était fiché une cuillère en argent au long manche ciselé, ainsi qu’une bouteille de Ballantines pratiquement vide. La faible clarté matinale peinait à filtrer entre les épais doubles rideaux mal joints.

Couché sur le ventre, un oreiller maintenu sur la tête, Marco administra brusquement une ruade à la jeune fille qui eut pour effet de propulser la fumeuse hors du lit. La réception fut dure, mais ni l’une ni l’autre ne songea à se plaindre.

  • Amène le téléphone ! Grogna Marco.

La jeune femme s’exécuta tout en se massant le coude endolori. L’homme tendit juste le bras sans modifier la position de son corps.

  • Durel ?… Putain ! Je t’ai déjà dit de ne jamais appeler directement, bordel !… Quoi ?

L’Italien se dressa, comme piqué par un taon. Il éjecta la jeune fille hors du lit d’une poussée du pied dans le bas du dos et convia ses deux partenaires à quitter précipitamment la chambre par des moulinets du bras explicites. Aucune ne prit la peine de chercher un vêtement pour se couvrir.

- Et alors ? Qu’est-ce que j’ai à voir avec un Arabe de Roubaix poinçonné dans le dos ?… Oui, ma Daytona. Et alors ?… Une Golf GTI ? Retrouvée à Gand ?… Deux balles dans le le dos ?… Et puis ?… Ah ! tu as l’adresse de ce couple de vioques ?… O.K ! J’envoie du monde tout de suite.

Marco laissa tomber le combiné sur la moquette. Il se massa énergiquement le visage puis sauta hors du lit. Rien de tel qu’une perspective d’action violente pour le mettre en forme. Il allait leur passer l’envie de témoigner à ces deux retraités de l’enseignement !

En attendant, il hasarda un regard complaisant sur son érection triomphante et, la queue à la main, il partit à la recherche de ses compagne d’une nuit en se demandant laquelle des deux il allait sodomiser en premier, et en quel endroit de la maison. Pour satisfaire une barre aussi splendidement rigide, rien ne valait la résistance d’un anus forcé sans préliminaires.

ZAVENTEM

La tête de l’homme qui faisait face au Dauphin à une table du bar de l’aéroport était de celle que l’on n’oublie pas, surtout si on l’avait eu pour ennemie. Ex capitaine des services secrets Français expédié en retraite anticipée sans solde, il avait trouvé asile en Belgique. Sans doute y aurait-il ramé quelques années s’il n’avait reçu l’aide d’une barbouze hors cadre avec laquelle il avait travaillé sur plusieurs mission en Algérie. Max lui avait prêté de quoi reprendre une entreprise de montage en télécommunication et signaux d’alarmes ainsi que le magasin de T.V électro-ménager qui y était joint. Une excellente couverture pour ses occupations plus discrètes de détective privé. Une aubaine inespérée. Le capitaine Armand Mandier avait remboursé jusqu’au dernier centime le prêt sans intérêts, mais il n’était jamais parvenu à gommer l’idée qu’il conservait en dette envers le Russe.

Le visage allongé aux pommettes saillantes, les yeux noirs profondément enchâssés au fond des orbites, les sourcils broussailleux brisés en accents circonflexes, et surtout la voix de stentor qui lui montait du fond de la poitrine comme un roulement de galets dans le lit d’un torrent n’auraient pu appartenir à une autre espèce d’individu que ceux taillés à coups de hache pour l’aventure militaire. La vie aurait peut-être pu en faire un truand, mais Armand était allergique aux malfrats. Du moins, à la majeure partie d’entre eux. C’était d’ailleurs à cause de sa droiture d’esprit qu’il devait son éviction de l’armée. Pour lui, une action répréhensible destinée à servir des intérêts personnels ne pouvaient en aucun cas être assimilé à des faits de guerre. Surtout s’ils émanaient de gradés de très haut rang, sensés donner l’exemple.

- Écoute-moi, petit. Ta salade, j’y crois. Je n’ai rien à foutre de tes remboursements de frais. A moins que je ne serais pas capable d’assumer les dépenses, bien entendu. Pour ce qui est de monter des écoutes, aucun problème. C’est l’A.B.C du métier. Pour la banque, ca risque d’être plus coton si je n’ai pas les plans détaillés et les schémas que je vais te noter. Et le jour dit, j’aurai besoin d’aide pour faire sauter la borne. Des mecs sûrs, hein ! Pas des tapeurs de carton à l’esprit mité par la bibine ou la fumette.

Daniel acquiesça. Pas une seconde il n’avait douté de l’accord d’Armand. Il était de leur trempe, forgé dans le même acier. Eut-il été milliardaire ou père de famille nombreuse qu’il n’aurait pas oublié sa dette morale.

Ils prirent des notes en déjeunant d’un sandwich, éclaircirent certains détails, mirent au point un système de récupération discret des plans au « Caveau », puis l’ex-agent de services de renseignement français reprit la route pour Liège afin de réunir au plus vite tous les éléments nécessaires à la mise sur pieds de leur affaire.

Daniel resta seul devant une bière, à regarder défiler les voyageurs.

La femme traversait le hall en conservant les yeux braqués sur la porte de sortie, impériale dans son costume traditionnel aux couleurs chatoyantes et aux lourdes broderies d’or. Elle semblait à peine plus âgée que la jeune fille qui marchait prés d’elle, frileusement emmitouflée dans un anorak blanc dont le bord de la capuche était orné d’une frémissante fourrure immaculée. Même un fin observateur eut été en peine de déceler en elles une mère et sa fille. A trente six ans, la princesse Li May conservait la même fraîcheur de teint que lorsqu’elle avait connu l’aristocrate Maximilien Ordanof vingt ans plus tôt. Sa peau de miel ambré était aussi lisse que la surface d’un verre de cristal. La délicatesse de ses traits l’apparentait plus du physique des Chinoises qu’au faciès plus aplati hérité de l’importante ascendance Mongol régnant sur les hauts plateaux. La famille de la princesse puisait cependant ses racines dans la troisième dynastie du pays.

Beauté atypique due au métissage, peut être, mais un lointain fond de sang commun ayant dû rattacher la lignée de ses géniteurs. Aurore avait bénéficié de l’attention particulière de tous les Dieux et de toutes les Déesses de la beauté. Même à un poète inspiré, les superlatifs et les mots élogieux eurent fait défaut pour rendre un hommage mérité à l’harmonie parfaite de son visage et de son corps. Son pas réglé sur celui de sa mère, elle progressait la tête légèrement baissée, indifférente elle-aussi aux regards étonnés ou envieux que suscitait leur passage.

Deux domestiques mâles tout de blanc vêtu suivaient les deux femmes en poussant des chariots chargés de valises, eux mêmes suivis par une camériste drapée dans plusieurs voiles soyeux aux couleurs chatoyantes. Deux gardes du corps ressemblant à des sumos-tori échappés d’une arène progressaient, légèrement à l’écart du groupe, boudinés dans des costumes de coupe européenne, le regard farouche et scrutateur. Lorsqu’ils repérèrent l’individu aux cheveux gris qui se dirigeait vers leur groupe, ils resserrèrent les rangs.

Daniel s’arrêta à quelques mètres de la princesse. Elle sembla ne le découvrir qu’au prix d’un pénible effort ; celui de baisser son regard vers lui. Elle hésita visiblement sur la conduite à adopter, puis inclina légèrement la tête. Aucun sentiment ne vînt modifier la beauté glacée de son visage.

Surprise par l’arrêt brutal de leur groupe, Aurore jeta un regard circulaire sur le hall avant de découvrir, juste devant elle, la cause de cet arrêt intempestif. Après un moment d’immobilisme, tenant plus à une paralysante poussée de joie qu’à la surprise proprement dite, elle se précipita dans les bras du Dauphin.

  • Tu es laid avec des cheveux gris ! Articula-t-elle dans un sanglot, en guise de salut.

Un sourire indéfinissable distendait les lèvres de l’homme qui, du revers du pouce, essuya les larmes qui coulaient des yeux aux prunelles mordorées, parsemées de paillettes bleues et vertes.

  • Tu es belle avec ta binette de bonne femme, répondit-il.
  • Ça fait…
  • Très longtemps… Trop longtemps, c’est vrai.
  • C’est toi qui a fui l’Europe pour aller vivre avec tes Aztèques.

Il lui plaqua la main sur la nuque pour le serrer à nouveau contre lui, puis l’éloigna avec tendresse. A deux mètres de la princesse, il rendit d’un signe de tête le salut qu’elle lui avait adressé, le visage aussi fermé que celui de la femme.

  • Les voitures sont dehors, dit-il.

Elle répondit d’une inclinaison de la tête et attendit que le Dauphin leur ouvre la voie, Aurore lourdement suspendue à son bras. Bien malin qui aurait pu deviner les pensées qui tournoyaient derrière ce front lisse et buté et ces trait aussi figés que ceux d’une statue.

Les voitures étaient une Cadillac Fleetwood 75 Limousine, suivie d’une Mercédès 6OO Pullman six portes. Les chauffeurs en uniforme en maintenaient les portières arrières ouvertes. La princesse se précipita vers l’alcantara moelleux de l’Américaine.

Daniel s’installa à l’arrière droite, devant Aurore qui avait rabattu un strapontin afin de pouvoir lui faire face. A l’extrême bout de la banquette, Li May semblait captivée par l’agitation de ruche de l’aéroport.

  • Tes études ? S’informa Daniel.

La jeune fille lui avait saisi les mains. Assise sur le bord de son siège, elle avait inséré ses jambes gainées dans un fuseau de ski entre celles de l’homme. Elle hocha la tête de gauche à droite, les lèvres distendues d’un sourire énigmatique.

- Cinq ans. Ça fait cinq ans que nous ne nous sommes pas vus et tu ne trouves rien d’autre à me poser comme question ? Lui reprocha-t-elle. Puis, changeant de ton ; - Comment vas-tu ?

  • Bien. Et toi ? Lança-t-il d’un ton amusé, en entrant dans le jeu.
  • Bien. Ça a été pénible, mais j’ai surmonté l’épreuve.
  • Tu te plais toujours en Suisse ?

Elle le considéra un moment, bouche bée, puis pouffa de rire en hochant la tête. Elle se pencha en avant et amena les deux mains du Dauphin contre son front.

- Tu es incroyable ! dit-elle. La seule chose qui te chiffonne, ce sont mes études… J’ai l’impression d’entendre mon père ! Bon ! Puisqu’il faut expurger le sujet…

A la mention du mot « père », la princesse avait tourné vers elle un regard à la limite du reproche. Comme s’il avait été indécent d’évoquer la mémoire de ce géniteur qui, pour l’état civil, était son oncle, alors que son oncle naturel était devenu son père légal juste après sa naissance. Une situation kafkaïenne qui ne semblait guère perturber la jeune fille. Après une courte joute visuelle, elle reprit sa phrase.

- J’ai terminé haut la main ma deuxième année d’E.S.C. Mais je commence à m’ennuyer à mourir en Suisse. J’ai l’intention de passer le concours d’entrée d’une école similaire en France.

- Tu n’es pas un peu jeune ? Dit-il, interloqué.

- Ça n’est pas l’âge légal qui compte… On dirait que tu es choqué ?

Il secoua la tête, comme pour chasser les effets d’un coup sournois. Max lui avait bien vanté les aptitudes exceptionnelles de son héritière pour les études, mais il avait cru à un légitime excès de fierté paternelle. Le Russe était littéralement envoûté par sa fille.

  • Non. Non. Ça va passer…

La Cadillac quitta son stationnement en souplesse, suivie par la Mercedes dans laquelle les employés de Li May avaient fini de charger les bagages. Un garde du corps occupait la place prés du chauffeur. Son collègue était installé de même dans le véhicule haut de gamme de la firme de Stuttgart.

  • Raconte moi la vie là-bas, en Colombie, demanda Aurore d’un ton avide.
  • Ça fait deux ans que je n’y ai pas mis les pieds.
  • Peu importe. Tu reçois des nouvelles, quand même ?

- Oui, bien entendu. Les gens de là bas sont très nature. Le souci principal des hommes est de pouvoir nourrir leur famille. C’est tout simple. L’assistanat n’existe pas. Tu travailles, tu vis. Tu ne travailles pas, tu crèves. C’est une existence pénible, mais bien moins artificielle qu’ici, en Europe. Les mineurs de là bas sont tout à fait authentiques, sans fioritures, sans détours. Voilà…

La jeune fille le fixait de ses yeux immenses, à l’iris qui semblait animer d’une vie propre tant les différences de lumière qui s’y reflétaient en faisait pétiller les éclats colorés. La fascination qu’exerçait le Dauphin sur elle était si flagrante que sa mère lui décocha quelques mots très secs en Birman.

Un rappel à l’ordre exempt de la moindre affection. Aurore détourna un instant son regard vers elle pour une attention fugace, sans d’avantage de tendresse. Pour un observateur étranger tel que le Dauphin, il état clair que l’essentiel des relations mère-fille devait borner à ces échanges visuels lourds en sous entendus. Entre réplique désobligeante et indifférence, le choix d’Aurore fut vite arrêté. Elle accentua la pression de ses mains sur les doigts de Daniel qu’elle conservait prisonniers entre les siens.

  • Mon père disait qu’ils te considéraient comme un véritable Dieu au village. C’est vrai ?

- C’est abusif. L’embryon de protection sociale que j’ai mis au point les a forcément étonnés. Quand à l’unité sanitaire, aucun d’eux n’avait conscience de ce qu’était une infirmerie. Alors, tu parles ! Un dispensaire ! Leur mode de vie est très proche des mœurs tribales,vois-tu. Ils manifestent beaucoup de respect pour l’ancêtre ou celui qui détient le savoir. Mais ça s’arrête là. Ton père n’est jamais resté assez longtemps dans le village pour comprendre la subtilité des rapports entre les mineurs. Il a sans doute forcé la dose. Tu sais bien comment il était…

Aurore détourna son attention vers la campagne Flamande figée par la vague de froid précoce. Le paysage fuyait sous ses yeux à grande vitesse.

  • Je ne m’installerai jamais ici, dit-elle d’un ton rêveur.
  • Rien ne t’y oblige.
  • Je vais plutôt choisir une école sur la Côte d’Azur, je pense.

- Ouh là ! Au hit parade de la renommée, il va falloir descendre très loin dans les places. Si je ne m’abuse, les cinq ou six premières grandes écoles commerciales classées se trouvent en région Parisienne.

Un sourire radieux rendit Aurore plus belle encore.

  • Tu savais, ou tu t’es renseigné à mon intention ?
  • A ton avis ?
  • Quand m’emmènes-tu visiter ton village ?

SCHOTEN

Un mur de deux mètres cinquante fermaient les parties Nord, Est et Ouest de la propriété. Des motifs décoratifs anguleux en acier inoxydable, tranchants comme des rasoirs ou effilés comme des scalpels en garnissaient le sommet. A chaque angle ainsi qu’en leur centre, postées dos à dos, des caméras orientables assuraient une garde permanente, chacune étant couverte par le champs des deux voisines. Cette précaution rendait impossible toute manœuvre destinée à neutraliser un appareil. La moindre tentative eut été dépistée par l’un des écrans de contrôle intérieur. En cas d’arrêt d’activité, une autre caméra prenait l’unité défaillante pour objectif prioritaire. Toutes étaient télécommandées et pouvaient effectuer des rotations à 360° ainsi qu’offrir des vues plongeantes. Avec les détecteurs de son et de mouvements, le nec plus ultra en matière de protection électronique se trouvait réuni dans l’enceinte.

Le mur, en la partie Sud de l’édifice, ne couvrait qu’une trentaine de mètres ; il assurait a la villa des propriétaires ainsi qu’au jardin privatif une garantie d’intimité. Face à la plus grande branche de la construction en L, une grille massive fermait le parking agencé comme un jardin d’agrément, avec ses copies de ruines de temples romains. Des pilastres en granit plus larges que la murette de soutènement en renforçaient la rigidité. L’accès à ce décor respirant la quiétude était gardé par une autre grille à commande électrique, montée sur rail. Des vérins hydrauliques couplés à la fermeture de la porte redressaient trois obélisques d’acier encastrés dans le sol à l’état de veille. Hautes de un mètre et d’une section et trente cinq centimètres, elles étaient constituées de tubes carré de forte épaisseur, fourrés d’un rail de chemin de fer coulé dans le béton. Leur résistance et leur écartement avoisinant le mètre cinquante condamnait tout espoir de passage à une voiture transformée en bélier.

Ce n’était pas tant le sentiment de sécurité généré par un dispositif de protection digne d’un dictateur que recherchaient les habitués du lieu, mais la réputation justifiée de la qualité des plats servis dans ce restaurant hors paire. Le cadre, à la fois intimiste et favorisant la parade qu’avait su créer l’intelligent Salvatore Augusti, drainait une clientèle huppée, d’ailleurs sélectionnée par la hauteur prohibitive des tarifs dans ce quartier éloigné de la zone portuaire, voisin du château Calixberg et de son écrin de verdure, le domaine Bracht.

Le « César » ne se connaissait pas de rival en art culinaire italien, pas même dans les pays limitrophes. La recette qui se préparait dans le bureau directorial n’avait cependant rien de gastronomique. Face au consiglière d’Aldo se tenaient l’ombrageux Ernesto Riba, un beau frère, le Français Claude Carlier et son âme damnée surnommé « les petites mains » à cause de son infirmité. Le cheveux blond assez rare, le front bombé, le nez en trompette, et les lèvres presque inexistantes au milieu d’un visage en triangle, généraient un sentiment d’ empathie très voisin de celui que l’on peut éprouver à la vue d’un serpent à sonnettes. Mais le détail le plus glaçant chez cet individu de taille modeste était sans conteste son regard glauque veiné de jaune, fiévreux et dansant comme celui d’un malade mental.

- J’ai tenu à ce qu’Ernesto soit présent pour qu’il n’y ait aucune confusion possible. La disparition du Gênois et de son cousin sont préoccupantes, c’est vrai. Mais celle de Vito perturbe toute ma famille. Même Aldo en est très affecté. Je pense qu’il est passé l’heure de chipoter sur les compétences territoriales. C’est de compétences tout court dont nous avons besoin. Des tiennes, Claude. Marco a d’autres préoccupations pour l’instant…

Aucun des trois hommes n’était dupe des efforts de diplomatie déployés par Salv atore pour ne pas fustiger l’incroyable fébrilité qui s’était abattue sur le frère cadet du patron, le rendant inapte à toute tâche de commandement. Marco restait Marco. Chez les truands comme en politique, on ne stigmatise le travers des puissants que lorsqu’on est certain de les détruire pour le compte.

- Tu reprendras l’enquête où elle s’est arrêtée, Claude. Aldo ne croit pas à une intervention du Dauphin sous prétexte qu’il a quitté la Belgique depuis très longtemps et qu’il n’y compte plus d’amis solides. C’est un point de vue. Si on s’en réfère à son passé, à sa réputation, je pense qu’il faut quand même se méfier de lui. C’est un mauvais fer. Mais il ne faut pas non plus se laisser aveugler comme… je veux dire, par la haine, se reprit-il.

Radio bistrot, bien sûr, mais les deux arcans Français s’étaient laissé dire que les différents entre le cadet des Sarrerossi et le Dauphin reposaient surtout sur des litiges généralement illustrés en trois dimensions, genre ; 90-65-90, ou quelques chose d’approchant, vu l’appétence des deux individus pour les anatomies féminines « bien balancées ». De la gaminerie de jeunes mâles, en somme. Pour les deux Français, la gent féminine ne possédait qu’un seul adjectif qualificatif ; rapport. Rapport financier en priorité.

- Je m’en occupe dès que l’on aura réglé le problème avec les Albanais qui arrivent en masse du Kosovo. Mieux vaut mettre les « holà » avant qu’ils ne soient trop nombreux.

  • Bien sûr ! Bien sûr ! Convint le consiglière. Les affaires avant tout…

- En parlant d’affaires, j’aimerais bien m’occuper personnellement de la disparition du Génois. Une de mes femmes a levé le pied en même temps que l’une des siennes, argua Marcel.

Salvatore soupesa les termes de sa réponse avant de s’exprimer. Il savait qu’il se trouvait face à une teigne de la même veine que son neveu ; la pire espèce. Des soldats précieux dans une guerre à outrance, mais terriblement dangereux dès qu’on froissait leur susceptibilité. A un tel degré de paranoïa, cette engeance mortelle ne témoignait d’aucun intérêt envers les conséquences possibles de leurs actes. Leurs pulsions restaient leur seul moteur, la rage de détruire leur seul code morale.

- C’est bien naturel, Marcel. Mais sous la direction de Claude quand même. Je ne veux pas qu’un aspect mal élucidé du problème prenne des allures de règlement de comptes. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser croire à des querelles entre nous. La concurrence que nous connaissons sur les éros centers en Allemagne, la pression de la bande des Juifs parisiens autour de Bruxelles, à Namur et dans la province de Liège, ne nous autorisent aucun signe extérieur de faiblesse. Les guerres ouvertes sont les pires ennemis des affaires. Tu le sais, Marcel.

Évidemment qu’il le savait, Marcel. Et il approuva de la tête. Tout en pensant que s’il pouvait quand même mettre la main sur cet empaffé de Génois… Trois fois qu’il lui avait offert de racheter Astrid, ce bouffeur de coquillettes ! Comme si le moindre doute pouvait exister ! Il en parlerait avec Marco. Directement. Famille ou pas, le cadet des Sarrerossi lui devait bien çà.

- Pour te piloter dans Anvers, Claude, vois Germain Berlitz, le Bossu. Il connaît tout le monde sur le port. Son coéquipier Van Verouten navigue plutôt dans le centre ville. Ce sont nos deux collecteurs de fonds principaux sur place.

Phénomène rarissime chez lui, un sourire amusé distendit les lèvres de Carlier. Par Marcel les petites mains, il connaissait l’épouvantable réputation du géant bossu auprés des prostituées d’Anvers, voire même du pays entier depuis que certains macs avaient trouvé astucieux de l’infliger comme « punition » aux filles fautives. Celui qu’elles surnommaient « Quasi-King-Kong », avec un irrespect surtout coloré de terreur, pouvait en effet s’enorgueillir de posséder un membre viril à ridiculiser toutes les toréadors du cinéma porno, à ce détail prés qu’il était aussi tordu et noueux que son propriétaire. L’épreuve dite « du cheval » était redoutée des prostituées à cause de ses possibles issues dramatiques. D’où les réticences de certains barbeaux soucieux de préserver leur gagne pain. Par contre, les sévices infligés par le Bossu présentaient le double avantage de marquer l’esprit des filles au fer rouge tout en épargnant l’inaptitude au travail systématique chez les récalcitrantes.

ANVERS

Les nuages noirs, empesés de neige, couraient si bas qu’il était possible de croire, sans effort d’imagination particulier, que l’antenne radio de la tour de verre et d’acier les éventrerait au passage. Une vision de l’esprit, bien entendu. Poussés par un fort vent d’est, ils déroulaient leur couverture sombre sur le pays comme animés par la volonté d’y maintenir les ténèbres plusieurs heures après la levée du jour.

Isolée dans la salle du conseil au dernier étage du building, Coralie suivait sur l’écran géant une énième cassette vidéo que lui avait fait parvenir son étrange et dernier maître chanteur. En arrivant le matin, elle avait failli tomber à la renverse en découvrant le mot joint à la dizaine de caisses en carton copieusement entourées de ruban adhésif marron. Sans complexes, arguant d’un contre temps, il lui demandait d’oublier son travail quelques heures afin de visionner les bandes en solo et d’effectuer un compte rendu sur l’identité et la fonction des individus piégés.

« A temps perdu », lui avait-elle pourtant précisé.

A vu de nez, à raison de dix heures par jour, elle avait tout intérêt à prendre ses congés pour les trois années à venir.

Indignée qu’il se soit permis de lui adresser ce genre d’objet directement à la banque, une bonne heure lui fut nécessaire avant que la curiosité de découvrir le visage des notables piégés prenne le pas sur la rancœur de l’avoir été aussi. Elle donna l’ordre de transporter les colis dans la salle du conseil puis, à sa secrétaire particulière, celui de ne la déranger sous aucun prétexte.

De sa fine écriture, elle consigna les notes et remarques réclamées par son singulier « associé ». De sa main libre, elle activait la touche de défilement rapide des bandes.

Les prises de vues n’étaient pas toutes effectuées dans le même cadre, de loin s’en fallait. Certains films avaient même été tournés en extérieur. De toute évidence, toujours à l’insu de la victime. Deuxième constat, sans doute en raison de leur représentation plus importante au sein de l’appareil d’État, les hommes piégés figuraient en plus grand nombre que les femmes. Détail qui l’étonna sur le coup -elle avait d’abord cru à une démarche strictement mercantile basée sur la faiblesse charnelle de ses consœurs- mais, réflexion faite, et en raison de l’éclairage apporté par son mystérieux recruteur, la manœuvre des malfrats attestait d’une étude logique imparable de la classe dominante. Une stratégie des dominos placés en cercle. Même les personnalités qui ne prêtaient le flanc à aucun reproche n’avaient d’autre alternative que de soutenir leurs partenaires impliqués sous peine de se retrouver elles mêmes étendues pour le compte. Du grand art machiavélique.

La beauté plastique de certains acteurs involontaires et la qualité des prises de vues propulsaient quelques cassettes au niveau des meilleures œuvres érotiques ou pornographiques du commerce. D’autres franchissaient allègrement les sommets du sordide absolu. Telle celle mettant en scène un vieillard quasi décharné qui se faisait grimper par un berger Allemand tandis qu’une blonde Walkyrie bardée de cuir lui cinglait le dos avec un fouet.

Coralie laissait parfois les films se dérouler plus longtemps que nécessaire à l’identification des victimes, en fonction de leur qualité esthétique, ou pour des raisons plus personnelles qu’elle n’aurait avoué à personne, pour rien au monde ; par pur voyeurisme. A deux reprises, en apercevant des corps féminins se tordre de plaisir sous les mains de la démoniaque Asiate qui l’avaient propulsée à des sommets d’extase jamais explorés, elle avait eut peine à juguler le trouble qui la gagnait. Pourquoi avait-il fallu que ces divines sensations fussent avilies par un triste commerce ? L’idée fugace de croiser à nouveau la frêle prêtresse de Sapho sur le terrain neutre du seul plaisir lui enflamma les joues. Elle éjecta nerveusement la cassette trop évocatrice pour en placer une autre dans l’appareil, puisée au hasard dans le premier carton ouvert.

Après quelques crachotements, sans doute dus à un changement de bande maladroit, deux femmes en pleins ébats érotiques étalaient leur superbe anatomie sur l’écran. La plus âgée était allongée sur la traditionnelle table de massage. Curieusement, si l’une et l’autre avaient les yeux bandés, aucune ne semblait prendre de plaisir à une exhibition d’évidence orchestrée par un bras qui, de temps à autre, traversait le champ en gros plan. Un enregistrement de qualité plus que médiocre, et une prestation des « actrices » trop artificielle pour être crédible. Il était clair que la scène dépourvue d’attraits se déroulait sous la contrainte pour les deux partenaires. Curiosité ? Prémonition ? Coralie ne parvenait pas à se résoudre à abandonner la projection sans intérêt dans la mesure où aucun visage n’était identifiable sous les bandeaux.

Le bras directeur occupa à nouveau le premier plan pour interrompre les ébats et attirer la partenaire active face à l’objectif. La main anonyme ôta le bandeau, et une incontrôlable nausée plia Coralie de côté. Son petit déjeuner rejeté en trombe cingla la moquette aux tons bleu marine et noir ainsi que le cache radiateurs le plus proche. Elle s’essuya les yeux d’un revers de main et se força à regarder à nouveau l’écran, quasi certaine de ce qu’elle allait découvrir. Des mains brutales renouaient le bandeau sur les yeux de Lucie. L’acteur au visage invisible s’en fut redresser la femme passive. Il écarta les jambes pendantes en dehors de la table, et y enfourna la tête de la jeune fille. Ceci accompli, il se déboutonna, écarta les fesses juvéniles à la caméra et força l’anus d’une violente poussée. Le corps arqué se cambra dans un sursaut de douleur tandis que l’officiant arrachait le bandeau des yeux de la partenaire passive.

Coralie fut victime d’un autre haut le cœur, faute d’avoir quelque chose à rejeter. Après la fille, la mère, comme elle l’avait à la fois pressenti et redouté. Son amie d’enfance, de collège, d’université, puis sa confidente clignait des yeux comme une chouette éblouie, le visage cadré en gros plan par un effet zoom. Et la date affichée au bas de l’écran, nettement antérieure à sa propre chute confirma ses craintes.

« - Croyez vous que cette personne ait eu le choix ? » Avait suggéré l’intrigant monsieur Daniel.

Le visage enfoui dans les mains, la banquière pleura en faisant osciller son corps d’avant en arrière, torturée par le chagrin.

Un moment plus tard, elle appuyait son front brûlant sur l’un des carreaux de l’immense baie vitrée profilée en arc de cercle. Aussi loin que le lui permettait la pénombre dispensée par le plafond de nuages très bas, elle voyait se poursuivre l’incessante agitation du complexe portuaire concourant pour la dixième place au sein des plus importants ports de la planète. Comparé aux efforts sereins et laborieux du petit peuple, que pouvait représenter les guerres sordides pour les pouvoirs, partiels, plus ou moins importants, voire même futiles ?

Elle s’épongea les yeux, se moucha avec énergie, puis rejoignit son siège de président d’un pas ferme. Elle sortit un appareil téléphonique des dessous de l’immense table en teck coupée dans un seul arbre, dont les contours bruts de coupe avaient été conservés.

  • Aurélie. Passez moi la rédaction de « La Sentinelle ». Et quand Laurence arrivera, vous la conduirez jusqu’à moi.

Elle raccrocha et consulta ses notes, perplexe. Tous les noms inscrits commençaient par la lettre « T », mais ils remontaient en sens contraire de l’alphabet. Intriguée, elle puisa d’un seul coup une pile de cassettes à laquelle elle fit accomplir un demi tour en les posant sur la table. La première, Schwertzberg, précédait les premières lettres débutant par « T ». Elle répéta le même geste avec la colonne voisine qui se révéla être la parfaite continuation alphabétique de la précédente. A défaut de répertoire capable de la guider vers les noms les plus en vue, elle avait découvert un ordre de classement qui allait lui permettre de gagner du temps. Pas pour ce cher monsieur Daniel, peut-être, mais en tout cas pour elle.

La sonnerie du téléphone coupa court à ses calculs.

- Laurence ?… Oui, c’est bien moi. Il faudrait que tu viennes me voir de toute urgence… A la banque, oui. Ma secrétaire t’amènera à moi… C’est plus important que cela encore, je crois. Une fois mort, nos besoins sont plutôt limités, non ?… Je t’attends.

Forte de sa découverte, elle dénicha rapidement la bande qui précédait celle déjà vue de Laurence. En fait, elle en trouva encore deux autres sans pouvoir rassembler le courage d’en visionner une. Comment ces êtres immondes avaient-ils pu pousser le cynisme jusqu’à contraindre la mère et la fille a avoir une relation sexuelle à leur insu ? Quel autre dessin inavouable poursuivaient-ils donc pour agir avec autant d’ignominie ? L’entreprise de noyautage et de paralysie des œuvres vives de la nation qu’elle voyait se développer sous ses yeux dépassait de plus en plus largement son entendement. Quel esprit machiavélique avait donc pu jeter les bases d’un piège d’une telle ampleur ?

A mesure qu’elle restituait l’ordre alphabétique des cassettes vidéo, une idée cocasse lui germa dans l’esprit. Et si… ?

La grande différence d’âge qui la séparait de son mari lui avait valu maintes démonstrations de sollicitudes de la totalité du quota mâle du conseil d’administration. Même les demi fossiles ayant largement dépassé l’âge canonique avaient fantasmé sur elle. La succession de son époux en temps que président directeur général de la banque, et plus encore le fait d’avoir dédaigné la totalité des propositions de « fusion » sans équivoques, lui avait assuré de solides inimités. Le seul côtoiement de son soupirant le plus acharné lui était devenue horripilant depuis que ses œillades libidineuses avaient cédé le pas à des regards assassins. Quelle que fut le projet présenté, elle était certaine de devoir combattre pas à pas les troupes soulevées par Demeulder. Bon vivant, aussi munificent à l’égard des gens de sa caste que méprisant et radin envers ses employés, l’important directeur d’un groupe géant de la chimie ne lui laissait aucun répit.

Un soupir victorieux salua sa découverte. D’instinct, elle savait qu’elle l’aurait trouvé au milieu de ce fatras de perversions en tous genres, dont elle oubliait déjà avoir fourni un échantillon.

Tout d’abord, elle crut à une erreur. Une personne avait dû glisser par mégarde une cassette qui n’était pas la bonne dans la chemise étiquetée « Pierre Henri Demeulder. Chimie ». Une demi douzaine de gosses ayant entre six et douze ans avalaient tour à tour la cuillère de pâte à tartiner qui leur était tendue. Puis, après rupture de scène, on retrouvait les mêmes enfants complètement dénudés, à l’exception d’un harnachement de cuir noir clouté de rivets chromés qui leur ceignait la taille, le buste et les épaules. Un large collier de chien attaché serré complétait la « tenue ». Nouvelle rupture de champs, mais cette fois avec un montage soignée de différents angles de prises de vue.

Dans une pièce intégralement tapissée de miroirs, Demeulder trônait nu sur une sorte de divan bas, évoquant une table d’examen gynécologique aux pieds sciés. Impérial, l’index ferme, il effectuait son marché en désignant un bambin d’environ six ans, de type Eurasien, et une poupine à peine plus vieille, au visage angélique et aux fins cheveux de lune. Les autres gosses disparurent de la prise de vue.

Deux officiantes qui se donnaient beaucoup de peine pour ne pas présenter leur visage de face aux caméras enduisirent abondamment le bas ventre flasque du quinquagénaire.

Fascinée par l’horreur du spectacle auquel elle avait peine à croire, Coralie tînt le choc jusqu’au moment où une officiante séparait la partie basse de la table par son milieu, écartant les jambes du pervers. Lui, les yeux au plafond, suivait la progression de la fillette guidées par deux chaînes attachées à son collier, qui semblait savoir précisément ce que l’on attendait d’elle.

Les deux coups frappés à la porte la firent sursauter de frayeur. De même qu’ils lui épargnèrent la vue insoutenable de la suite car elle pressa le bouton « pause » de la télécommande.

Sans atteindre à la perfection physique qui nimbait Coralie d’une prestance hiératique, Laurence était aussi une très jolie femme à la trentaine épanouie. La caméra clandestine n’avait guère rendu hommage à ses traits fins. Blonde, aux formes bien pleines, son visage en cœur et sa bouche pulpeuse causaient des ravages dans la gent masculine. Elle resta plantée sur le seuil, les doigts crispés sur la poignée de son sac à main, ne sachant quelle conduite adopter. A dix mètres d’elles, son amie d’antan ne semblait guère plus inspirée. Elle restèrent ainsi un moment à s’épier en silence, puis, comme libérées par le même mécanisme, elles se précipitèrent l'une vers l'autre en lâchant un gémissement d’animal blessé. Elles se bercèrent mutuellement pendant de longues minutes, le temps sans doute de laisser s’étioler les derniers lambeaux de rancœur, d’incompréhension ou de honte. Jusqu’à ce que Laurence, au travers du rideau brouillé de ses larmes, ne réalise la nature de la scène figée sur l’écran.

  • C’est atroce ! Hurla-t-elle.

Ça avait assurément dû l’être pour le jeune gamin livré à la merci d’ignominieuses ordures.

PROVINCE D’ANVERS

Les premiers flocons de neige commençaient à tourbillonner dans le ciel quand les deux voitures de grande remise quittèrent l’autoroute A1 à l’échangeur de Saint Job-in’t Goor pour s’enfoncer dans les profondeurs de la campagne Flamande. Leur périple sur l’étroite chaussée asphaltée fut des plus courts. Quelques minutes plus tard, les limousines s’engouffrèrent sous la voûte plein cintre d’un portail en pierre délabré. Les deux coquettes petites constructions à échauguettes et toits pointus qui le jouxtaient étaient totalement envahies par le lierre qui resurgissait entre les ardoises de leur toiture.

Les branches folles des taillis dépouillés par l’hiver, qui formaient une haie de part et d’autre de l’allée, cinglaient les carrosseries au passage. La pelouse circulaire que dut contourner l’équipage, tout comme le bassin planté en son centre, accusaient le même manque d’entretien. L’épaisse couche de gravier blanc qui constituait une esplanade devant le perron du château n’avait pas dû sentir les dents d’un râteau de jardinier depuis des années. Pourtant, la construction de style Mansart avait encore fière allure.

Les limousines se rangèrent en épi aux côtés d’un Range Rover et d’une berline Jaguar. Un individu pittoresque se matérialisa soudain au milieu du perron, comme après avoir traversé la porte à deux battants qu’aucun arrivant n’avait vu s’ouvrir. La star française Yves Montand tournant sur le plateau d’une comédie burlesque ! La ressemblance était stupéfiante. Même chevelure grisonnante, même élégance, même type de visage allongé et même sourire démesuré. Jusqu’à la tête inclinée vers l’épaule droite, le coude collé au corps et le bras tendu à l’horizontal prolongé par une main ouverte. Toute une gestuelle empruntée au comédien-chanteur.

La princesse Li May se laissa embrasser les joues sans enthousiasme. De même que sa fille qui resta de marbre sous les cris d’extase de son faux père et vrai oncle. Daniel coupa court à l’accolade en tendant le bras de très loin pour une poignée de main sans énergie.

Alexandre haussa les sourcils, écarta les mains en signe de fatalisme puis, coude au corps et bras tendu à l’horizontal pour indiquer le chemin, il effectua un petit parcours circulaire autour des invités avant de prendre la direction de la porte d’entrée.

- J’aimerais pouvoir me changer et passer par la salle de bain, lança la princesse une fois dans le hall.

- Désolé, très chère, mais le notaire fulmine déjà contre votre retard depuis une demi heure. Je doute pouvoir le retenir encore longtemps.

- Vous lui direz que je ne suis pas parvenue à détourner l’avion pour l’obliger à se poser dans l’allée du parc. Les haies n’étaient pas élaguées.

- Bien sûr ! Bien sûr ! Rétorqua Alexandre d’un ton mielleux, en désignant la porte du bureau.

Les bisbilles des anciens époux laissaient Daniel indifférent. Son regard erra sur les sculptures du monumental escalier d’honneur, sur les boiseries sculptées au rideau des bas de mur et le cuir de Cordoue finement travaillé pour la partie haute. Quelques panneaux commençaient à se décoller çà et là. Dans l’ensemble, l’intérieur avait été nettement mieux entretenu que les extérieurs.

Le premier clerc de notaire trônait derrière la table de travail de feu le grand duc Iaroslav, père de Max et d’Alex, au milieu d’une foule d’objets hétéroclites en provenance de tous les pays du monde .

Un bric-à-brac poussiéreux dont l’inventaire eut transporté d’aise n’importe quel historien ou brocanteur. Voire même quelques chasseurs, en raison de la profusion de trophées.

Impatient, l’homme au visage poupin et aux lunettes cerclées d’or consulta sa montre avec ostentation pour marquer sa réprobation. Comme personne n’en avait cure, il compta le nombre de personnes présentes en commençant pas la gauche, puis en reprenant par la droite, et son regard clignotant de volatile effrayé s’arrêta sur la montagne de chair plantée de façon menaçante derrière Li May.

  • Ce monsieur ferait-il partie de la famille ? Interrogea-t-il.

- Presque, répondit Daniel pour couper court aux querelles byzantines qu’il sentait poindre. Ce monsieur est le garde du corps personnel de la princesse. Il répond du bien être de madame sur sa propre vie. Même si vous parliez sa langue, je doute fort que vous parviendriez à le convaincre de sortir. D’un autre coté, si cela peut vous rassurer, il ne comprend pas un traître mot de la notre. Nous pourrons donc commencer.

  • Vous êtes monsieur Daniel Lecomte ?
  • C’est cela.
  • Maitre Morianmets m’a parlé de vous…
  • En bien, j’espère ? Gronda le Dauphin d’une voix sourde.
  • Tout à fait ! Tout à fait… s’empressa de préciser le tabellion en devenir.

Le sourire aux lèvres, Aurore poussa Daniel vers la bergère voisine de celle occupée par sa mère. Elle conserva la main de l’homme prisonnière de la sienne. Alexandre occupa le siège le plus proche de la porte.

  • Nous allons procéder à l’ouverture du testament du Duc Maximilien Michel Dmitri Ordanov. Je demanderai à chacun d’entre vous de bien vouloir me faire parvenir les preuves de son identité, et de me fournir les pièces officielles d’état civil prouvant sa parenté avec le défunt.

MONS

Le visage et les habits maculés de boue, enlisé plus qu’à mi mollets, Aldebert renonça à creuser d’avantage. Il jeta hors du trou la pelle et la bêche de terrassier, puis s’accrocha à la branche que lui tendait son partenaire attitré, Riton, un gros pépère à l’allure bonasse, mais pas toujours vraiment jovial. Ils arrachèrent le cadavre du Génois de la brouette en le saisissant par les chevilles et par les poignets, puis ils avancèrent de part et d’autre de la fosse visqueuse, creusée sur une petite butte à proximité de l’étang. Le corps s’écrasa dans le fond avec un bruit flasque.

Méticuleux, les deux hommes posèrent des branches solides en travers du trou, puis il se rendirent à la seconde brouette pour y quérir les deux sacs de chaux vive qu’ils placèrent sur les branchages. Quelques coups de bêche libérèrent la chaux qui recouvrit uniformément le cadavre. Sans échanger un mot, comme dans un ballet bien réglé et mainte fois répété, il retournèrent aux brouettes où ils prirent des vestiges de piquets de clôture en ciment qu’ils jetèrent sur le corps.

  • D’ici à ce qu’il regagne la surface, on aura gagné notre trou aussi, dit doctement Aldebert.

Riton approuva gravement de la tête, puis il cracha dans ses mains et ramassa l’une des pelles pour combler la fosse. Leur besogne accomplie, les deux compères égalisèrent approximativement la tombe du Génois, y éparpillèrent des feuilles mortes prélevées aux alentours, puis ils piétinèrent l’emplacement.

Une centaine de mètres les ramenèrent jusqu’à l’asphalte de la route, face au Blue Marine Club. Ils n’avaient pas finis de la traverser qu’une silhouette surgie des fourrés venait planter une croix de fortune sur la tombe de l’Italien. Cathy s’attarda le temps d’une courte prière, suivie au loin par les jumelles d’un jeune homme blond de taille athlétique. Une fois la gamine hors de vue, l’homme rejoignit son compagnon assis au volant de la Lancia.

  • A mon avis, ils vont procéder à un sérieux nettoyage. Avec l’autre lesté dans la citerne de la baraque abandonnée, ils ont mis le grand braquet. Deux en deux jours…
  • Peut-être que les zigues se sont fait avoir en même temps.
  • Pourquoi ils auraient attendu vingt quatre heures pour butter le second ?
  • Histoire de faire connaissance…
  • Ouais ! Ben, on s’arrache de là. Le climat devient malsain.

ANVERS

Les paupières boursouflées par les larmes, les deux jeunes femmes fumaient en silence. Coralie assise dans son fauteuil directorial, Laurence installée à sa gauche, dos aux grandes fenêtres donnant sur le port. Devant elle, quatre cassettes vidéo empilées avoisinaient une enveloppe kraft rebondie. L’écran géant toujours allumé n’affichait plus d’images.

- Tout bien réfléchi, je crois qu’il est préférable de lui demander son avis, dit soudain Laurence. Je connais bien ce milieu. J’y ai souvent enquêté du vivant de mon père, et je pense que tu as tort de croire qu’il te considère comme une associée au sens où nous, nous pourrions l’entendre.

- Et alors ? Il m’a aussi rendu les cassettes qui me concernaient. Note, peut-être sans le savoir. Qu’est-ce qu’il pourrait vouloir de toi ?

- La même chose que les autres ont exigé. Le silence quand ca les arrange, ou des articles à leur avantage. C’est selon. Et parfois…

- Ca va ! on ne va pas encore revenir la dessus, dit Coralie d’un air excédé. Lui n’exigera pas de moi que je te pièges, il me tient déjà par ma promesse.

Laurence se pencha pour atteindre le bras de son amie. Elle y posa la main en signe d’apaisement.

- Lui n’est peut-être pas intéressé par ton fric, ma chérie. Mais tu l’as dit, il veut connaître l’identité des piégés pour pouvoir se servir d’eux.

  • Au besoin, précisa Coralie.

- Peut-être qu’il a besoin de moi. Ou qu’il le croit. Crois-moi, tu prendrais un gros risque en commettant un acte qu’il pourrait considérer comme une trahison. Tu déplores n’avoir pas de liste ou de registre qui te permettraient de gagner du temps dans tes recherches. Mais lui l’a peut-être récupérée.

L’argument porta. Il lui apparaissait évident à présent que la découverte des cassettes la concernant ne s’étaient pas trouvées par hasard dans un carton réunissant des initiales N, O, et P, si distante de la première lettre de son patronyme. Les avait-il visionnées ? Sûrement pas, pensa-t-elle, pas eu le temps. La scène ridicule de la petite culotte lui revint à l’esprit, et elle convînt que s’il avait exigé d’elle une ou plusieurs fantaisies sexuelles, elle n’aurait eu d’autre choix que la soumission. Une façon relativement élégante de lui coller le nez dans « son caca ». Ou, à la limite, pas la plus avilissante.

- Tu pourrais lui promettre ton aide aussi, à condition qu’il te permette de détruire tout de suite ces… ces… ces…

- Laisse tomber ! Je sais de quoi il s’agit. Je pourrais lui faire cette promesse, c’est certain, encore faudrait-il qu’il ait une raison d’accepter ce marché.

Coralie écrasa nerveusement sa cigarette et en ralluma une autre à l’aide de son Dunhill en or massif.

  • Il acceptera !

- Tu sembles bien sûre de toi ! Tu sais, lorsque l’on dîne avec le diable il faut toujours s’attendre à payer l’addition. Je ne voudrais pas que tu te fasses trop d’illusions sur ce personnage…

  • Que veux-tu dire ?

Laurence se leva pour venir lui planter un bisou amical sur la joue.

- Que tu es mûre pour t’offrir un coup de cœur, ma chérie. J’ai déjà donné, je sais de quoi je parle. Méfie toi, les voyous n’ont pas leurs pareils pour venir nous chatouiller la fibre maternelle…sans parler d’autre terminaisons nerveuses tout aussi sensibles. Ils sont doués dans la connaissance de l’anatomique féminine.

  • Je t’en prie, ne sois pas triviale.

- Tu crois que le couplet de la bienséance nous sied encore ? Je veux dire, quand nous sommes en tête à tête ? Je ne te fais pas de morale, je parle d’expérience. A moins peut-être de vouloir expérimenter une brute épaisse, dans le Milieu je suis rarement tombée sur un mauvais coup. Mais ce sont les prolongations qui sont souvent pénibles à jouer. Ils n’admettent pas l’échec. Et moins encore la trahison. Je ne sais pas à quoi tu t’es engagée pour obtenir tout ça, dit-elle en englobant la pile de cassettes d’un geste ample du bras, mais méfie-toi de lui Coralie.

La banquière écrasa sa cigarette à demi consumée dans le cendrier, puis elle tira le téléphone à elle.

  • Aurélie ? Amenez-moi mon sac à main, s’il vous plaît.
  • Tu vas le joindre ? Demanda Laurence.

- J’en serais bien incapable. Mais il m’a juste donné deux numéros susceptibles de lui faire parvenir une commission dans les plus brefs délais.

- Je crois que je passe à coté d’un scoop gigantesque, soupira l’amie d’enfance d’un ton rêveur.

PROVINCE D’ANVERS

Installé au fond d’une bergère Louis XIV, la main droite refermée sur un verre de whisky et la gauche abandonnée à Aurore, le Dauphin suivait avec intérêt les débordement théâtraux d’Alexandre qui arpentait furieusement la salon de long en large, sans égard pour l’authentique tapis de la Savonnerie aux dominantes bleu clair. Le dernier survivant des Ordanof était si remonté contre la nature du testament qu’il avait renversé une bonne partie de son verre sur sa veste, sur le sol, et qu’il risquait fort de se propulser le reste dans les yeux s’il ne dominait pas la nervosité de ses mouvements.

Élégamment vêtue d’un tailleur européen, la princesse se chauffait les jambes aux flammes de la cheminée, veillée par ses gardes du corps aussi figés que des cariatides polychromes rapportées à l’édifice de marbre blanc. Sur le même canapé, une charmante jeune femme blonde à l’air un peu veule suivait les évolutions du maître de maison du regard avec, de temps à autre, un petit coup d’œil curieux vers celui que les uns et les autres appelaient « le Dauphin ». Assez grande, dotée de fort jolies jambes, Anaïs partageait la vie d’Alexandre à temps plein depuis qu’elle avait renoncé à sa carrière d’hôtesse de l’air trois ans plus tôt. Après qu’un atterrissage catastrophique à Singapour soldé par une fracture de la cheville l’eut définitivement guérie des voyages en avion. Comme elle n’était pas fille ingrate, elle avait amené ses parents en complément de son trousseau ainsi que sa sœur cadette, Pauline. Josette et sa fille méritaient leur croûte en assurant le ménage et la cuisine. Le père, quant à lui, constituait un sommelier tellement zélé qu’il lui arrivait fréquemment de passer la nuit dans la cave, incapable qu’il aurait été d’en remonter par ses propres moyens. Comme les femmes de la tribu ne semblaient peu tellement convaincues de son utilité à l’étage, elles l’y laissaient volontiers cuver, peu tracassées à l’idée qu’il puisse y périr d’une congestion pulmonaire.

- Non, Dauphin ! Non ! Je ne vais pas me laisser spolier ainsi ! Je ne conteste pas l’authenticité des reconnaissances de dettes que j’ai remises à Max, mais ça fait maintenant vingt ans que je travaille dans le complexe cinématographique crée par mon père. Là dessus j’ai mérité ma part, merde ! Je viens de téléphoner à mon avocat et il est tout à fait de mon avis.

- Une copie des documents te reviens de droit si tu le désires. Max y a établi des comptes précis. Tant sur l’évaluation de la salle de cinéma crée par ton père, que sur la somme engagée par lui seul pour transformer cette salle et les immeubles voisins en complexe. Pour ton travail tu as touché un salaire, et ton frère ne t’a jamais mis le couteau sous la gorge en échange d’un prêt d’argent. Il s’est contenté de racheter les lettres de créances que tu semais à droite et à gauche et à éponger tes dettes de jeu. S’il n’avait pas été là, tu serais à la rue depuis longtemps. Ou les books t’auraient envoyé engraisser les tourteaux du port.

Alexandre pila net pour lui décocher une œillade assassine, puis il haussa les épaules en se rappelant qu'il n'impressionnait personne, sorti des bonnes femmes par sa flatteuse faconde.

- Et Aurore, alors ? Elle aussi est complètement spoliée, reprit-il. Les tractations devant notaires, il ne faut pas me prendre pour un demeuré. Tu sais comme moi qu’il s’agit de cessions de parts en blanc complétées après décès.

- Pauvre Alex ! Arrête de barboter dans le ridicule. Tu crois qu’on a eu besoin de ces artifices pour régler le problème de notre succession ? Pour ce qui est d’Aurore, continue à t’occuper d’elle comme tu l’as fait jusqu’à présent. Tout le monde t’en sera reconnaissant.

- Je me suis rarement trouvée en accord avec Alexandre, mais je crois que sur ce point il a raison. Quelques éclaircissements seraient les bienvenus sur ce qu’Aurore va effectivement recevoir de…

Le débit pépiant et rapide de la princesse buta sur l’obstacle clef, pierre angulaire de tous les litiges. Un sourire amusé détendit le visage du Dauphin qui répondit à la pression des doigts que la jeune fille exerça sur les siens.

- De son père ou de son oncle ? Acheva le Dauphin d’un air narquois. Avant de vomir des conneries, réfléchissez bien. Si la succession devait s’opérer de façon officielle, c’est le fisc qui se goinfrerait l’essentiel du pactole. Si quelqu’un avait l’imbécillité d’opter pour cette solution, il me trouvera sur son chemin. Et par pour danser un slow. Pour l’instant, j’administre le bien revenant officiellement à Aurore. Au travers de sociétés écrans, elle rentrera progressivement en possession de ce qui lui appartient déjà de fait. Ce qu’elle décidera de faire de ses biens après sa majorité ne regarde qu’elle.

- Pour l’instant, elle est toujours mineure. Et elle se trouve sous ma responsabilité, argumenta Li May sans grande conviction.

- Joignez-vous à Alexandre pour contester le testament, ironisa Daniel. Tiens ! Je vous promets même de ne pas prendre d’avocat pour vous laisser une chance d’aller jusqu’au procès ! Vous pourrez y débattre de vos arriérés d’impôts sur ce que Max vous payait au noir. Lui ne risque plus grand chose.

Les ex époux réfléchissaient ardemment à la faille qui pourrait exister dans les dispositions soigneusement étudiées par ce roublard de Max, quand une rouquine hilare d’une fit irruption dans le salon. La vingtaine, coiffée à la diable, vêtue d’un jean et d’un chandail de cinq ou six tailles trop grand pour elle, l’ambiance de la pièce sembla l’amuser follement.

  • Y a un monsieur qui dit s’appeler « le Furet » qui demande s’il peut parler à un monsieur appelé « le Dauphin ». Il attend sur le seuil… excusez moi, mais…

Elle se retira après un semblant de courbette, le nez enfoui dans son bras replié pour dissimuler ses rires à la « drôle de ménagerie » qui siégeait là.

Daniel rejoignit la jeune fille dans le couloir. Elle hoquetait toujours, à la limite du fou rire.

  • Le Futé, qu’il dit s’appeler ? S’informa-t-il.

Il ne parvint à lui arracher qu’un pouffement de rire. Le bras droit levé, elle s’approcha de lui et ses doigts agrippèrent le revers de sa veste au travers de la manche de son pull. Elle s’appuya du front sur la poitrine de l’homme avec une familiarité inattendue.

- Excusez-moi… c’est trop comique ! Votre Furet… il a tellement l’air d’un chat mouillé !

- Surtout si tu l’as laissé sous la neige, répondit-il en se dégageant.

Daniel entrouvrit la porte. Il harponna le Futé par une épaule et l’attira de force à l’intérieur.

- Rassure-moi. C’est pas un asile d’aliénés pour rupins, ton boxon ? Questionna le jeune voyou frigorifié.

  • Pas tout à fait, mais on ne doit pas être très éloigné du compte. Il y a le feu où ?

- Au cul d’une greluche, à coup sûr. Y a une mousmé qui te réclame d’urgence. A mon avis ça devrait être important parce qu’elle appelle d’une banque.

  • Attends moi.

L’irruption du Dauphin coupa net une discussion animée. Aurore retomba sur son siège, son joli minois cramoisi de colère.

- Désolé de perturber les effusions familiales. Je dois m’absenter un moment mais je tacherai de repasser en soirée

  • Je t’accompagne ! lança Aurore, péremptoire.
  • Je ne sais pas si…
  • J’attendrai dans la voiture s’il le faut et le temps qu’il faudra, mais je ne reste pas ici, le coupa-t-elle en le rejoignant en trois bonds.

Le Dauphin rendit les armes. A quoi bon discuter ? Bon sang ne pouvait mentir, et personne n’était jamais parvenu à contrarier les projets de Max une fois ceux-ci arrêtés.

KAPPELEN

Une écume de rage fleurissait aux commissures des lèvres de Marco. Il claqua le combiné sur l’appareil avec une violence à le briser net, puis feuilleta son carnet avec fébrilité. C’est l’index tremblant de rage qu’il composa un nouveau numéro.

- « L’Esplanade » ?… C’est moi ! Est-ce que quelqu’un a vu Marcel ?… Bien sûr, les Petites Mains, imbécile ! A quel cave s’appelant Marcel veux-tu que je téléphone ?… Il n’a pas laissé de message ?... Bon ! Si tu le vois tu lui dis de m’appeler d’urgence chez moi.

Le voyou raccrocha puis se massa longuement le visage pour tenter d’en dissiper les crispations.

  • Merde ! merde ! merde ! et remerde ! c’est trop con ! soliloqua-t-il.

A ce moment précis Marcel et Claude se régalaient d’un tournedos Rossini au « César ».

La patience figurant en bout du peloton de queue des qualités de Marco, il tourna en rond dix minutes avant de prendre la décision de partir lui même à la recherche de soldats capables d’intervenir sur cette affaire. Des hommes qui lui seraient dévoués au point de braver les interdits d’Aldo. Ses plus fidèles lieutenants, hélas ! il venait de les envoyer sur une autre affaire de toute première importance. Ceux qui était vivants, ou qu’il avait pû joindre.

Faute de mieux, il embarqua les deux porte-flingues délégués à sa protection qui campaient au rez-de-chaussée, l’un dans le salon, l’autre dans la cuisine. Assis devant les portes.

BORGHEROUT

Cathy sentit le sommier du canapé lit s’affaisser et perçut la délicieuse odeur de café qui avait envahi la pièce. Elle s’étira avec volupté avant d’ouvrir les yeux. Un sourire radieux lui illuminait le visage.

  • T’as rêvé que tu gagnais au Loto ? La taquina Nathalie.
  • Mieux que ça !
  • Whaouh ! Que tu épousais John Travolta ?
  • Pourquoi épouser ? Et puis, ca n’est pas à lui que je songeais.

- Toi, la Sirène ! Je suis prête à parier que tu t’es envoyée en l’air avec un gros poisson nommé Dauphin et que vous avez fait tout plein de petits alevins !

Tout à fait réveillée, Cathy se dressa sur son séant et tapa amicalement sur le bras de son amie. De sa voix magnifique, sur un registre très bas, elle entama quelques notes du célèbre succès d’Édith Piaf ; « J’irai jusqu’au bout du monde, je me ferais teindre en blonde… ».

- Tu ferais pas mal de lui demander d’aller secouer la couenne de ce gros porc de Grec pour qu’il arrête de nous arnaquer. Tu as vu ce qu’il nous as encore retiré ce mois ci pour les frais de fringues ? C’est dingue !

- Qu’est-ce qu’il dit le Futé ? Demanda Cathy en s’emparant de la tasse de café que son amie lui présentait sur un plateau.

- Que ça n’était pas le moment d’attirer l’attention sur nous. Tu parles ! Lui ne risque pas de bouger. Sauf si je lui disais que je veux arrêter.

  • Faut comprendre. Il est seul. Le gros est épaulé par les Italiens. Il arrose.
  • Lui, casquer ? Tu parles ! C’est nous qui raquons pour lui, ouais !

Cathy haussa les épaules. Tant qu’elle avait de quoi vivre et manger à sa faim… et comme elle n’avait pas gros appétit… .

Ce qui l’ennuyait beaucoup plus, par contre, c’était l’obligation de travailler au bouchon après le spectacle. Le contact des doigts crochus de ces vieux vicelards libidineux qui s’obstinaient à vouloir glisser leurs billets son costume de scène l’horripilait. D’autant qu’ils lui fusillaient régulièrement les bas résilles que le Grec leur facturait une fortune. Ah ! pour la plupart ils étaient accommodants. Ils se disaient prêts à les rembourser au double. A condition de pouvoir enlever les usagés d’abord. Les relations sexuelles la laissaient de marbre, mais ces débordements d’intimité malodorantes commençaient sérieusement à lui taper sur le système. Car c’est bien cela qui l’incommodait de plus en plus ; l’odeur de transpiration de ses partenaires. Rien qu’à la tête du client, elle se sentait capable de deviner le type de sueur qu’il allait dégager sous l’effort.

Au travers de la fumée de son café elle crut voir le reflet du visage de Daniel. Hum ! La seule fois où elle avait pu capter l’odeur de ses aisselles, à lui…soupir !

Elle répondit machinalement au sourire de ce portrait imaginaire.

  • Tu rêves ? Demanda Nathalie.
  • Ouais ! J’en ai bien peur, soupira Cathy. Malheureusement…

Son amie lui ébouriffa les cheveux avec affection.

ANVERS

L’ascenseur amena le visiteur au dernier étage. Daniel obliqua sur la droite comme on le lui avait recommandé à l’entrée. Au delà d’une double porte en verre dépoli, le couloir s’élargissait brusquement pour laisser place à deux bureaux juxtaposés formant un « V ». Une femme d’une bonne trentaine d’années, aux pommettes hautes, à la peau lisse et brillante agitait une courte chevelure noire coupée au carré. Apparemment, elle ne partageait pas l’avis de la jeune fille aux longs cheveux blonds qui, penchée sur son épaule lui indiquait un détail sur la page d’un dossier.

  • Monsieur. Vous avez rendez-vous ? S’informa la brune d’un ton presque hautain.
  • Avec votre patronne, répondit-il avec la curieuse impression d’avoir l’air idiot.

L’expression de la brune poupée au visage de porcelaine fraîchement lustrée changea radicalement. Un sourire moins conventionnel la rendit tout de suite plus agréable à regarder. Elle s’excusa et pilota le Dauphin au travers du secrétariat. Murs tendus de soie écrue et épaisse moquette du même ton gris perle, huisseries bleu marine, mobilier d’inox et de verre. Une très belle composition moderne. La secrétaire ouvrit l’un des battant d’une double porte capitonnée de cuir bleu marine, puis frappa à une seconde porte qu’elle ouvrit aussitôt après.

Daniel remarqua tout d’abord Coralie, à demi dissimulée par la montagne de cassettes empilée sur la table, puis, à sa gauche, une jeune femme dont la physionomie lui provoqua un plissement du front. Sa mémoire se mit à fonctionner à toutes vitesses quand la il vit se lever en se portant les mains à la bouche. Un énorme sentiment d’incrédulité ravageait le visage de la femme qui béait de stupeur.

- C’est pas vrai !…. mais c’est pas vrai ! répéta-t-elle comme une litanie, en accomplissant quelques pas hésitants avant de se précipiter.

Le secrétaire jugea l’annonce superflue. Elle attendit que le visiteur fut passé devant elle, puis elle referma les portes.

L’amie de la banquière s’était jetée contre le torse du Dauphin, en se pressant les paupières du bout des doigts pour refouler ses larmes. Il l’enlaça avec hésitation d’abord, puis avec plus de hardiesse.

  • J’y suis… ! Laurence ! La journaliste venu couvrir les événements de mai à Paris.

- Le Baladin. Le Tabou. La Tour de Nesle. Mon Dieu… que c’est loin tout çà ! Mais… qu’est-ce que tu fais ici ?

- J’attends que madame me le dise, répondit-il d’un petit air taquin.

Le flot de ses larmes endigué, Laurence referma ses mains sur les oreilles de l’homme, l’embrassa sur chaque joue, puis lui effleura les lèvres avant de lui rendre sa liberté de mouvement.

Daniel rajusta discrètement sa perruque et vérifia l’équilibre de sa moustache postiche. Il traversa la grande salle en direction de la banquière, Laurence pendue à son bras.

  • Je vois que vous avez mis du cœur à l’ouvrage, dit-il.
  • Vous ne m’avez pas beaucoup laissé le choix, fit remarquer Coralie d’un ton mi-figue mi-raisin.

- Désolé, je n’avais pas la possibilité de débroussailler moi même. Mais il y a urgence pour vous aussi, paraît-il ?

- Je… Je vous avais parlé d’une amie qui m’avait plongée dans l’embarras en m’amenant au salon…. Et vous m’aviez répondu qu’elle n’avait peut-être pas eu le choix…

Il approuva de la tête, silencieux, en la fixant droit dans les yeux.

- Vous aviez raison, reprit Coralie. Elle ne pouvait pas échapper à la pression.

  • Et ?

- Mon amie, c’est Laurence ici présente. J’ignorais que vous vous connaissiez. J’aimerais beaucoup lui rendre les cassettes qui la compromettaient, mais pas sans votre autorisation.

Daniel observa un temps de réflexion. Il sut gré à Laurence de ne pas s’être appesantie sur son bras pour influencer sa décision. A présent qu’il se souvenait un peu mieux d’elle, des traits principaux de son caractère, il aurait parié qu’elle l’aurait aidé, même sans cela.

  • En général, les victimes n’étaient pas choisies au hasard. Que voulaient-ils à…

- C’est moi qui dirige le journal de mon père depuis qu’il a eu son attaque, le coupa Laurence. « Sentinelle ». L’idée tordue de vouloir mener une enquête sur la corruption m’a prise un beau matin. Je me suis faite contrer en beauté. Quand ils ont compris que la lutte serait dure, ils ont mis le paquet. J’avoue que je n’ai rien vu venir. Ces salopards se sont même arrangés pour me compromettre avec ma propre fille pour me museler à coup sûr. En fait, j’étais déjà plus que terrassée. Mon père et ma fille sont les deux êtres que je chéris le plus au monde. Pour l’instant ma fille ignore le rôle exacte qu’on lui a fait jouer. C’est cette ignorance est leur arme principale. Quant à mon père, il ne résisterait pas à un pareil scandale. Le journal non plus, je pense. En guise de reporter d’investigation, j’avoue m’être comportée comme la reine des dindes.

L’exposé était clair.

- Ne te juge pas trop sévèrement. Dans l’affaire du conseiller Prince, Simenon t’a largement surpassée au niveau crédulité. A part que lui, personne n’avait de raison de le neutraliser. Tu es toujours journaliste, en somme ?

  • Un peu plus, quand même.

- O.K. Que Coralie te rende tout ce qui te concerne. Mais je te préviens, qu’un mot filtre de cette affaire filtre avant l’heure et je ne donne vraiment pas cher de ta peau. La perte de ces documents va les rendre enragés. Rien dans ton attitude ne doit laisser deviner que tu es au courant de la perte de leur moyen de pression.

Elle pressa très fort son bras puis, les yeux clos, appuya la tête sur son épaule dans un grand élan de gratitude. Elle non plus ne parvenait pas à réaliser que son cauchemar vieux de dix huit mois prenait fin aussi subitement.

Coralie les contemplait avec un sentiment de perplexité mélé d’étonnement. Un peu comme lorsqu’on retrouve une série télévisée après en avoir manqué plusieurs épisodes et qu’on s’évertue à combler les lacunes dans la progression de l’intrigue, juste en se basant sur la physionomie des acteurs.

Elle repoussa les cassettes et l’enveloppe déjà isolées des autres. Ses doigts effilés se refermèrent sur une autre bande.

- J’ai autre chose à vous demander. Une faveur à dire vrai. Cela concerne un individu siégeant à mon conseil d’administration.

  • Que vous voulez sauver aussi ?

- Oh non ! Se défendit-elle avec une spontanéité et une véhémence qui ne laissait planer aucun doute sur la nature vindicative de ses intentions. Mais cette preuve pourrait m’être d’un secours capital pour…

  • Nous en reparlerons.
  • Je ne pense pas que vous puissiez avoir besoin de lui. C’est un…
  • Nous en reparlerons ! La coupa-t-il d’un ton où perçait une pointe d’agacement.

Matée, Coralie inclina la tête en signe d’assentiment, avec la conscience d’avoir commis une bévue. La largesse dont il avait témoigné envers elle et Laurence ne signifiait pas pour autant qu’il acceptait que la reporter fut informée, même de façon partielle, de la nature de ses projets. Logique.

En tout cas, Laurence avait eu le nez creux en la convainquant de demander d’abord son avis avant de disposer des cassettes. Sous son regard perçant comme un jet d’acide sous pression, elle avait acquis la certitude qu’il savait exactement combien de pièces il lui avait confiées, et qu’il avait certainement dû en relever, ou en faire relever les références.

Laurence voulut retenir Daniel pour évoquer le passé, voire même parler du présent, mais il déclina l’offre en prétextant l’extrême urgence d’un travail laissé en souffrance. Il lui promit de la revoir d’avantage de précision que « à l’occasion », puis il prit congé de façon assez abrupte.

- N’oubliez pas ce que je vous ai demandé ! Rappela-t-il à la banquière avant de refermer la

porte.

Elles contemplèrent longtemps les panneaux tendus de cuir, gris foncé de ce côté, comme ci elle s’attendaient à les voir se rouvrir. Mais il n’en fut rien.

  • Eh bien ! Si je m’attendais ! Soupira Laurence.
  • Tu as l’air de l’avoir bien connu.

- Tu parles! c’était vers la fin des événements de Mai. Tu sais, la fois où mon paternel a accepté que j’aille couvrir les émeutes en France. Une charge de C.R.S nous avaient coincés dans une impasse. J’avais perdu mon photographe. On s’est retrouvés allongés à cinq ou six inconnus sur le palier du dernier étage d’un immeuble de la rue Monge, à étouffer nos quinte de toux et à éponger nos yeux à cause des lacrymos. Moi j’avais une vilaine entaille à la fesse que je m’étais faite en glissant sur une barricade du Boul’Mich. C’est là que Daniel m’avait prise sous son bras et emmenée d’autorité.

  • Il t’a soignée ?

- Soignée ? Répéta-t-elle, rêveuse…. On peut appeler çà ainsi. Mais pas les fesses ! Dans quel état elles étaient, les pauvres ! Le tapis brosse du palier était aussi raide qu’une planche à clous ! On aurait dit un coulis de crème pâtissière martelé avec une brosse de chiendent. Une éruption de rougeole très localisée, en somme.

La violence des métaphores fit pouffer Coralie. Elle lança la main vers celle de son amie.

  • Déjà à l’époque ? Tu ne m’en a jamais rien dit.

- Pas en détails, c’est vrai. Mais comme j’ai eu bon, si. Je t’ai raconté. En plein essor de la libération sexuelle, tu n’aurais quand même pas voulue que je rentre à Bruxelles aussi bégueule que j’en était partie, des fois ?

  • Oh non ! Mais je n’aurais pas pensé que tu te serais déchaînée aussi tôt avec des inconnus.

- Et comment ! Et si tu veux un conseil… si tu as l’occasion, n’hésite pas. C’est un coup super. Et pas collant. Il est très fidèle… au genre féminin . Si tu vois ce que je veux dire.

- Je vois. Mais, tu sais, pour l’instant, ma libido est plutôt court-circuitée. Je ne pense pas pouvoir redésirer un homme de sitôt.

Laurence prit du recul pour l’examiner d’un air faussement suspicieux.

- Tu n’as pourtant pas la tête à finir dans la peau d’une lesbienne.

MECHELEN

L’affaire semblait si inespérée que Gum’s avait tenu à se déplacer en personne. D’autant que le fait d’enquêter sur les agissements de Marco Sarrerossi ne l’éloignait pas vraiment du cadre de l’affaire la plus brûlante du moment. Stout se trouvant en mission sur le port, il avait réquisitionné Bib pour lui servir de flèche.

Apprendre au réveil qu’un couple de personnes âgées avait accepté de s’attarder au cœur de la nuit dans les locaux de la B.S.R pour les besoins d’une enquête n’était pas banal. Que le-dit couple se soit montré capable d’identifier le cadet des Sarrerossi avant même que le portrait ne fut entièrement sorti du téléscripteur, la chance frisait l’incroyable. Que de surcroît les ancêtres insistent pour témoigner dans une affaire criminelle sans se laisser impressionner par le pedigree de l’individu, par les temps qui courraient l’opportunité relevait carrément du miracle.

Cornaqués par un confrère de la B.S.R locale Gum’s et Bib furent acheminés de bon matin jusqu’à une jolie villa de construction récente, précédée d’un jardin d’agrément minutieusement entretenu. Qu’ils fussent Wallons ou Flamand, les Belges possédaient au moins un goût en commun ; celui d’un choix avisé pour le style de leur maison et l’aménagement de leur cadre de vie. Pour ceux qui en avaient les moyens, bien entendu. Dans le cas présent, une double retraite de haut fonctionnaire offrait une certaine aisance.

L’odeur de propre, le parfum de lavande et d’encaustique, même le tempo joyeux des minutes égrenées par une grosse horloge sur pieds semblaient directement sortis d’une texte de l’immense poète que fut Jacques Brel, l’enfant du pays. On pénétrait dans cet univers d’ordre, de propreté et de sérénité le cœur habité d’un sentiment de respect et soulagé d’avoir des patins au pieds.

A proximité d’un vieux poêle de faïence conservé comme objet décoratif, le maître de maison racontait son aventure pour la énième fois à une voisine de son âge, avide de détails. L’arrivée de son épouse précédant les visiteurs le troubla à peine. Il acheva sa phrase avant de se lever, la main tendu.

  • Nous allions refaire du café. Vous aurez bien le temps d’en reprendre une tasse ?

Les trois pandores se consultèrent du regard par pure formalité. Ce genre d’invitation ne pouvait se décliner, surtout auprès de témoins aussi précieux. Ils quittèrent leur manteau et trouvèrent place dans le séjour meublé avec beaucoup de goût.

- Je parie que vous êtes venus vous faire confirmer notre déclaration d’hier soir ? Lança monsieur Lefort avec un sourire plein de bienveillance.

Gum’s acquiesça d’un signe de tête.

- Nous devons aussi vous présenter un catalogue de photographies anthropométriques. Pour voir si vous reconnaissez bien le même homme.

  • recoaîtrons ce grossier malandrin. Vous pouvez en assurer vos chefs.
  • Nous n’y manquerons pas, répondit le jeune pandore athlétique .

Les trois gendarmes, « opérant en habits de bourgeois » selon la formule consacrée, enregistrèrent la double déposition qui, au mot prés, restait identique à celle effectuée la veille « à chaud ». Ils déclinèrent l’offre insistante d’un petit « péqué », liqueur de baie en vogue dans le pays, puis reprirent la route portés par le même enthousiasme. Gum’s et Bib n’avaient pas franchi le portail de la brigade d’Anvers que le couple Lefort et leur voisine, toujours présente, recevaient la visite d’un autre trio. Pas des gendarmes. Des individus qui ne témoignaient pas plus de goût pour les choses simples que de respect pour les personnes âgées.

Ils commencèrent par saucissonner les deux femmes dans leur fauteuil respectif, puis entreprirent de démontrer au propriétaire des lieux qu’il avait certainement fait erreur sur la personne, et que ses premières déclarations lui avaient été suggérées par les pandores.

- Je sais ce que j’ai vu ! Mon regard ne m’a pas trahi et mes lunettes non plus ! Eut le tort de s’obstiner monsieur Lefort.

L’un des individus fit preuve d’une réelle absence de savoir vivre. Il brisa une tasse de faïence en vieux Tournai en s’emparant de la cuillère en argent qui était plongée à l’intérieur. Navrant spectacle qui arracha un « ho ! » de désolation aux deux femmes. Juste avant d’avoir la chance de s’évanouir. Un bonheur que ne partagea pas le vieil enseignant.

- Comme ça, ça te fera l’occasion de changer de lunettes. Et si on est obligés de revenir, c’est l’autre qu’on t’arrache. Et les deux de ta morue pour te les faire bouffer. En échange, on lui fera gober tes couilles. Compris, vieux con ?

Attaché dans son fauteuil, monsieur Lefort s’étouffait avec son vomi, mais il s’efforça à faire signe de la tête. Il avait très bien compris la mise en garde, quoi qu’il fut peu habitué à la trivialité de ce langage. Au delà de l’épouvantable souffrance, au travers du rideau brouillé de ses larmes, son œil valide contemplait avec incrédulité le spectacle irréaliste de l’iris de son jumeau mort qui le fixait, du tapis d’entrée où il avait été jeté.

ANVERS

Si les marins en bordée et autres touristes en goguette arpentent avec autant de constance les ruelles sordides du port, nul habitué ne songerait à prétendre que ce fut par attrait pour la beauté typique de ses chaussées défoncée, ou celle de ses gros pavés de granit arrondis et glissants.

Stout progressait le dos courbé, tenant de la main les deux rabats du col de son manteau fermé. Il pestait intérieurement contre cette saleté de temps qui ne voulait pas se décider à basculer dans le tout hiver. Les rares flocons de neige suspendus dans l’air virevoltaient jusqu’à venir vous rentrer dans les narines comme des projectiles aspirés de bas en haut. Il ne gelait pas vraiment. Il ne pleuvait pas vraiment. Il ne neigeait pas vraiment. Pourtant, l’atmosphère vous entrechoquait les billes, vous tailladait la couenne, et mieux valait faire attention où l’on posait les pieds si l’on ne voulait pas s’offrir un billet de parterre de toute première classe.

Jusqu’aux gagneuses qui avaient perdu la foi. Les épaules drapées de châles en laine, tricotant frileusement dans leurs bocaux éclairés de façon intimiste, elles en oubliaient d’attirer l’attention du rare chaland. Par crainte d’avoir à se colleter le bâton d’un esquimau glacé ?

Stout passa devant les deux vitrines sans lever les yeux, puis il poussa la porte de l’immeuble qui en comptait quatre. Deux de part et d’autre d’un couloir. Un placement immobilier encore rentable dans ce quartier apparemment voué à une destruction progressive.

La porte sur sa droite s’ouvrit à la volée sur une silhouette menue, presque celle d’une enfant. L’Asiate portait de bas aussi noirs que sa chevelure et un justaucorps écarlate brodé d’argent et piqué de strass. Une ride soucieuse lui plissait le front mais son visage afficha un sourire éblouissant lorsqu’elle reconnut les traits de son visiteur sous le rabat du feutre.

  • Oh ! C’est toi gros pépère ? Je demandais moi qui entrait ici comme tempête. Toi venir voir petite Noémie à toi ? Toi beaucoup gentil.

Elle courut fermer les rideaux de la vitrine et revint aider son client à se débarrasser de ses manteau, écharpe et chapeau qu’elle suspendit aux patères de l’alcôve.

  • Alors ? De retour à Anvers ? Demanda le pandore, mine de rien.

- Toi voire ! Noémie tout son temps pour s’occuper vieux gants de boxe à toi pendus à vieux clou. Toi vouloir bien ?

  • Tu sais bien que je ne suis pas venu pour ça.
  • Bien sûr. Mais ça empêcher rien. Et puis, toute façon, toi payes. Alors ?

Stout hocha la tête, vaincu. Le parlé gazouillant de Noémie, sa gaieté de pinson agissait sur la vieux pandore comme des baumes lénifiants. Elle le transportait d’aise. C’est parce qu’elle tenait à mériter le prix de sa passe, un peu aussi à cause de l’agrément de la chose, il fallait bien l’avouer, mais Stout aurait été capable de la payer juste pour passer un moment à l’écouter babiller sur n’importe quoi. Il se laissa ôter sa veste et traîner jusqu’à l’évier où la jeune prostituée procéda à sa toilette intime avec précision et délicatesse. « Trop de professionnalisme » pensa-t-il avec une pointe de regret.

Sans rien lui demander, Noémie fouilla dans son armoire de toilette d’où elle ramena un pot en verre brun. Elle y puisa une toute petite quantité d’une crème grisâtre, aux reflets bleus et argentés, qu’elle étala dans ses deux paumes avant d’en masser avec application les testicules aux poils roux zébrés de gris.

  • Voilà ! Et pour toi patienter confortable…

Elle lui déboutonna la chemise qu’elle rabattit sur les épaules puissantes et velues, puis le poussa sur une chaise. Debout, elle était à peine plus grande que l’homme assis. Elle le contourna et entreprit de lui masser la jonction des épaules, de part et d’autre de la colonne vertébrale.

En connaisseur, Stout attendit que le papillonnement à peine perceptible se transformât en onde de chaleur à propagation brutale. C’était comme si d’un seul coup on vous avait ouvert un robinet d’eau chaude à grand débit derrière la nuque, et que vous vous trouviez envahi par un déferlement de bien être, de détente, de sensation de flotter dans l’espace. Peu de temps après, au milieu de ce corps devenu éther, une cheville douloureuse précisa sa position. Sous les doigts diaboliques et la bouche de Noémie, la cheville eut tôt fait d’exploser comme une bombe et de d’éparpiller les derniers lambeaux physiques de sa personne.

Stout émergea de son voyage en clignant des yeux ? Ses paupières douloureuses lui donnaient l’impression de peser une tonne chacune et de menacer de lui rompre la barre du cou. Noémie suivait du bout des doigts les énormes cicatrices qui zébraient le torse et le ventre rebondi, tels des sentiers serpentant dans une forêt vue d’avion.

  • Trop longtemps que toi pas faire vider coucougnettes, lui lança-t-elle.
  • Ouais, convînt-il. Nono !… fais voir !
  • Ah ! la ! la ! rechigna-t-elle pour la forme.

Souple comme un être de caoutchouc, elle s’envoya un bras dans le dos pour faire jouer la fermeture éclair qui lui partait de la nuque au coccyx. Saisissant sa tenue par la taille à pleines mains, elle vînt se placer devant Stout pour qu’il ne perdit rien de la vue d’ensemble. D’un seul coup elle rabattit le vêtement en se courbant . Lorsqu’elle se redressa, elle se trouvait nue jusqu’aux genoux, tel le pistil d’une fleur rouge et noire.

Fasciné, Stout scrutait les creux, les bosses, les espèces de fils parallèles qui striaient par endroits une peau presque diaphane, comme de la pâte pétrie et arrachée à la masse principale par la main d’un boulanger. Dans la géographie tourmentée de ce corps mutilé des genoux jusqu’à la taille, le vieux pandore qui en avait vu de toutes les couleurs au cours de son existence voyait défiler sous ses yeux toutes les scènes d’atrocité d’une guerre livrée pour on ne savait plus trop quelle raison. L’immense pactole du triangle d’or ? Au stade acquis de ses connaissance, il aurait juré que cette raison figurait en très bonne place. Mais allez donc savoir…

  • Raconte, dit-il dans un souffle.

Et Noémie raconta une fois de plus. Dans le charabia attendrissant qu’elle aggravait sans doute intentionnellement. Son village du Cambodge. Les avions. Les viols par tous les soldats, sans distinction de nationalité ou d’uniforme. La faim. La peur. Les bombardements. Les pelotons d’exécution organisés par toutes les parties. Et puis un jour, l’énorme boule de feu. Elle courait derrière sa mère qui fuyait avec son jeune frère dans les bras. Elle avait fait de même avec le tout dernier, arraché à la hâte de sa natte avec la couverture. Le souffle brûlant les avait toutes projetées en arrière, sa mère tombant sur ses jambes. Simultanément, la couverture de son petit frère s’était rabattue sur elle, lui protégeant le visage et le buste par miracle, comme le poids mort de sa mère lui avait protégé le bas des jambes. Malheureusement, sa robe légère taillée dans une toile de parachute s’était aussi relevée sous l’effet de souffle du napalm. Le haut de ses cuisses, son sexe, son ventre…

La grand mère se trouvait aux toilettes au moment du bombardement. Prise de panique, elle était tombée dans la fosse. Le Dieu de leurs ancêtres devait avoir eu à faire dans le secteur aussi car elle s’extirpa du trou immonde sans la moindre égratignure. Comme elle était valide, ce fut elle qui creusa les tombes pour toute la familles. Et comme elle était aussi la guérisseuse de la région, elle parvînt à soigner sa petite fille grâce aux secrets qu’elle connaissait des plantes. Celles qui n’avaient pas brûlé sous le napalm, les bombes, ou les cataractes de défoliants si généreusement déversés par l’oncle Sam.

De son enfance, Noémie avait conservé une science innée de la botanique, une haine aussi virulente envers les Américains que celle ressentie pour les Chinois fabriquants de tous les Pol Pot du continent asiatique, et autant de cicatrices à l’âme qu’au corps.

Elle se plia avec plaisir à l’invitation d’approcher que Stout lui adressait de la main et se laissa docilement caresser. Elle appréciait le contact de ces gros doigts boudinés qui l’effleuraient avec une tendresse mâtinée d’une espèce de respect. Les seuls qui n’aient jamais essayé de l’ouvrir, de la forcer. Pourtant, elle avait tout payé avec ce pauvre sexe martyrisé, à l’aspect effrayant pour certains. Même son passage en bateau jusqu’en Belgique. Et pas au prix charter ; l’équipage était nombreux. Mais elle leur était reconnaissante de l’avoir abondamment nourrie. Au contraire de tous les pseudo bienfaiteurs croisés aucours de son existence, le gros pépère n’avait jamais rien exigé, ni même demandé. C’est elle qui devait aller au devant de ses désirs. Si elle était parvenue à obtenir de papiers en règle, c’était grâce à lui et à lui seul. Comment il s’y était pris ? Mystère. Les premiers obtenus, qu’on lui avait pourtant certifiés authentiques, souffraient d’un défaut majeur. En aucun cas ils n’auraient résisté plus de deux heures à un épluchage du service de l’immigration. Stout lui avait ramené les mêmes, à peu de chose prés, jusque la date d’entrée dans le pays. Une histoire de circulaire ministérielle à laquelle elle ne comprenait strictement rien. Mais sa nouvelle couverture était en béton.

Elle se rhabilla en souriant, sans cesser de couver Stout du regard.

  • Tu étais partie loin ? Demanda-t-il.

Elle inclina la tête de côté sans cesser de sourire. Il était dans leurs conventions qu’il ne posât pas de questions indiscrètes. Alors, il interrogeait mine de rien, sans qu’elle s’en offusquât, et elle éludait les réponses gênantes sans le froisser.

- Et sur Toto, tu peux bien me répondre, non ?… J’ai entendu dire qu’il avait disparu. En même temps que Ronny et que le gros Joss. On se demande quoi.

La tête toujours inclinée, elle haussa les épaules tandis qu’une grimace de désolation lui tirait la commissure des lèvres vers les tempes.

  • Tu pourrais au moins me dire si c’est vrai qu’ils ont disparu.

- Joss, moi pas savoir. Mais Vito pas passé hier. Ronny, pas vu non plus. Ça pas vouloir dire grand chose. Des fois, plusieurs jours lui pas venir. Après, revenir tous les jours.

Sur ce plan, il eut été un peu ridicule de jouer au chat et à la souris. Personne n’ignorait qu’elle crachait au bassinet des Italiens. Tous les flics savaient à peu de chose prés qui maquait qui, et dans quelle escarcelle tombaient les commissions assez laudatives pour entretenir les trous de mémoire. Un mac pourvu d’une bonne gagneuse trouble rarement l’ordre publique en cassant la porte des contribuables crédules et disciplinés. S’il en possède deux, il a déjà gagné lui même ses galons de bourgeois, salué bien bas par les commerçants du quartier à cause de son pouvoir d’achat.

  • Et Vito, tu sais qui c’est ?
  • Non, répondit Noémie avec aplomb.

Stout n’insista pas. Il entreprit de se rhabiller en souriant à la jeune prostituée.

PROVINCE D’ANVERS

Daniel drivait rapidement la Porsche Carréra blanche acquise au nom de Charlène sur la A1, en direction de Bréda. Alors qu’il ralentissait en vue de la bretelle de sortie de Saint Job-in‘t Goor, il enregistra du coin de l’œil l’irruption à vive allure de deux berlines déferlant du même échangeur sur la portion opposée de l’autoroute, en direction d’Anvers. Leur forcing dans le flot de la circulation provoqua une série de coups de freins réflexes qui faillit de peu se transformer en monumental carambolage. La tête posée sur l’épaule du chauffeur, Aurore n’avait rien remarqué.

La présence d’une femme corpulente et échevelée sur le perron lui fit froncer les sourcils, mais ce fut surtout l’aspect général des lieux qui éveilla sa méfiance. L’instinct, sans doute. En tout cas, la prescience confuse d’un danger.

  • Reste dans la voiture, ordonna-t-il à la jeune fille.

Il laissa le moteur en marche et se ramena sur la hanche l’arme qu’il portait à la ceinture, dans le dos.

- Monsieur ! Vous êtes le Dauphin. Je veux dire, Daniel

  • Qu’est-ce qu’il y a ?

- Quatre hommes viennent de nous attaquer. Ils ont demandé après vous. Ils ont blessé un garde du corps de la dame qui a voulu s’interposer.

Il contourna la femme affolée qui tendait vers lui des mains suppliantes pour pénétrer dans le hall, la main sur la crosse de son Colt 45. Tout les occupants de la bâtisse se trouvaient réunis dans le salon. Alex avachi dans une bergère, flanqué d’Anaïs qui lui tamponnait la bosse qui lui avait poussé en plein milieu du crâne, grosse comme un œuf de cane. Li May contemplait son garde du corps assis sur le tapis, la jambe de son pantalon déchirée jusqu’à mi cuisse, et les deux mains serrées en garrot juste au dessus de son genou fracassé. Son frère siamois, debout derrière lui, roulait des yeux farouches, muscles bandés et poings serrés.

  • Qu’est-ce qui s’est passé ?

- Quatre hommes cagoulés, répondit Li May avec calme. Ils sont entrés en vociférant et en demandant après vous. Ils insultaient tout le monde et semblaient furieux de ne pas vous trouver là. Un de mes employés a voulu s’interposer quand l’un d’eux s’est approché de moi, et c’est un autre qui lui a tiré une balle dans le genoux.

  • Et Alex ?
  • L’un des plus énervés lui a asséné un coup de crosse en pleine tête en l’insultant.

L’intéressé esquissa un geste héroïque du bras, signifiant sans doute que sa blessure n’était pas trop grave.

  • Et la gosse ? Celle qui se bidonne tout le temps ?

Chacun regarda autour de lui et Anaïs pointa le doigt vers le bar à roulettes prés duquel Pauline s’était agenouillée, le visage inondé de larme, déchiquetant nerveusement la manche de son chandail à coups de dent. Daniel s’en fut l’aider à se relever. D’abord craintive, elle se laissa aller du front contre l’épaule de l’homme.

- Elle a eu une trouille bleue, dit-il à la sœur aînée. Allez la faire pisser si vous ne tenez pas à la retrouver jaune comme un citron demain matin.

L’ancienne hôtesse de l’air le contempla d’un air ahuri, puis elle se souvînt que l’une de ses camarades de travail avait développé une jaunisse après leur atterrissage forcé. Etait-ce faute d’avoir uriné ? Elle chassa la question d’un haussement d’épaules et entraîna sa sœur vers les toilette au pas de course, en la tirant par le coude.

Le Dauphin se rendit dans le bureau d’où il appela chez le Futé.

- C’est moi … Ben oui ! Je ne peux plus me passer de toi ! Il faut que tu rappliques fissa où tu es venu tout à l’heure. Mais avant, tu passes au Caveau demander quatre hommes chargés. Qu’il prennent au moins deux fusils pour riposter à distance. Et des munitions en nombre.Tu les amèneras avec toi !… Ah ! aussi ! Passe chez le vieil Isidore. Tu lui expliques la route avec un croquis à la clef. Qu’il prenne des outils pour un accident de travail… mais non, pas moi ! Fais vite !

ANVERS

Coralie piochait distraitement dans les raviers en plastique qu’Aurélie lui avait ramené du traiteur Chinois voisin. L’écran T.V diffusait les évolutions d’un groupe d’individus grossièrement masqués occupés à sonoriser une pièce. Apparemment, la chambre d’une maison particulière peu favorable à ce genre de prestation.

Un petit oignon fuyant avait mobilisé son attention quelques secondes. Elle faillit s’étrangler avec après se l’être porté en bouche. Sur l’écran apparaissait en gros plan le visage d’un homme politique renommé. A part son jeune age, peut-être, la fille qui l’accompagnait n’affichait aucune qualité particulière. Après quelques préliminaires bâclés le couple opta pour une position plus que conventionnelle ; celle du missionnaire.

Elle suivait les halètement poussifs du quasi sexagénaire quand l’ouverture brutale de la porte de la chambre la fit sursauter aussi violemment que le couple lui même. Le croisement subit de ses baguettes voua son tailleur à un passage par le pressing. La sonorisation n’était pas assez bonne pour permettre de saisir la totalité du dialogue, mais il ressortait de l’échange que les hommes masqués menaçaient de révéler quelque chose –la relation, sans doute- au père de la jeune fille.

Au vu de la fouille du sac à main de l’intéressée, puis du déploiement de ses papiers sous le nez de l’homme surpris en faute, il était clair que la fille devait encore être mineure. A priori, pas de quoi flinguer une carrière professionnelle.

Comme le piégé se rebiffait tout en tentant de quitter le lit pour se vêtir, l’un des individus masqué monta vers l’objectif de la caméra qu’il découvrit avec stupéfaction. Le politicien frisa vraiment le malaise quand un autre homme le redressa et lui asséna deux gifles à la volée.

Tout d’abord elle ne comprit rien à l’obscurcissement brutal de l’écran. Puis, à mesure que la lumière réapparaissait de part et d’autre d’une forme rectangulaire, elle en réalisa la raison. Les contours d’une photo d’identité apparurent, puis les détail de la carte. Heureusement que Coralie avait renoncé à poursuivre son repas, car ce fut ses baguettes qu’elle aurait risqué d’avaler. La compagne de jeu de l’ancien ministre, toujours sénateur, n’était autre que sa propre nièce. Fille d’un autre homme politique tout aussi renommé. « Une gentille gosse œuvrant pour le rapprochement des partis » songea-t-elle avec un sens de l’à-propos qui lui distendit les lèvres en un sourire sarcastique. Les victimes appartenaient à un parti politique adverse.

Comparé aux horreurs qu’elle avait pu découvrir jusqu’alors, la toquade de l’ex-ministre aurait pu passer pour péché véniel, mais cet écart suffisait à lui barrer les chemins de la politique ad vitam æternam. Qui aurait fait confiance à un soudard capable de lutiner sa propre nièce, et surtout, assez stupide laisser filmer ses ébats ?

Elle prit quelques notes à la hâte, et encercla plusieurs fois ses observations à l’intention du Dauphin.

A présent qu’elle se trouvait de plain pieds dans le bain, tout sentiments de rancœur envers son curieux cornac s’étaient volatilisés. Ce voyeurisme forcé offrait des plaisirs intellectuels vraiment inattendus.

ANVERS

Les hurlements en provenance du bureau du capitaine laissaient perplexe le staff du lieutenant Govaerts. La tourmente qui faisait vibrer toutes les vitres de l’immeuble avait de fortes chances de connaître un regain d’énergie à son entrée dans la pièce, tels ces cyclones tropicaux trop rapidement jugés affaiblis et qui se redynamisent comme par magie. Chacun s’était trouvé un rapport en souffrance à taper d’urgence ou à mettre au propre. Et ceux qui n’en avaient pas n’éprouvaient aucune gène à en quémander un au voisin, alors qu’en temps ordinaire…

L’irruption de Gum’s fit rentrer toutes les têtes dans les épaules dans l’attente d’un bruit de verre brisé, mais le chef était si furieux qu’il ne prit même pas la peine de claquer la porte donnant sur le couloir.

- Nous tenions Marco Sarrerossi pour homicide grâce au témoignage d’un couple d’enseignants à la retraite. Des témoins oculaires de première bourre. Et maintenant… nous n’avons plus que nos couilles à tenir. Pourquoi ?… Parce qu’un imbécile a trop parlé dans le meilleur des cas… ou pire encore ! parce qu’une ou plusieurs taupes continuent à faire de la figuration chez nous pendant qu’elles gavent un compte en banque en Suisse ou ailleurs !

Un murmure d’indignation s’éleva de la douzaine de poitrine masculines et féminines du groupe de travail.

- Cette fois, je vous certifie que je vais trouver qui est à l’origine de la fuite. Ma parole ! Qu’il ait agi par veulerie ou par cupidité, je trouverai qui est cet enfant de salaud !

- Si tu commençai par nous dire ce qui s’est passé ? L’interpella Stout, peu ébranlé par la gesticulation théâtrale de son supérieur hiérarchique.

- Presque rien ! De la routine quand par hasard on trouve une miette à grignoter sur le dos des Italiens. Trois hommes se sont amenés chez les époux Lefort que nous venions juste de quitter pour les convaincre qu’ils avaient commis une erreur en reconnaissant Marco. « Mais je l’ai formellement reconnu ! » a protesté Jacques Lefort. Du coup, l’un d’eux a pris une petite cuillère et il lui a arraché un œil avec. Le pépé est en soins intensifs au bloc cardio, et la mémé est saucissonnée sur un lit en psychiatrie, assommée aux barbituriques.

Un autre grondement d’indignation se fit entendre. Dans la pièce, chacun aurait répondu de l’intégrité de son partenaire direct. Mais, des autres ?

- Je vous sommes tous de redoubler de vigilance. Car lorsqu’on aura chopé la brebis galeuse, je plains celui qui l’aura fréquenté de prés et pas dénoncé. J’aurai vraiment tendance à croire que ce fut par complicité. Maintenant, tout le monde au boulot. Et, Rapier, tu files à la réserve pour me réapprovisionner ce putain d’appareil à café, bordel de merde !

La jeune femme d’un blond filasse interpellée se leva en soufflant. Ras le bol de ces machos qui la réquisitionnaient d’office pour tout ce qui pouvait ressembler à une tâche ménagère. Taillée comme une nageuse olympique Soviétique, elle en avait aussi le visage aux traits rudes, quasi androgynes, avec une forte coloration virile. Il est vrai qu’elle ne fournissait aucun effort pour paraître plus féminine. Bien des hommes de la cellule ne possédaient ni sa taille, ni sa force physique et, bien sûr, beaucoup la disaient lesbienne.

Elle sectionnait le ruban adhésif d’une caisse en carton, le buste incliné vers l’avant, quand deux mains avides fusèrent sous son pull large pour venir se refermer sur les seins qu’elle avait petits et drus. Elle tressaillit de surprise mais suspendit le mouvement amorcé pour se redresser.

  • Comment va ma chatte depuis cette nuit ? S’informa une voix d’homme.

- La tienne, ca peut aller. La mienne, elle saigne du pif. Tu as dû déclencher mes ragnagnas en me tamponnant comme un malade.

  • Pas grave, çà ! lança Durel d’un ton égrillard. Tu aimes, hein ? Salope…

Les mains impatientes pincèrent les bouts de seins jusqu’à leur érection, puis glissèrent sur le ventre plat en décrivant des arabesques cajolantes. Le bouton et la fermeture éclair du jean ne résistèrent qu’un minuscule pincée de secondes. Le slip de dentelle noire pas du tout.

  • Merde ! je t’ai dit…

En fait, elle n’en dit pas plus. Ce salaud avait déjà tourné le cordon de son tampon autour de son clitoris, qu’elle avait très développé et très sensible, et il la masturbait à un rythme à lui couper le souffle. La suite, elle l’avait devinée avant qu’il ne commence à lui martyriser le bout des seins. Il lui rabattit le pantalon sur les fesses, cracha dans sa main pour se mouiller la verge, et la sodomisa d’une poussée impérieuse qui lui arracha un feulement de bien être.

Que les autres collègues la comparent à un des leurs, plus pour la tarabuster que par esprit de corps lui importait assez peu. Mais que Christian Durel la prenne essentiellement par derrière commençait sérieusement à lui peser. C’est par lâcheté qu’elle remettait toujours ses reproches au lendemain. Mais surtout parce qu’il restait l’un des rares mâles, et le seul dans la caserne, à oser plus qu’une blague salace à son encontre. Pour elle, inutile de s’enfermer à double tour dans les douches. Le danger d’y voir surgir un partenaire pour une secousse rapide était quasi inexistant. Parfois elle se demandait si, pissant debout comme eux par provocation, elle parviendrait à attiser leur curiosité sur la nature de son sexe.

Elle sentit Durel exploser en elle, plusieurs va-et-viens après qu’il lui eut arraché un râle de plaisir.

- Qu’est-ce qu’il avait encore à gueuler comme un putois monsieur « Réclame Palmolive » ? S’informa-t-il innocemment.

- Bah ! dit-elle en s’essuyant avec son mouchoir. Les vieux qui voulaient témoigner contre le Rital disjoncté, ils se sont fait démolir. Et lui croit dur comme fer que la fuite vient de chez nous. Comme s’il n’y avait pas assez de corruption chez tous ces grossiums du parquet et de l’état major !

- Je t’ai déjà dit, ses études lui ont monté au cerveau. On a des indices sur ceux qui ont fait le coup ?

- Tu parles ! Les deux vieux et la voisine qui se trouvait sur place sont devenus plus amnésiques que des momies de pharaons. Plus aucune chance qu’ils reconnaissent qui que ce soit.

Il se colla à elle et la tripota encore à la sauvette.

  • Toi ! j’aurais bien envie de t’épouser !

- Arrête tes conneries ! il faudrait d’abord que tu divorces, et que ton salaire soit doublé pour payer la pension alimentaire de tes têtards ! répondit-elle avec ironie.

PROVINCE D’ANVERS

Soulagé par l’administration d’un puissant sédatif, le garde du corps reposait sur un canapé du grand salon, les narines pincées et le teint plombé. Un médecin sans âge, la tête auréolée d’une abondante chevelure grise et frisée rédigeait une ordonnance sur un coin de table. Des bésicles à monture d’or chaussaient son nez busqué. De temps à autre il relevait la tête pour chercher une inspiration dans les arabesques du plafond caissonné. Assis à proximité, le Dauphin et Li May attendaient le verdict de l’homme de science. Un peu à l’écart, Anaïs veillait toujours sur son Alexandre au front couvert d’un pansement excessif. A l’écart, le second garde du corps essayait d’échanger des considérations techniques avec le Futé sur le pistolet mitrailleur Scorpio que le Belge lui présentait.

  • Bon ! je poserai le faux plâtre dès que vous l’aurez. A priori, il peut voyager sans danger s’il se trouve dans une clinique dans les trente six heures qui suivent. J’ai effectué le nécessaire pour juguler une infection, mais il faut que son genou soit opéré le plus tôt possible si l’on veut sauver la rotule.

Daniel hocha la tête en signe d’assentiment et se leva pour prendre l’ordonnance qu’il tendit ensuite à Anaïs.

  • Vous pourriez vous en occuper, ca nous rendrait un grand service.

Elle affronta un instant le regard de l’homme, ne sachant trop quelle conduite adopter. Alexandre lui toucha la cuisse et lui fit signe de s’éloigner, seigneurial et héroïque dans la pièce qu’il jouait pratiquement à sa seule intention car, à part elle, personne ne lui prêtait attention.

Elle croisa Aurore et Pauline sur le seuil du salon. Déjà complices, les deux jeunes filles riaient sous cape.

Daniel servit un verre d’alcool au médecin, puis il rejoignit le Futé qu’il attira à l’écart.

- Laisse la lui. Si tu n’as rien d’urgent à faire, j’aimerais que tu fasses un saut en Suisse pour moi.

Le Futé faillit s’étrangler.

  • En Suisse ? Ironisa-t-il . Comme çà, dans cinq minutes ?

- Si tu partais demain matin, ça suffirait. Tu n’as que l’aller et retour à faire. Mais en partant ce soir, tu seras certainement plus dispo. Et tu pourras te balader un peu en attendant que les trois quart soient finis, répondis calmement Daniel. Loues un avion à Gosselies.

  • Les trois quart de quoi ?

- Pas les trois quart de quelque chose. Les deux manteaux trois quart en cuir que j’ai commandés chez Smalto. J’en ai déjà un en Colombie. Tu verras, ils sont superbes.

Le Futé dévisagea son acolyte, de plus en plus sidéré.

- Attends !… ne me dis pas que tu m’envoies en Suisse pour compléter une collection de fanfreluches ?

Les traits de Daniel conservèrent leur impassibilité, mais une ombre commença à tomber sur son regard comme un voile de mauvaise augure.

- Je n’en fais pas collection. Mais si je t’avais envoyé chercher le mien dans mon bled, il t’aurait fallu deux semaines avant d’être ici, et toi, tu n’en aurais pas eu. T’as remarqué qu’on faisait à peu près la même taille ?

  • Ma garde robe me suffit, merci . Mais si tu crois que c’est indispensable…

- Vital ! Rectifia la Dauphin. La doublure de ces fanfreluches est en lamelles de kevlar. Elle arrête jusqu’au 357 magnum. Mais ils ne fournissent que sur mesure. Vu les prévisions météo, c’est peut-être préférable, non ?

Le Futé ouvrit la bouche et la referma sans avoir proféré un mot, conscient de sa bévue. Il chercha une question intelligente.

  • Tu as une idée sur l’identité de ces mecs ?

- Aldo, bien entendu. Mais ça me paraît absurde. Lui aussi a dit vouloir me rencontrer, et il ne reste plus que quelques détails à régler pour arrêter la date et l’heure du rendez-vous.

  • Et Marco ?
  • Qui agirait par dessus la tête de son frère ?
  • Ça ne serait pas la première fois. Il a fait d’autres conneries. Sérieux !

Daniel examina l’information sous tous ses angles, puis il hocha la tête d’un air dubitatif.

- D’après mes sources, il y a quand même un gros paquet de pognon en jeu. En m’éliminant, il perdrait et il ferait perdre à sa famille tout espoir de récupérer ses billes.

  • Il y a autre chose qui me tracasse. Comment ils ont fait pour apprendre que tu étais ici ?
  • Si ca peut te rassurer, je cherche la réponse aussi.

KAPPELEN

Marco vidait canette de bière sur canette de bière devant la télé où repassait « Le Parrain ». Lors de certaines péripéties, il rembobinait la bande afin de visionner de nouveau le passage, vilipendant les erreurs commises par les uns et les autres, les faiblesses de certains. Sa préférence allait sans conteste au personnage de Sonny, mais cette, fois ci, lorsque l’aîné des fils Corléone se faisait truffer de plomb au péage de l’autoroute, le cadet des Sarrerossi expédia sa canette pas tout à fait vide sur le magnétoscope. A peine la bouteille était-elle tombée sur le sol que le téléphone sonnait. Il arracha le combiné de son berceau pour y hurler comme un dément.

- Allo ! … putain de merde ! il était temps ! depuis ce midi que j’essaye de te joindre ! avec tes conneries, on s’est raté le Dauphin au posé. Il ne pouvait pas nous échapper !… Mais ! bordel ! laisse un numéro où te joindre quand tu vires quelque part !… comment, pas me fâcher ? Je suis sûr que c’est ce fumier qui m’a cassé!… Quoi, les Albanais ? Qu’est-ce que c’est que c’te connerie, encore ?… Tu es à Ostende ?… Bon ! tu ne bouges pas de là, j’arrive. Je vais te faire voir comment on résout ce genre de problème. Mais après, je te préviens, on se met tous sur ce pourri de Dauphin !

Il raccrocha sèchement et fondit sur un placard incorporé dans le mur où il décrocha un long manteau bleu nuit en cachemire.

- Vous ne bougez pas d’ici ! lâcha-t-il à l’adresse des deux portes flingues occupés à jouer aux cartes dans la cuisine.

De l’un des garages il sortit une B.B 512 jaune comme un éclair de foudre. Il lui fit effectuer un demi tour afin de pouvoir éclairer le box à l’aide du pinceau des phares, puis il se mit à déplacer des cartons à la recherche d’un objet qu’il ne tarda pas à trouver ; une nourrice de cinq litres.

Sans se soucier du bon équilibre d’allumage du moteur avant de décoller, il lança la superbe machine dans l’étroit boyau, les doigts crispés sur le petit volant de cuir, les dents serrées. Une flamme dangereuse allumait son regard.

OSTENDE

Marcel reposa le combiné sur son berceau, puis releva le bouton de commande du micro. Derrière le bureau, renversé dans son fauteuil monté sur vérin pneumatique, la nuque appuyée sur le dossier, Carlier tournait une règle d’ébène entre ses doigts, l’air pensif. La cheville droite posée à plat sur son genou gauche, la pointe de sa Santiag touchant le rebord du bureau, il imprimait à son siège un mouvement de va et viens lent et régulier, synchronisé avec celui de l’allumette qu’il faisait voyager entre ses dents. Un sourire sans joie distendit ses lèvres.

- Je la sens bien, moi, cette histoire. D’un point de vue technique, il faut impérativement que ce soit Marco qui assaisonne le Dauphin. Sinon, le Vieux refusera de s’asseoir sur l’affaire. Nous, on pourra toujours prétexter que nous obéissions aux ordres de la momie et que nous cherchions Vito. Ça s’emboîte bien. Mon petit Marcel, je pense qu’il faut laisser encore un peu mûrir le fruit. Il faudrait que nous trouvions le moyen d’énerver le Dauphin pour le pousser à faire un peu de ménage. S’il est aussi survolté que Marco, ça ne devrait pas être trop difficile. Ouais ! il faut étudier çà.

Les mains enfoncées dans les poches obliques de son blouson de cuir, Marcel le taciturne scrutait le visage de son alter ego avec une admiration qu’il s’efforçait de dissimuler. Et dire qu’il s’était trouvé prêt à l’insulter quand il avait affranchis les Italiens sur les meilleurs recettes du S.A.C pour faire pleuvoir le fric ! géniales qu’elles étaient les combines pour alimenter les pompes à fric de « boule de billard », ou « la Foque » . On nageait sur des matelas de billets qui dégringolaient de partout pendant que les connards de « pue la sueur » rêvaient de fortune en pariant sur des courses rarement claires à 1OO %. Même pas besoin de se creuser le citron pour savoir comment aller le chercher, ce putain de fric, il arrivait tout seul, si rapidement qu’on transpirait parfois à le ranger. Un comble !

Remettre les combines aux mains des indigènes le temps qu’elles soient bien en place puis, après, donner un coup de torchon. Celui qui a commencé à payer continue, sans se préoccuper de savoir où aboutit son fric. Le même principe que les assurances, en fait. Sauf que là, le remboursement possible était plutôt envisageable en plomb qu’en argent. Il en avait pris de la graine le chef de bande famélique des quartiers défavorisés ! son idole absolue restait l’éminence grise, l’âme damnée de trois chefs d’État qui hantait un bureau discret de l’Élysée, et assurait à ses élèves les plus doués une formation à aucune autre comparable. Machiavel à côté de lui, c’était ce mal dégrossi de Cro-Magnon comparé à Einstein.

D’un créateur du S.A.C en personne, Carlier avait retenu une leçon d’efficacité absolue ; rester dans l’ombre. Les crânes trop exposés aux sunlights révèlent une flacheuse faiblesse à l’échauffement. Ils ont ensuite tendance à enfler. Second couteau d’un chevalier de l’escroquerie audacieux, il avait discrètement étouffé ses rires en voyant des pontes de la vie politique et du système judiciaire cracher d’importantes sommes d’argent pour devenir les chevaliers d’un ordre Templier complètement bidon. Dégoulinants de fatuité, ces pseudos initiés s’étaient livrés pieds et poings liés à un individus qui causa d’épouvantables migraines au président de la république alors en exercice.

  • Qu’est-ce que tu crois qu’il va nous pondre avec les Albanais ? Demanda Marcel.
  • Est-ce que j’en sais, moi ! il a peut-être dans l’intention de les attaquer à la roquette…
  • Les plus givrés que moi, ça me donne froid dans le dos, avoua l’éclopé d’un ton lugubre.

Le trait d’humour involontaire fit éclater Carlier de rire. Une démonstration de faiblesse rarissime.

PROVINCE D’ANVERS

Daniel régla le traiteur en liquide dans le hall du château, puis il rejoignit les convives dans la salle à manger où Alexandre trônait en bout de table, l’avant-bras étendu sur l’accoudoir de son fauteuil Louis XIV, la main mollement abandonnée aux caresses de sa tendre moitié.

- Je ne prendrai qu’un sandwich. J’ai quelques courses à faire. Mais je reviendrai dormir ici ce soir . Les deux voitures seront devant le perron dès sept heures. L’avion ne décolle qu’à neuf heures quarante.

  • Tu m’emmènes ? Demanda Aurore.

- Impossible, ma belle . Nous nous verrons demain. De toute manière, pour Genève, tu n’est pas obligée de repartir de suite. Dimanche, fera tout aussi bien l’affaire.

Il se tourna tout naturellement vers Josette, la mère d’Anaïs, à laquelle incombait les tâches domestiques.

  • Vous pourrez me préparer une chambre ?
  • Je vais t’en montrer une ! intervint Aurore. Viens !

Laissant l’assistance médusée, elle attrapa le Dauphin par la main et l’entraîna à sa suite, le tirant presque. Ce ne fut qu’au sommet du monumental escalier de chêne qu’elle consentit à lui donner une explication à voix basse.

- Il faut que tu prennes la chambre de mon père . Ne pose pas de question, je t’expliquerai plus tard . Viens !

  • Je connais la chambre de Max ! protesta Daniel .

Aurore s’arrêta, prise au dépourvu. Elle fit volte face et lui effleura rapidement la bouche de ses lèvres.

  • Fais très attention à toi ! Il se passe ici quelque chose de pas normal.

- Ah ! fit Daniel, mi amusé, mi intrigué. N’hésite pas à te mettre sous la protection des hommes de garde, alors.

ANVERS

Le corps drapé dans l’un de ses kimonos habituels, aux dominantes ocres, Coralie se mouvait avec la grâce d’un grand rapace survolant son univers. Elle traversait le salon plongé dans la pénombre pour réduire le volume du son de la chaîne d’où s’échappaient les flambées magiques du violon de Stéphane Grappelli. Trop absorbé par des pensées plus terre à terre, le Dauphin n’avait pas assez de vague à l’âme pour apprécier pleinement la beauté de l’instant . Il déchiffrait la liste des noms que lui avait remis la jeune femme.

  • « Prop. clin. chir. plast. », c’est quoi, çà ? Un toubib spécialisé dans le lifting ?

- Oui. Mais il est, entre autre, propriétaire de la clinique « Tropique ». Très beau mariage, beaucoup de classe. Il est porté sur les jeunes gens des deux sexes. Pas vraiment pédophile, mais il n’en est pas très loin. Disons qu’il chasse dans les 16-20 ans. Sur le film le concernant, tout au moins. Pour un individu du tout venant, les éléments réunis contre lui ne seraient pas une catastrophe en cas de procès. Dans sa position, ce serait la ruine sociale assurée.

Les joues gonflées d’air, il fit vibrer ses lèvres sur un bruit de pet marquant son désintéressement.

- Mettez toujours les photos et la cassette de côté. On ne sait jamais. Si vous deviez vous faire remodeler quelque chose…

Il l’épia l’espace d’une seconde, s’interrogeant sur la dose d’ironie qu’elle avait placé dans sa boutade. Mais Coralie semblait avoir parlé sérieusement. Les énormes lunette maintenues en équilibre sur son nez droit et fin ne parvenaient pas à entamer la pureté de son profil. Elle inspectait les notes dactylographiées d’un mince dossier placé dans une chemise bleue frappée d’un cachet « confidentiel ». Placée de trois quart par rapport au visiteur, elle avait adopté sa position préférée ; une jambe repliée sous elle, et l’autre pendant dans le vide.

- En ce qui concerne les documents que vous m’avez demandés, j’ignore si vous pourrez en tirer grand chose. Il ne s’agit que de schémas, et l’installation n’est pas récente. La tour a plus de quinze ans.

  • Vous avez aussi apporté les plans de l’immeuble ?

- Un membre de mon personnel a effectué la demande d’une copie au bureau des travaux, mais le délai d’attente est de quarante huit heures.

  • Je ne pourrai rien faire sans avoir toutes les données en même temps…
  • Et Lerelou, c’est quoi ? Le ministre ?
  • Ex, mon cher. Vous retardez…

Dans un moment d’oubli, la jeune femme avait retrouvé le ton condescendant dont elle usait parfois avec un personnel récalcitrant. Daniel se sentit piqué au vif.

- Vous savez, les Belges se passionnent beaucoup plus pour la politique mondiale que le monde ne s’intéresse à la politique Belge. Le va-et-vient qui règne entre les ministères présente encore plus de risques de méningite pour un observateur étranger, que de risques de bronchites pour les plantons habitués aux courants d’air que cela provoque.

Elle lui décocha une œillade torve, sur le point de lui demander s’il faisait exprès de se montrer désagréable, mais elle réalisa combien les bases de la société pouvait leur paraître aléatoires avec ce qu’ils avaient en main. Ce débordement d’esprit de clocher méritait-il querelle ?

- Sur le plan mondial, vous avez probablement raison, mais nous ne pouvons pas voir la totalité des forces vives de ce pays par le trou de serrure d’une maison close, argumenta-t-elle.

- Je n’ai rien prétendu de tel, Coralie. Il y a sûrement plus de responsables équilibrés que de tordus dans les allées du pouvoir, mais leur silence complaisant fait d’eux des complices actifs.

  • Passifs, rectifia-t-elle.

- Non. Actifs. Il est un peu trop facile de se réfugier derrière une corruption qualifiée de passive lorsqu’un scandale éclate. Ce parapluie pour lâches pose d’emblée l’intéressé en victime aux yeux du public. Faut pas charrier. Que ce soit par intérêt personnel, par couardise, ou par soi-disant esprit de corps, le principal allié de la corruption reste le silence complice des initiés. Chez les malfrats, on appelle çà l’omerta, pour offrir une coloration mafieuse à l’opinion publique dans le seul but d’alourdir la sentence. Chez les détenteurs du pouvoir, la complicité par le silence est présentée comme une expression de la charité Chrétienne.

Le coude ancré sur l’accoudoir du fauteuil, le visage posé dans la fourche de son pouce et de l’index dressé vers son oreille, Coralie étudia longuement la physionomie du Dauphin qui s’était exprimé en gardant le front baissé sur ses notes.

- Dites-moi, vous ne seriez pas un de ces agitateurs gauchistes qui écument les campus universitaires à la recherche terrains fertiles au prosélytisme maoïste?

- Cette maladie m’est passée depuis longtemps. Mais je préfère quand même la doctrine humaniste un peu rêveuse à celle des héritiers de la Cagoule, même avec les honneurs qui furent réservés à ses membres les plus éminemment criminels.

- Bigre ! plaisanta la jeune femme en écarquillant les yeux de façon comique. Je n’ai pas dû tomber très loin. Bandit-libertaire ? Je croyais que ce genre de personnages n’existait que dans les films ou les bouquins du dix-huitième siècle. Zorro, Jean Valjean ou Robin des Bois ?

- Laissez tomber les références littéraires. Si je me soucis autant des lois de la bourgeoisie que du premier suppositoire que j’ai dû prendre, je n’associe pas ma démarche à des manœuvres liées au banditisme.

- C’est pour opérer un dépôt anonyme dans le coffre de vos futures victimes que vous désirez cambrioler ma banque ?

Daniel affronta un moment le magnifique regard avant de répondre.

- Non. Je compte venger la mort de plusieurs amis, dont un en particulier. Mais j’espère aussi trouver de quoi dédommager certaines victimes de ces gens. Et de quoi pouvoir m’assurer de la neutralité de quelques seigneurs féodaux de la fonction publique présumés honnêtes…

  • Et vous comptez aussi trouver un gros dépôt ?

- Si vous n’avez pas installé dans vos sous-sols un système de laverie industrielle pour argent sale, l’espoir est permis.

  • Je ne lave pas d’argent sale ! protesta-t-elle avec une brusque véhémence.

- Que vous croyez ! j’espère bien vous apporter les preuves du contraire. S’ils se sont donné la peine de piéger votre industriel chimiste, vous ne croyez quand même pas que c’était pour ouvrir une filière clandestine de cosmétiques ?

Un certain temps lui fut nécessaire pour digérer le pilule. Qu’on ait pu la piéger sur une faiblesse charnelle, soit. Elle aurait eu bonne mine de vouloir ergoter ! mais qu’on la prenne en défaut sur une question concernant la déontologie de sa profession, non ! elle n’avait pas attendu le vote d’une loi pour s’interdire de prêter son concours aux malversations de trafiquants de tous crins !

- Soit ! pour l’instant je vous laisse le bénéfice du doute, concéda-t-elle . Mais j’aimerais que les choses soient claires entre nous. J’ai absolument besoin de la cassette concernant Demeulder pour le virer de mon conseil d’administration. Deuxièmement, je n’ai pas l’intention de vous laisser batifoler tout seul dans la chambre des coffres de ma banque. J’irai avec vous !

OSTENDE

Depuis la berline cossue de Carlier, les trois hommes observaient la façade vétuste du dancing situé à quelques kilomètres de la ville. Le parking était plein, et c’est surtout ce qui faisait rager les deux Français. Sans investir dans la modernisation ni dans la sécurité des lieux, les Albanais étaient parvenus à attirer une clientèle qui venait même de France sur un coup de génie ; envoyer une invitation gracieuse, au flanc, à l’équipe technique d’un film de guerre Américain qui avait choisi pour décors les dunes de la région. Les joyeux fêtards étaient revenus plusieurs soirs de suite pour effacer la fatigue du tournage, entraînant dans leur sillage les acteurs un peu plus méfiants . Une habile publicité s’était chargée de propager les attraits incomparables d’une gargote dansante affreusement banale. La seconde preuve d’intelligence du gang fut de s’assurer le concours d’un disque jockey Anglais de renom électrisé par le promesse d’une interminable ligne de « poudre dynamisante ».

A l’inverse de nombreux voyous, Carlier préférait la discrétion à l’étalage de richesses qui provoque plus de chutes chez les rastaquouères que la délation proprement dite. Aussi luxueuse fut-elle, une Mercedes de série, en Belgique, n’attirait pas le regard.

  • Et c’est cette douzaine de peigne culs qui vous turlupine ? Se gaussa Marco.
  • Plus de tapage, a dit Aldo. Fini les scènes de western . Faut savoir, rétorqua Marcel.
  • Qui parle de Western ?… J’ai besoin d’une gagneuse qui ne pue pas le bitume à plein nez, et d’une tire potable avec les clefs.

Carlier dissimula ses sentiments. Il relança le moteur de sa voiture et attendit d’être hors de vue des placiers du parking pour effectuer un demi tour. Rompus à toutes les ficelles de la guérilla urbaine, les Albanais ne se contentaient pas d’inonder le marché avec de l’héroïne bas de gamme en provenance de Russie, ils étaient sur-puissamment armés et souffraient de paranoïa chronique.

Moins d’une heure plus tard, Marco remettait les clefs d’un rutilent coupé Jaguar à un placier du dancing, et entraînait sous le dais mité la blonde à demi consciente qui pesait à son bras de tout son poids. Dans les vingt cinq ans, encore jolie malgré les ravages de la drogue qui transformait les veines de ses bras en chaînes de mini-volcans aux cratères angoissants . Elle s’était vue attifée en Indienne en deux temps trois mouvements pour justifier le grand sac tissé qu’elle portait en bandoulière. Une piqûre bien dosée s’était chargée de gommer de son esprit les questions qu’elle n’aurait peut-être même pas songé à poser tant étaient rares ses moments de lucidité.

Il rudoya la fille qui s’était laissée coincer dans le croisillon nickelé du portillon automatique, et lança une mise en garde entre ses dents serrées.

Une centaine de personnes se trémoussait sur la piste recouverte de tôles d’acier, coupant les rayons de lumières psychédéliques renvoyés par deux sphères-miroir à facettes. Presque autant de consommateurs se trouvaient répartis entre le comptoir, les tables du pourtour de l’aire de danse, et celles de la mezzanine.

L’italien évalua le parti qu’il pouvait tirer de la disposition des lieux en un clin d’œil. Les toilettes se trouvaient à gauche de l’entrée, à l’angle du comptoir qui faisait face à la mezzanine. Moyen rapide de reconnaissance ? Les Albanais portaient une moustache fournie qui facilitait grandement leur identification. Marco prit la direction de l’étage et choisit la table la plus éloignée de l’escalier. La commande d’une bouteille de champagne lui valut aussitôt la déférence du serveur en manches de chemise et gilet cramoisi.

Marco secoua la jeune fille pour l’inciter à redresser sa position. Avaient-ils trop forcé la dose ? Les paupières clignotantes, dodelinant de la tête, elle semblait sur le point de s’effondrer. Le temps pressait.

Attrapant le sac de la jeune prostituée, il y plongea les bras sous la table pour se livrer à une inquiétante préparation. Il ôta le bouchon à fermeture mécanique de la nourrice de cinq litres, y enfonça un mouchoir qu’il laissa pendre sur le goulot, et força l’agrafe de fermeture en laissant intentionnellement le bouchon de travers. Après quoi il plaça la nourrice debout, orifice tourné vers le sol.

  • aller aux chiottes en tenant ton sac par la sangle. T’as compris ?

La fille le considéra bêtement, de ses grands yeux bovins couleur de primevère. Elle fit « oui » de la tête après que l’ordre fut parvenu à se frayer un chemin dans les brumes de son cerveau.

  • Le sac au ras du sol, compris ? On va faire une farce à mon pôte, O.K ?

L’idée d’une farce sembla lui plaire ; au prix d’un effort surhumain, elle était parvenue à relever un coin de sa bouche sur une espèce de sourire d’ivrogne du plus consternant effet . Elle se leva malgré tout et prit la direction des toilettes. La première marche d’escalier franchie, son sac frappa sur le bois de la seconde. Ce qui eut pour effet de faire sauter le système de fermeture mal assujetti de la nourrice. L’épaisseur du tissu du sac freina malgré tout la dispersion du liquide. En apercevant la traînée que la fille laissait dans son sillage, Marco se leva à son tour. Il croisa le serveur dans les escaliers.

  • Pose-la sur la table, j’arrive. Tiens ! garde la monnaie.

Le serveur fit prestement disparaître le billet vert avec un sourire de rigueur. Champagne rimait généralement avec « bon pourboire », mais là, ses espérances étaient largement dépassées.

La jeune fille heurta assez violemment une consœur puis, quelques pas plus loin, un homme qui lui coupait la route en se dirigeant vers la sortie. Un videur au faciès de moudjahid fanatisé repéra les errements de la squaw aux cheveux blonds et respira profondément à son passage, histoire de détecter une éventuelle odeur suspecte. Il partit à sa suite vers les portes battantes des toilettes et l’attrapa par le bras avant qu’elle ne franchisse l’accès de la partie réservée aux femmes. Sans un mot, il rafla le sac et l’ouvrit pour en examiner le contenu.

La main droite refermée sur la crosse du Beretta muni d’un silencieux, Marco manipula son briquet Zippo de sa main libre. Il l’expédia enflammé sur la trace luisante laissée par la prostituée.

  • Eh ! l’interpella un videur plus vigilant que les deux confrères qui lui faisaient face.

Son zèle eut au moins l’avantage de leur épargner à tout trois une effroyable agonie. Marco tira au travers de son pardessus. Vite et bien. Dans le couloir, il interpella les deux portiers. Il leur dit qu’on les réclamait d’urgence à l’intérieur. Dès qu’ils se furent trouvés entre les portillons tournants et les portes capitonnée, il leur logea une balle dans le dos. Les deux corps s’effondrèrent devant les portes battantes, bloquant l’issue principale.

Dédaignant la Jaguar, le pyromane longea calmement le bâtiment en direction de la rue. Un placier carré comme une armoire Normande surgit devant lui comme par magie.

  • Monsieur ! vite ! on dirait qu’il y a le feu.

D’humeur peu loquace, Marco lui tira une balle dans le poignet droit à bout portant. Il le contraignit à faire demi tour en lui indiquant la manœuvre du canon de son arme, puis le propulsa droit devant lui d’une poussée entre les omoplates. Lorsqu’ils eurent atteint la Mercedes de Carlier, il obligea l’homme à se coucher entre les sièges et posa les pieds sur lui. Si le truand Français se fit du soucis pour sa moquette, il n’en laissa rien paraître. Sans explications superflues, il prit la direction du port et chercha une plaque d’égout isolée, proche d’un bassin. A marée haute, les boyaux sombres devenaient le royaume des crabes qui y pullulaient. Des auxiliaires aussi efficaces que silencieux pour les tâches de nettoyage.

ANVERS

Coiffé du postiche grisonnant qui le vieillissait d’une bonne dizaine d’années, la lèvre supérieure ornée d’une moustache assortie, le Dauphin se permit un détour par l’établissement du Grec, « L’Aphrodite », où officiaient Nathalie et Patty. Dans son très vaste rez chaussée, l’établissement avait conservé une décoration début de siècle qui offrait beaucoup de charme. Daniel tomba en plein numéro. Un pastiche étonnant du film « Cabaret », dans lequel la petite amie du Futé figurait une Lisa Minelli très convaincante. Grimée, méconnaissable sous son maquillage, Patty tenait le rôle du meneur de revue. La représentation jouée en play-back sur la bande originale du film était d’une justesse confondante, tant au point de vue du synchronisme des lèvres de chaque artiste, que sur la précision de la chorégraphie.

Il attendit la fin de la représentation avant de reprendre la route pour le château des Ordanov.

Un mouvement suspect au franchissement de la grille de la propriété lui fit porter la main vers son pistolet, mais le salut de la silhouette chaudement emmitouflée le rassura. L’homme avait pris position dans la maisonnée abandonnée de l’ancien concierge. Un feu d’appoint fonctionnant au gaz rompait un peu la rigueur de la température nocturne.

L’autre veilleur apparut sur le perron au moment où Daniel refermait la portière de la Porsche. Il le salua amicalement et l’encouragea d’une tape sur l’épaule. A la question de savoir s’il ne manquait de rien, l’homme sortit un flash de rhum de la poche de son caban.

En allumant sa lampe de chevet, le Dauphin eut la surprise de découvrir une lourde mèche de chevelure brune tirant vers l’auburn posée sur l’oreiller. Le reste du corps entièrement dissimulé sous les couvertures appartenait à Pauline. Il hésita un moment sur l’attitude à tenir. L’ambiance intimiste de la maison et les parfums de Coralie avaient aiguisé sa libido et le pull trop grand porté par le jeune fille pouvait fort bien receler des appâts aussi agréables que son minois.

Habitué à dormir nu, il se dévêtit totalement avant de se glisser dans les draps agréablement réchauffés. Nul besoin de tenter une incursion de ce côté pour s’apercevoir que la jeune fille s’était drapée dans plusieurs couches de lainage. Réveillée, elle vînt malgré tout se blottir contre lui.

  • Tu es tombée sous le charme de mon magnétisme ravageur ? Plaisanta-t-il.

- Plutôt victime du devoir. Ma frangine est épouvantée à l’idée de revivre en appart, répondit-elle en laissant libre cours à un frisson qui ébranla le lit.

  • C’est bien d’avoir un esprit de famille aussi poussé…

- Déconne pas ! Me faire chier sans bagnole dans ce trou à rats, c’est un sacrifice autrement plus pénible. Et puis, je les ai entendu tellement parler de toi que ça me branchait aussi de te connaître mieux.

Elle posa sur sa poitrine une main hésitante et chaude, tout juste sortie de la manche de son épais chandail. Elle lança aussi une jambe au dessus des siennes.

- Putain ! qu’est-ce qu’il caille dans ce musée ! souffla-t-elle. Y’m’font tous marrer avec leur vie de château, ces branques ! on s’y caille plus les miches que dans une chambre de bonne, oui !

- Tu trouves ? Depuis trente secondes j’ai l’impression d’avoir les tripes exposées devant la porte ouverte d’un four de boulanger. Dommage que tu te sois déguisée en artichaut. Pour toucher au cœur, vaux mieux ne pas être éjaculateur précoce , dis-donc !

Les comparaisons imagées la firent éclater d’un rire cristallin.

  • En tout cas, pas question que je me dépouille d’une feuille ! Attends !

Après une volte face énergique et une agitation confuse, elle vint lui plaquer contre le ventre deux bombes volcaniques tout juste retombées. Pauline était si intensément brûlante qu’il se retrouva aboutée au plus profond d’elle sans avoir eu conscience de fournir un mouvement. Il resta un moment immobile, incrédule de se trouver au cœur d’une gangue soyeuse aussi torride. Après quelques mouvements de va et viens, il tenta de se frayer un passage de la main dans le magma de lingerie en direction du pubis, mais la place était déjà occupée. La solitude avait effectivement du peser très fort à la jeune fille et lui donner quelques habitudes, pas désagréables s’il fallait en juger par le résultat obtenu.

Il aurait volontiers passé la nuit engagé dans ce fourreau brûlant, mais Pauline se remua pour se désengager.

  • N’oublie pas de prévenir quand tu reviens. Ça m’a fait bien plaisir.

Dans le noir, elle chercha sa bouche pour l’embrasser avec tendresse.

  • Et ta frangine ? Elle ne demandait pas de réponse ?

- Rien à foutre ! De toute manière, Aurore m’a dit qu’elle leur laisserait l’usage du château sans limitation de temps.

Il la laissa partir à contre cœur. L’idée de jouer des prolongations le tentait vraiment. Les derniers frissons de sa prestation quasi statique n’étaient pas tout à fait dissipés qu’un grattement se fit entendre à sa porte.

  • Oui ! Lança-t-il, ne sachant sur quel visiteur miser .

Il s’agissait de Li May. La princesse jeta un regard vers la chaise recouverte par les effets de Daniel, puis vers le lit, mais elle se contenta de rester debout prés de la porte entrouverte, dans la lumière diffuse du couloir. Une épaisse robe de chambre recouvrait sa chemise de nuit. Comprenant que Daniel ne ferait rien pour lui venir en aide, elle se décida à prendre la parole.

- Je sais que vous ne m’aimez pas. Pourtant je n’ai eu aucun torts envers vous. Cette démarche m’est très pénible, mais j’ai besoin de savoir si l’avenir de ma fille est assurée.

- Il l’est au delà de toute espérance. Aurore est douée pour les études. Je suis certain qu’une grande carrière l’attend.

  • Vous savez très bien de quoi je veux parler…

- J’ignore ce que vous pouvez savoir ou croire. Pour ma part, j’applique à la lettre les consignes de mon ami. Les détails de son véritable héritage ne regardent que son héritière.

  • Alexandre va attaquer le testament.

- Il est certainement assez idiot pour en arriver là. Mais il court à sa propre ruine. N’importe quel étudiant en droit le lui dirait.

Li May passa d’une jambe sur l’autre, ne sachant plus trop que dire.

  • Je n’aime pas votre arrogance.

- Haine et amour sont les fruits du même arbre. Si vous avez encore la chance de connaître le plaisir des sentiments passionnels, profitez-en !

  • Max et moi étions toujours en affaires.
  • Je sais.
  • Vous comptez lui succéder ?
  • A quel point de vue ? Demanda-t-il avec un soupçon d’ironie dans la voix.
  • Ne soyez pas grossier. Je parle uniquement sur le plan de l’écoulement des pierres.

- A titre personnel, non. Je ne travaille qu’avec des gens en qui j’ai toute confiance. Ou, le cas échéant, avec des individus dont l’élimination physique ne présenterait aucun problème moral à mes yeux. Vous n’entrez dans aucune des deux catégories. Maintenant, si Aurore s’avisait de vouloir rester en affaires avec vous… je ne me reconnais aucun droit de l’en dissuader.

Li May avait tressailli. Ce petit salaud qu’elle avait sous estimé était de la même veine que Max. A moins que ce ne fut Max qui avait établi cette stratégie enchaînante ?

  • Qu’est-ce qu’Aurore a à faire dans ce commerce ?
  • N’est elle pas l’héritière de son père ?
  • Elle est mineure.

- Bien sûr. Mais si vous voulez conserver les avantages que Max vous accordait, vous avez toujours la possibilité d’émanciper Aurore. De naissance, elle est citoyenne Belge. J’ignore si cette disposition est légale chez vous, mais ici, elle l’est sans problème.

  • Je crois que vous êtes un salaud…

- Me voir reconnu comme un égal me flatte. Mais, malgré les efforts fournis pour y parvenir, je crois que vous exagérez. Je suis encore loin du compte…

La princesse accusa le coup.

- Et si vous perdiez la vie au cours de votre croisade vengeresse ?

- Croyez-le ou non, le cas est prévu. Et en aucune manière les intérêts d’Aurore ne pourraient en pâtir.

- Max me devait encore beaucoup d’argent sur la dernière affaire de rubis que nous avions traitée.

  • J’en suis navrée pour vous.
  • Un million de dollars si nous voulons faire un compte rond.

- Bravo ! ca fait une jolie sphère. A mon avis, vous devriez plutôt essayer de la tailler en pointe. Elle aura moins de mal à passer.

Sous l’injure, elle sortit la main droite de la poche de son peignoir et accomplit un pas vers le lit, mais elle se ravisa.

- Que les choses soient claires entre nous, Li May. Si l’envie vous prenait de me faire éliminer, dites vous bien que vous causeriez un énorme préjudice financier à votre fille. D’un autre côté, si vos sbires avaient la maladresse de rater leur coup, le sentiment de légitime défense gommerait tous les scrupules que j’ai à l’idée de causer du chagrin à Aurore. Point final. A l’exception d’un détail ; veuillez fermer la porte en sortant.

Le panneau se referma en douceur. Un sourire satisfait s’épanouit sur les lèvres du Dauphin . Si Max avait su pardonner par amour, lui en voulait toujours autant à la femme pour la blessure à l’âme qu’elle avait infligée à son ami. Eut-elle été soubrette, ou dans le besoin, il aurait admis qu’elle ait pu chercher un père à son enfant à naître. Fortunée, d’extraction noble, Li May n’avait que la vanité à fournir en excuse à son geste. Rien ne l’avait autorisé à croire à la mort de Max au Viêt-Nam.

Il cherchait un endroit confortable pour se laisser glisser vers le sommeil, mais un grincement suspect le fit bondir. Dans une envolée magistrale, il envoya couverture et drap vers le plafond, fondit sur la chaise pour y récupérer son automatique, et repassa au dessus du lit en vol plané pour se trouver à l’abri derrière le matelas.

Dans l’encadrement de la porte secrète qui jouxtait la cheminée, Aurore était restée figée de stupeur avec son bougeoir allumé à la main. Sa chemise de nuit blanche lui donnait un aspect fantomatique. Quand la position du Dauphin se fut stabilisée, les bras étendus sur le matelas et l’arme pointée vers elle, elle ne put retenir un franc éclat de rire.

  • Eh ben dis donc ! gloussa-t-elle.

Embarrassé de se trouver entièrement nu devant elle, agacé par le ridicule de la scène dont il était la vedette, il accomplit rapidement les quelques pas qui le séparaient du drap jeté au sol pour s’en faire une toge, puis jeta couverture et couvre lit sur la couche dévastée.

  • Habille toi, je vais t’aider à refaire le lit, proposa Aurore.

Silencieux, il se contenta d’enfiler un slip.

  • J’ai quelque chose à te faire voir. Si tu reste comme ça, tu vas prendre froid.

Il la dévisagea un instant, puis s’habilla sans discuter.

- Mince ! Daniel… tu ne vas quand même pas me faire la tête parce que je t’ai fait peur ? L’interpella la jeune fille d’un ton incrédule.

N’y tenant plus, elle franchit les trois pas qui le séparaient de lui, l’attrapa par le devant de son chandail, et lui posa un baiser sur la joue.

- J’aurais pu passer par la porte, c’est vrai, mais l’idée de faire la queue ne m’a pas plu, dit-elle avec un soupçon de moquerie dans la voix.

Daniel voulu lui jeter sa veste sur les épaules, mais elle repoussa le vêtement. Le froid ne l’incommodait pas. Par une succession de boyaux simplement blanchis à la chaux, de moins d’un mètre de large, elle l’amena à un escalier qui descendait entre le manteau de la monumentale cheminée du salon et celui du bureau bibliothèque. Ils aboutirent dans une pièce toute en longueur, privée de fenêtre mais pourvue de l’éclairage. Le mobilier se réduisait à un lit, une table, une chaise, un fauteuil, et un coffre fort de taille modeste, un 500 kilos.

- Mon père a découvert l’existence de cet endroit il y a quatre ans. C’est lui qui a installé le coffre. Mais il ne m’en a pas donné la combinaison. Ni la clef.

Il balaya ces détails d’un signe de la main pour marquer le peu d’intérêt qu’ils représentaient, se barra les lèvres de l’index pour lui recommander le silence, puis il saisit la jeune fille par les épaules pour l’inciter à rebrousser chemin. Elle éteignit avant de quitter la pièce.

A peine avaient-ils refait le lit qu’Aurore s’y glissait en hâte. Daniel marqua un temps d’arrêt, puis il se dévêtit et se coucha en gardant son slip. La jeune fille vînt se blottir contre lui.

  • Que crois-tu qu’il y ait dans le coffre ?
  • Aucune idée. Mais certainement pas le plus gros de ta fortune.
  • Les rubis dont ma mère a parlé ?

Il se tourna vers elle et la saisit par le menton pour la fixer dans les yeux. La lumière diffuse de la lampe de chevet n’ôtait rien à la beauté de la jeune fille. Elle affronta son examen en lui offrant un regard ingénu.

  • Tu as entendu ta mère derrière la cloison ?
  • Je l’ai vue aussi. Il y a des trous à divers endroits des moulures.

Il jeta un coup d’œil méfiant sur les oves de la bande décorative des boiseries basses. Évidemment, il n’aperçut rien. La minutie des anciens dans ce type de réalisation méritait une admiration totale. Max avait connu une passion brûlante pour ce genre de secrets. Et Daniel se revoyait encore, en sa compagnie, en train de démonter l’énorme cheminée truquée de l’appartement dans un majestueux château du Massif Central, momentanément dépourvu de propriétaire légitime par manque d’héritiers. En cas contraire le Russe aurait bien fait une offre, mais racheter une propriété invendable aux Domaines pour une simple cheminée…

  • Tu as suivi toute la conversation ?
  • Absolument !
  • Et…
  • Celle d’avant, tu veux dire ? Je suis arrivée juste pour les ; Ah !… Ah !… Ah !…

Moqueuse, Aurore singeait les halètements poussés par Pauline. Il lui administra une tape sans violence sur la joue.

- J’ai trouvé ça très instructif. Au cas où tu voudrais savoir ; ce qu’elle t’a dit au sujet du château est vrai, je te rassure.

  • Il s’agit bien de çà ! rétorqua-t-il. C’est du chouette d’espionner les gens dans leur intimité !
  • J’ignore ce qui peut être chouette ou pas. Ce dont je suis persuadée, c’est que ce type d’espionnage est très intéressant. Dommage que nous n’étions pas en été !
  • Ouais ! tu n’as pas un autre sujet de réflexion, des fois ?

- Si. Mais une réponse franche m’éviterait sans doute de me ronger les sangs en m’inventant toute une flopée de scénarios catastrophe.

  • Je t’écoute…
  • Qu’est-ce que ma mère à voulu dire en parlant de ta croisade vengeresse ?

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