VII - Quand se brisent les masques [7/9]

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    La tête entre les mains, perdu dans ses pensées, l'homme aux cheveux miel était perdu. Littéralement. Ses émotions d'habitudes si bien enfermées dans la boîte, étaient complètement sans dessus dessous. Et pourquoi ça ? Parce qu'un autre être humain, plus intéressant, plus fascinant que la totalité des nuisibles de cette planète certes, mais un autre malgré tout, était dans ce foutu hôpital, la mort à son chevet. Alors oui, le trentenaire aux cheveux vénitiens était égaré. Il n'arrivait pas à poser de mots sur le tourbillon qui se déchaînait en lui, brûlant dans sa poitrine sans le moindre répit depuis que le médecin était reparti d'un pas hâtif en transportant la silhouette de l'androgyne inconscient sur un brancard et qu'il s'était posé sur cette foutue chaise. Les émotions.. Les émotions restaient un véritable mystère pour lui. Tout ça, c'était la faute de cette ordure, qu'il pourrisse en enfer.

Mais ce n'était pas le moment de repenser à son salopard de géniteur - à compter qu'il l'eut réellement été. Seules les plus brutes des émotions lui étaient compréhensibles. Telles que la colère flamboyante, l'euphorie grisante, ou encore la terreur la plus profonde. Ses émotions, ses sentiments, comme sa personnalité, étaient violents et brutaux. Les autres étaient constituées d'une nuance de subtilités et d'impressions, de codes qui lui étaient inconnues. Et, fatalement, il s'en était détaché, n'avait plus cherché à ne serait-ce qu'à les identifier. Il n'avait cherché à résoudre ça, les émotions étaient un fardeau, un poids néfaste pour un homme tel que lui. Elles étaient un aveu de faiblesse et le mettaient à égalité avec la bassesse de l'humanité. Mais Alban était au delà de tout ceci, il valait mieux. Mais pour le moment, il était simplement perdu, perdu dans le raz de marée qui bataillait en lui et le terrassait.

Pendant la longue nuit qu'il passa sur cette chaise branlante et capable de lui briser le dos - et ça se disait hôpital ? -, le trentenaire se souvint vaguement de la sonnerie de son téléphone. Layla lui avait demandé, après deux heures de disparition, remarquant sans peine celle simultanée de Florence, ce qu'il faisait. Il avait négligemment répondu qu'il avait dû accompagner la jeune femme à l’hôpital après un malaise, Elle avait semblé à deux doigts de lui faire une crise, mais assez excédé, Alban lui avait purement et simplement raccroché au nez. Il n'était pas d'humeur à jouer des apparences, pour le moment son masque s'était brisé et il était toujours désespérément perdu.

Au petit matin, le souvenir de l'appel de Layla lui avait remémoré le numéro qui avait appelé l'androgyne la veille, alors qu'il conduisait. Et ses affaires était actuellement à ses pieds. Devait-il prévenir la mère que son fils était à l’hôpital ? Il soupira avec lassitude. Ce n'était pas son rôle d'appeler la mégère, quand bien même il s'agissait de la mère de Florence.. Le médecin le coupa dans ses réflexions quand il revint vers lui les traits tirés. Visiblement, il avait à lui parler, à en juger par le bureau à son nom qu'il lui avait un indiqué d'un geste de la tête. Son ventre remua à nouveau. Que ça l'agaçait..

Pendant ce temps, l'éminent homme d'affaire, qui faisait bien pâle figure dans le cas présent, venait de refermer la porte du bureau du médecin et fixait celui-ci avec le regard le plus impassible qu'il pouvait offrir à son visage - autant dire que celui-ci était tout aussi fragile que son statut de grand PDG intouchable, pour le moment.

  • Alors ?, finit-il par lâcher.

Comme si le vieux pékinois soignant n'avait attendu que ses mots, il se mit à parler pendant de nombreuses et épuisantes minutes sans discontinuer. D'un coté, cela fit du bien à son égo et à son esprit sans dessus-dessous : il avait bel et bien encore son emprise sur les autres et son charisme fonctionnait comme il le voulait. D'un autre coté, cela renforça en lui la conviction que tout ce bazar dans sa tête venait bel et bien de Florence. Ce qui n'était pas vraiment pour le rassurer. Il aurait préféré être atteint d'un mal passager et bénin qui se serait enfuit au fil des minutes, mais non. La sensation désagréable dans son estomac était toujours bien présente.

Il se retint de grincer des dents, préférant se reconcentrer sur le flux inépuisable d'informations déversées par cette machine impossible à stopper qu'était le foutu docteur. Finalement, il réceptionna ça et là quelques informations dignes d’intérêts et diverses à travers le bla bla incessant du vieux sénile. Des bribes d'informations telles que traitement inadapté, soins d'urgence, état et système immunitaire très faibles, nécessité d'une chimio, demande de soins intensif et besoin de le garder pour un temps indéterminé, ou encore phase avancée de la maladie. Les pronostics du médecin lui firent cette fois définitivement grincer des dents, et il se retint difficilement de simplement se défouler sur le vieux et son air niais alors qu'une colère fulminante commençait à s'élever en lui. Quel imbécile, il allait l'entendre.

  • Où est-il ?, grinça-t-il en dardant sur l'homme un regard venimeux en le coupant sans remords aucun en plein milieu de sa tirade enflammée sur l'état précaire de Florence., Est-il réveillé ?

Il écouta tout juste le numéro de la chambre et les explications données par l'homme alors qu'il se détourner pour avancer d'un pas rapide parmi les couloirs. Il se réveillait doucement, parfait. Il allait pouvoir crier sa colère sur le jeune convalescent irresponsable.

  • Attendez ! Sa m..
  • Pas maintenant., coupa Alban d'un ton dur en continuant son trajet alors que le pékinois, dans son petit statut de chien hargneux, aboyait après lui, le suivant à la trace.
  • Mais il n'est pas tout s...

Sans plus l'écouter, Alban traça sa route, laissant derrière lui un vieux médecin déstabilisé qui haussa finalement les épaules pour se diriger vers d'autres patients. Quant à l'homme aux cheveux blonds, une fois arrêté devant la porte où était installé l'androgyne, il prépara sa meilleure tête colérique, ouvrant la porte avec fureur.. avant de se stopper net. Ah. La mère de sa.. Némésis ?, une mégère - s'il ne se trompait pas face à l'identité de la femme en pleurs, était de toute évidence présente elle aussi.. Cet abruti de médecin n'aurait-il pas pu le prévenir ?! En essayant de ne pas laisser ses yeux s’écarquiller sous la surprise et de reposer sur ses traits une expression neutre, il fit face au regard, bel et bien écarquillé pour sa part, de la mère de Florence.

Alban fronça les sourcils sous l'air soudain farouche et peu amène de la femme. Certainement son entrée fracassante lui avait-elle déplu. Qu'importe. L'avis de la vieille lui importait peu. Lui-même la fixait maintenant avec le même air, son masque bien trop fendillé pour qu'il ne puisse masquer ses émotions aussi bien qu'il le faisait en temps habituels - en plus de son égo et sa fierté qui refusaient qu'il ne se plie au caractère de cette intruse mégère. Les deux s'étaient donc fixés en chien de faïence jusqu'au commentaire que celle-ci lâcha, et qui remplit son regard d'une colère glaciale.

  • Qu'est-ce que cet imbécile arrogant fait ici ?, cracha-t-elle.

À la bonne heure ! Et c'est cette bonne femme de l'ancienne génération qui disait ça ? À lui ? Il était bien plus élevé qu'elle, et ce, dans tous les sens du terme. Quelle ironie. Il se força à réinstaller sur ses traits une expression plus indifférente jusqu'à ce que l'androgyne malade ne réplique qu'il avait autant le droit qu'elle de se trouver ici. En entendant ses mots, il céda à sa personnalité et renvoya à la mégère du troisième âge un regard condescendant jumelé à un rictus probablement hautain.

Alban, 1 - Mégère, 0

Après cela, il se contenta d'écouter la discussion entre la mère et son fils, s'appuyant nonchalamment contre le mur de la chambre, analysant la conversation et prenant une expression impassible. Visiblement, le jeune chanteur qui perturbait dangereusement ses sens avait des problèmes d'argent. Ceci expliquerait donc cela. Toutefois, il était sûr d'une chose : il ne laisserait pas un problème d'argent offrir la victoire à la Mort. Il était hors de question qu'il ait fait tout ça pour rien. Et sa hargne était indomptable, pas même elle ne lui arracherait ses résolutions. C'était un combat entre elle et lui désormais. Ça, c'était bien un challenge à la hauteur d'un démon tel que lui.

L'injonction à sortir du malade à sa génitrice après plusieurs minutes de silence sortit le trentenaire de ses pensées et il se concentra à nouveau sur le monde réel, et plus particulièrement sur la silhouette affaiblie de l'androgyne. Enfin, il le quitta malgré tout des yeux au passage du bouledogue du troisième âge, renvoyant à celle-ci son regard, bien qu'il prit soin de fixer un air condescendant sur son visage et un sourire méprisant sur ses lèvres. Il n'arrêta finalement de suivre la mégère du regard qu'une fois qu'elle eut quitté la pièce et refermé la porte derrière elle. Puis il redirigea son attention sur Florence, le fixant en silence.

  • Qu'est-ce que tu fais encore avec quelqu'un d'aussi pathétique ?

Il avait l'air faible et maladif, ses yeux étaient encore un peu vitreux et il semblait flotter dans sa tunique trop large pour lui, mais, sans qu'il ne puisse l'expliquer, ses paroles lui firent froncer les sourcils, remuant désagréablement son estomac à nouveau. Qu'il soit en état de faiblesse ou non, Alban devait avouer ne pas encore se sentir prêt à être confronté à l'androgyne : ses émotions étaient encore sans dessus-dessous, il se sentait fébrile et égaré, son masque, qu'il avait déjà du mal à garder en place depuis la veille, était à deux doigts de s'effriter. Le blond le sentait, la moindre petite chose pourrait le faire exploser, de quel coté, ou quelle émotion, il n'en avait pas la moindre idée, mais de cela il avait la certitude. En bref, actuellement, faibles, ils l'étaient tous deux, chacun à l'heure manière.

  • Je sais bien que je suis une ordure - chose que j'assume entièrement, cela dit, mais j'ose espérer que tu es conscient que je ne suis pas du genre à m'attarder sur ce genre de détail ? La vermine ne l'est qu'en fonction de son état d'esprit., dit-il d'un ton qu'il espérait indifférent.
  • Pourtant, je vais mourir. Tu t'en rends compte, n'est-ce pas ?

Cette fois, le commentaire fut interprété plus violemment par son organisme. Le savoir était une chose, mais il ne pouvait que farouchement rejeter l'information. Il répliqua d'un ton plus colérique :

  • Ne dis pas n'importe quoi. Les médecins sont faits pour ça, autant que ces abrutis servent à quelque chose après tant d'années d'études ! Et puis je refuse d'avoir fait tout ça pour rien. D'autant plus que ce lèche-botte de pékinois n'a désormais plus de faveur à me rendre., dit-il sur un ton hargneux, son self-control se faisant vacillant.
  • Ces abrutis, comme tu dis, se doivent d'être payer pour leurs soins..
  • Si ce n'est que ça, ce n'est pas un problème.., commença le blond en prenant une mine ennuyée, la voix plus stable, bien qu'instable.
  • Je n'ai pas besoin de ta charité. Je refuse que tu payes pour moi., le coupa Florence avec un regard dur.

L'homme d'affaire lui jeta un coup d’œil indéchiffrable, il ne comprenait absolument pas où son acolyte pouvait voir un problème dans cette situation. Pourtant, il devait le convaincre, son duel était engagé, et utiliser un demi-mensonge semblait être une bonne solution.

  • Ce n'est pas de la charité. Tu me devras une faveur. Tu devrais savoir que je ne fais jamais rien gratuitement.
  • Non, je refuse que tu m'avances de l'argent., répliqua le foutu lion buté, je n'aurais rien à t'offrir de satisfaisant en contrepartie. Et si l'opération est un échec, hein ? Je refuse de finir ma vie comme un légume, ce qui à le plus de probabilité d'être le cas, soit dit en passant.

Et Alban ne pouvait même pas lui donner tort, lui aussi haïrait la possiblité de perdre ses facultés motrices et mentales pour n'être plus que déchéance et inutilité. Pour autant..

  • Alors quoi ? Hein ? Je ne comprends pas. Tu vas juste te laisser crever sans rien faire ? C'est encore plus pathétique !, cracha-t-il.

Pour lui que l'idée de mourir effrayait plus que n'importe quoi, se laisser mourir était tout simplement impossible à accepter. À sa place, il aurait fait, n'importe quoi, quitte à devoir damner son âme, pour fuir cet échappatoire inéluctable. Alors la résignation de l'androgyne lui apparaissait comme folle à lier. Puis finalement, se rendant compte de ses émotions trop brutes et naturelles, il reprit un visage impassible, même si un tic nerveux prenait encore place sur ses traits à cause de son mental instable du moment et stoppa net sa tirade. De toute façon, ça ne le concernait en rien, pourquoi s'énervait-il déjà ? Il éprouvait de l'intérêt pour Florence, rien qui ne justifie cet emportement soudain.

Malgré tout, son esprit hurlait en lui. La simple idée de laisser le malade s'éteindre remuait son estomac d'inconfort et rendait sa poitrine douloureuse. Il ne pouvait pas laisser partir la seule personne qui représentait une mine d'intérêt pour lui et le laisser revenir à ce quotidien fait de morosité, de vermines et de fantômes. Il pinça les lèvres après que l'androgyne eut tourné la tête dans la direction qui lui était opposée, laissant son expression impassible s'affaisser légèrement, sa poitrine se muer en une exaspérante douleur.

  • Tu ne mourras pas, lâcha-t-il avec agressivité, ne pouvant s’empêcher de craindre ce scénario de vie fade où l'agressivité était le seul exutoire de sa colère et de tous ses démons. Je ferai en sorte que ça ne se produise pas !
  • Ce n'est pas toi qui décide de ça, Alban. On est tous soumis aux mêmes conditions, on y peut rien. Et tu n'es pas un dieu, souffla-t-il, las.

L'homme aux cheveux blonds ignorait même pourquoi sa poitrine était subitement devenue si douloureuse en entendant les mots du malade. Il avait l'impression que des mains vicieuses et sadiques, aux ongles acérés étaient en train d'écarteler ses côtes. Il ne comprenait pas non plus cette colère sortie de nul part qui se propageait jusque dans ses poings qu'elle faisait se crisper sous la fureur, revenue à pleine puissance. Ignorer la raison qui le faisait se sentir si mal renforçait encore la rage sombre qui l'habitait.Tout ce qu'il comprenait de cette situation, c'était que non, non, il était hors de question qu'il ne laisse l'homme s'éteindre et faire de lui seulement une étoile filante, déjà mourante au contact de son atmosphère, s'éteindre ; ne laisser aucune trace de son passage et le laisser, telle une comète perdue, dériver seul dans cet univers trop grand, trop abyssal pour qu'il ne perde pas la raison durant sa croisade solitaire.

Rien qu'en pensant cela, il sentait des nouvelles vagues de rages le consumer et il avait conscience que son visage devait être devenu sombre et empreint d'une rage qui n'avait jamais été aussi violente. Il cloua ses lèvres, se murant dans le silence face aux paroles résignées de l'androgyne, les poings crispés et le corps, l'esprit, dévorés.

Il détourna son regard flamboyant - il était presque certain que tout le désarroi qu'il ressentait devait être visible dans ses prunelles assombries - et plongea dans celui, rempli d'émotions qu'il ne pouvait comprendre, de Florence. Et même cette expression douce – qu'on lui avait rarement renvoyé en le découvrant tel qu'il était réellement, pour ne pas dire jamais –, ne pouvait le calmer. Au contraire, si celle-ci le remplissait d'habitude d'une émotion légère, elle ne faisait qu'accentuer son incompréhension aujourd'hui. Comment pouvait-il ne pas exploser de haine devant une telle injustice ?

Alors, Alban laissa exploser la colère qui bouillonnait en lui, et marmonna, à voix basse, n'ayant pas envie que la moitié de l'hôpital n'accoure à cause de ses cris hystériques. Pourtant, dieu qu'il avait envie, besoin de hurler :

  • J'ai dis, tu ne mourras pas, c'est clair ? Je ne laisserai pas ça arriver. Jamais., dit il d'un ton venimeux, d'une voix inégale qui laissait transparaître toute son instabilité et son masque, d'habitude parfait, en éclat.

Ils avaient un accord ! Il lui avait fait une promesse ! Il l'avait compris là où tous l'avait condamné. La situation était inacceptable. Puis, après s'être levé d'un bond, il donna un violent coup de pied dans le mur.

  • Putain, fait chier !

Puis, sans un mot de plus, il tourna les talons, ouvrant furieusement la porte, quittant cet hôpital de malheur comme s'il avait le diable aux trousses.


Quand est-ce que tout avait changé ?

Quand avait-il cessé d'être simplement intrigué, fasciné par ce putain de chanteur malade ?

Quand est-ce qu'il avait commencé à être aussi perdu avec lui-même ?

Quand avait-il décidé qu'un autre être humain était apte, digne de l'accompagner ?

Enragé, il balança son poings dans le mur de la petite ruelle où il s'était arrêté, la vision rendu flou par la rage qui le déchirait et le rendait fou. Mais même la douleur qui explosa dans sa main ne suffit pas à enrayer sa colère. Alors, il recommença, une autre fois, puis une autre, et jusqu'à ce que la douleur fasse un peu vriller, flancher son esprit, comme autrefois, et que le sang ne tombe par filet continu sur le sol de béton.

Foutus émotions incompréhensibles qui lui parasitaient l'esprit.. Cette étoile filante de malheur, qu'elle soit maudite, au moins, il le seraient tous les deux.

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