Sur le pas de la porte
Maître et apprentie se figèrent, cuillères à la bouche. Enfin, Melinda se leva. Le parquet craqua sous ses pieds.
- Laisse, je vais aller ouvrir, suggéra Loup en l'arrêtant, les sourcils froncés.
- Pas la peine, rétorqua-t-elle en se dégageant. J'arrive, j'arrive !
Elle dévala le vieil escalier de bois tandis que la sonnette retentissait à répétition.
- Police, ouvrez immédiatement !
Elle défit le loquet de la porte en chêne avant de l'ouvrir rapidement, le cœur battant.
- Oui, Monsieur ?
- Inspecteur Leroy. Je peux entrer ? s'enquit l'homme, la voix pleine d'une politesse factice.
- B-Bien sûr ! balbutia l'apprentie. Excusez-moi, nous étions en train de souper...
- Cela m'est égal, fit-il remarquer en refermant la porte derrière lui.
Troublée, Melinda se décala sur le côté tandis que l'inspecteur retirait son couvre-chef élégant pour observer les environs ; elle en profita pour l'étudier de plus près.
Grand, mince, quoique résolument mieux bâti que Loup, il avait une chevelure noire à peine rayée de gris, contrastant avec sa peau claire. Sa coiffure dégageait un front intelligent, des yeux bruns perçants et une mâchoire carrée inexpressive. Des habits bien taillés, un pardessus sombre et usé, une silhouette toute en lignes tranchées. Pas d'uniforme ; évidemment, vu son grade.
Elle frissonna, mal à l'aise. Ses semblables avaient beau être garants de la sécurité nationale, elle n'arrivait pas à leur faire confiance. Visiblement, son maître était du même avis. Elle l'avait vu se raidir, là haut, juste avant qu'elle n'ouvre...
Loup descendit lentement jusqu'au rez-de-chaussée, les marches bruissant à peine sous ses pas légers, et tendit la main à l'intrus, un sourire aimable aux lèvres.
- Bonsoir, Monsieur Leroy. Que puis-je faire pour vous ?
- Monsieur d'Airauld, bonsoir.
Une poignée de main fut échangée.
- Vous me voyez désolé de vous déranger à une heure si tardive, mais je dois enquêter sur le meurtre de mardi dernier. J'aurais quelques questions à vous poser, expliqua-t-il en s'asseyant à la table de noyer.
Loup hocha la tête, l'air compréhensif, et s'y installa à son tour.
- Faites donc. Je tâcherai d'y répondre de mieux que je peux.
- Un... Un café, Monsieur ? Ou peut-être un thé, tenta Melinda, qui se désespérait de ne pas pouvoir bouger.
- Café, avec plaisir. D'Airauld donc, commença l'inspecteur tandis que l'apprentie accourait à la cuisine, pourriez-vous me dire où vous étiez au moment du meurtre, vers dix-sept heures trente ?
- Bien entendu. J'étais à la mercerie, ici précisément, à la table des réparations. Je finissais du raccommodage sur la robe de bal d'une jeune cliente.
Leroy hocha la tête, prit quelques notes dans un carnet de cuir.
- Et votre apprentie, mademoiselle... ?
- Melinda M'baku, elle tient ce nom de son père africain, précisa-t-il en voyant l'expression perplexe de l'inspecteur. (Celui-ci hocha de nouveau la tête.) Eh bien... Elle était dehors, en train de faire des courses.
- Quand est-elle rentrée ?
- Environ une heure plus tard, bien plus tard que prévu. Je m'en souviens, rit doucement Loup, elle était couverte d'égratignures ! La pauvre m'a dit qu'elle avait voulu recueillir un chaton et elle s'était... enfin, excusez-moi, je m'égare.
- Non, au contraire. Continuez. Des égratignures, vous disiez ? encouragea l'inspecteur, attentif.
À l'étage, la jeune fille, bienheureusement ignorante de ce qui se disait à son sujet, cherchait dans chaque étagère de la cuisine la précieuse mouture de café qu'ils gardaient pour les visiteurs. Coûteuse et provenant directement d'Amérique - à l'instar de son père, ne put-elle s'empêcher de penser - il était difficile de s'en procurer au marché, aussi Loup le commandait-il à des fournisseurs de la rue Berthollet.
Si ce n'était pas là, peut-être restait-il des paquets de la dernière commande ? Son maître avait l'habitude de ranger ses produits personnels dans sa chambre, pour éviter une consommation trop régulière. Ainsi, quand ils prenaient du café, c'était pratiquement jour de fête.
Elle hésita un moment : aller dans la chambre de Loup, sans son accord ?
Enfin, si ce n'était que pour du café.... Et puis, elle ne regarderait rien d'autre, se résolut Melinda avant de s'orienter discrètement dans le couloir.
Elle y était. Après avoir pris une inspiration, elle entra sans bruit dans la petite pièce tamisée et sobrement décorée, aux senteurs d'eau de toilette masculine. Murs clairs, meubles de bois sombres ; elle baissa le regard rapidement, pudique.
Café, café... Où le paquet pouvait-il donc bien se cacher ?
Au hasard, elle fureta dans l'armoire. Ah ! Un sac de papier. Ce devait bien être ça, non ?
Elle s'en empara... et sentit une chair froide et raide se presser contre ses paumes à travers l'emballage.
Au contact d'un liquide suintant sur sa peau, elle ne put retenir un hurlement.
En bas, l'inspecteur se leva brusquement.
- Y a-t-il un problème, mademoiselle ? s'écria-t-il, les sens en alerte.
- Mais... ça venait de ma chambre, s'inquiéta Loup.
Il gravit les escaliers quatre à quatre, talonné de près par le mercier, et ouvrit la porte violemment.
La scène qui s'ensuivit acheva de confirmer les doutes du policier : au sol, la jeune fille, paniquée. À ses pieds, les parties mutilées de la victime, restées introuvables : ici un bout de côte, là une main entière - la droite, qui manquait au malheureux Jules Andrieuc.
Des preuves masquées et du sang sur les mains.
- Méli..., commença le jeune homme, l'air aussi perdu qu'horrifié. Tu... tu cachais ça dans mes affaires ?
- M-Mais... ! C'est...
Sa voix mourut sans avoir pu terminer sa phrase : l'inspecteur avait dégainé son pistolet, un Colt flambant neuf.
Il le brandissait sur elle. L'éclat argenté du métal renvoyé par la lumière l'aveugla, et elle ne put retenir quelques larmes.
Ironie du sort, son arme aussi était américaine.
- Mademoiselle, vous êtes en état d'arrestation.
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