Les mensonges d'une innocente.

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Intimidant, l’intérieur du commissariat l’était. Avec ses murs gris et nus, son accueil éclairé par des lampes à gaz et ses multiples bureaux déserts, Melinda trouva même qu’il y régnait une atmosphère étouffante.

  • Leroy ! Qu’est-ce que vous nous amenez là ?

Le jeune inspecteur s’avança, preuves à la main, vers l’homme en uniforme qui les toisait, rapide et confiant. Le commissaire, présuma la jeune fille, ou alors l'un de ses seconds.

  • J’ai une nouvelle piste en ce qui concerne le meurtrier.
  • Lequel ? Ce ne sont pas les morts qui manquent, ici, remarqua le policier d’un ton désabusé.
  • L’Artiste, compléta-t-il obligeamment. Je menais mon investigation comme vous me l’aviez demandé, et je m’approchais de la rue Lemercier, non loin du boulevard des Batignolles, quand j’ai croisé cette jeune fille... Elle semblait être la prochaine sur la liste de ses victimes. Il s’est enfui à ma vue, et a laissé tomber ceci.

Il lui tendit le sac en papier. Son interlocuteur l’ouvrit avant de grimacer devant l’odeur de chairs en décomposition.

  • Je vois. Je pense qu’un petit interrogatoire s’impose.

***

  • Quel est votre nom ?

Sa question fit sursauter l’apprentie, occupée à détailler la pièce avec inquiétude. Une table en bois, deux chaises, un pichet, un verre d’eau et une lampe à gaz ; il planait dans l'air une odeur de sueur et de tabac froid, un sentiment de lassitude et de peur mélangées. Elle ravala nerveusement sa salive et s’assit en face de lui.

  • Je m’appelle Melinda M’Baku, monsieur, répondit-elle doucement, s’efforçant de ne pas baisser les yeux.

Le policier haussa les sourcils.

  • Vous n’êtes pas très... typée, pourtant, observa-t-il. De quelle nationalité sont vos parents ?
  • Ma mère est française, monsieur. Mon père est un immigrant, il est américain d’origine sénégalaise.
  • Quel âge avez-vous ?
  • Dix-neuf ans...
  • Bien.

Le policier s'enfonça sur sa chaise et croisa les bras, la jaugeant d'un regard froid que la jeune fille tenta de soutenir tant bien que mal. Si sa taille était médiocre et son ventre rebondi, son visage, en revanche, était autrement plus intimidant avec ses yeux perçants et ses lèvres fines, semblables à une ligne pincée.

  • Racontez-moi les événements dans l’ordre, et avec autant de détails que possible.

Que faire ? Allait-elle réellement mentir aux forces de l’ordre… ?

D’ailleurs, pourquoi ce fichu inspecteur prenait d’aussi mauvaises décisions ? Elle aurait très bien pu raconter la vérité ! Mais maintenant qu’il avait prétendu qu’elle avait failli se faire assassiner…

  • Mademoiselle ?
  • Pardon, pardon, murmura-t-elle précipitamment. Je suis… un peu bouleversée par ce qui vient de se passer, se justifia-t-elle, la voix tremblante.

Pour seule réponse, l’homme lui tendit un verre d’eau que Melinda s’empressa d’avaler. Bon sang, et ces nœuds à la gorge qui ne voulaient pas se desserrer !

  • C’était aux alentours de vingt heures… J’étais sortie vider les poubelles, qui étaient de l’autre côté de la rue, commença-t-elle lentement.

L’heure n’était pas difficile. Ils mangeaient toujours à vingt heures, et s'occuper des ordures faisait partie de ses tâches. Elle dut retenir un haut-le-cœur en songeant aux rebuts sordides qu’elle avait pu jeter.

  • J’étais en train de mettre les sacs dans le bac commun quand j’ai senti une présence, et je me suis retournée, continua-t-elle avec peine. Je… J’ai vu une silhouette, et il avait un couteau à la main. Évidemment j’ai crié, j’ai tenté de m’échapper, et il m’a retenu les poignets d’une main. Il avait de très grandes mains.
  • Avez-vous pu voir son visage ?

Melinda secoua lentement la tête et ferma les yeux. Jusqu’ici, le couteau, la raison de ses bleus, tout s’était imposé aisément comme dans un de ces romans policiers à deux sous qu’elle affectionnait. Et si elle osait décrire Loup et qu’ils allaient l’interroger ? Ils pourraient trouver d’autres preuves… ou bien se laisser convaincre par sa version des faits, la vraie d’ailleurs, se rappela-t-elle amèrement. Le mieux qu’elle pouvait faire était de décrire des vêtements semblables aux siens, pour leur mettre la puce à l’oreille…

  • Il faisait très sombre, la rue Lemercier n’est pas bien éclairée à cette heure… Il portait un haut-de-forme très enfoncé, et je n’ai pas vu ses yeux, souffla-t-elle. J’ai seulement pu voir qu’il s’agissait d’un homme blanc, il n’avait pas de rides et avait l’air assez jeune… Son manteau noir cachait ses vêtements. C’est là que monsieur… monsieur l’inspecteur est intervenu, et il a pris peur et s’est enfui. Il a laissé tomber un sac en papier dans sa course.
  • Je vois, ponctua sévèrement le policier. Pouvez-vous me montrer vos poignets ?

La jeune fille hocha timidement la tête avant de les lui tendre. Ses bleus violacés le firent plisser les lèvres.

Au moins cette partie-là était crédible… Loup avait réellement de grandes mains, quoique fines.

  • Merci de votre collaboration, jeune fille. Vous disiez habiter rue Lemercier ?
  • J’y vis avec mon maître d’apprentissage, Loup d’Airauld… C’est au 21 bis. Il tient une mercerie, Les Mains de Fée.
  • C’est trop risqué d’y retourner, trancha-t-il sans hésiter. Il sait que vous lui avez échappé, il risque de revenir puisque vous l’avez aperçu… J’espère que vous pouvez vivre ailleurs quelque temps ?
  • Oui… Je peux retourner chez mes parents. Ils habitent rue Ramponneau, dans le dixième arrondissement.
  • Très bien. Je vous remercie de nouveau, mademoiselle.

Comme il se levait, l’apprentie le suivit dans son mouvement, se retenant à la table pour ne pas tomber. Ses jambes tremblaient.

  • Vous n’avez pas l’air bien… Venez, on vous donnera de quoi vous remettre sur pied. Leroy ! apostropha-t-il tandis qu’ils sortaient d’un même pas lent de la salle d’interrogatoire. Donnez-lui un peu d’eau-de-vie, une cerisette. Il doit bien en rester de la dernière fois, moi j’ai à faire.
  • Vous sortez, monsieur ? s’informa poliment le jeune homme, tandis qu’il tendait son bras pour aider Melinda à s’assoir sur l’une des chaises de l’accueil.
  • Une rencontre avec un de nos gars. Une fois qu’elle sera dans un meilleur état, amenez-la à l’adresse qu'elle vous donnera et revenez ici pour rédiger votre rapport.
  • Oui, monsieur.

Une fois l’homme parti et la porte refermée, les deux soupirèrent de concert. Le silence se fit un instant, seulement interrompu par la petite voix de l'apprentie mercière :

  • Bon, euh... Et cette cerisette ?

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