L'antre du loup
- Comment ça, sans ses menottes ?!
André se passa une main sur son front encore luisant de sueur et soupira ; il ne s’était pas encore remis de sa course jusqu’à la mercerie.
- Puisque je vous l’dis, monsieur. Je suis allé les filer jusqu’au commissariat, comme vous me l'aviez demandé, et je dois dire que l’inspecteur a compris l’erreur. Elle est allée témoigner comme victime, pas comme accusée.
Loup semblait furieux, quelque chose pour le moins inhabituel. Il esquissa un prudent pas de côté avant de croiser les bras, son visage ne trahissant point la crainte qu'il lui inspirait.
- Est-ce que tu as pu entendre ce qu’ils se disaient ?
- Où ça, monsieur ?
- Au commissariat, espèce d’idiot !
L’insulte le fit sursauter. Depuis les trois mois de leur collaboration, c’était bien la première fois qu’il le voyait aussi ouvertement en colère.
- N… Non, monsieur. La salle d’interrogatoire est en sous-sol, il n’y avait pas de fenêtre par où écouter. Je serais bien entré mais il y avait ce type, Leroy, à l’accueil. Et comme vous m'aviez dit de rester discret...
- Je vois.
Son ton était à présent aussi glacial que son expression. Loup dénoua le mouchoir camouflant sa bouche dans un geste contrôlé avant de prendre une longue inspiration, sous le regard inquiet de son acolyte.
Mieux valait se taire en dehors de ses questions, comprit-il rapidement.
- As-tu remarqué une faiblesse chez l’inspecteur ?
- Non. Il est en pleine forme, monsieur. Très rapide aussi.
Le muscle de sa mâchoire pulsait sous l’énervement et ses yeux remuaient sous ses paupières fermées. Il réfléchissait.
- Tout ce problème est très facile à résoudre, finit-il par dire calmement. Il me suffirait de tuer Melinda et ce foutu inspecteur.
Par “il me suffirait de tuer”, bien sûr, Loup voulait dire “te suffirait de tuer”. André retint un soupir résigné avant d'oser reprendre la parole :
- Pour la jeune fille, ça ne sera pas très compliqué, mais ça sera une autre histoire avec lui. C’est l'un des préférés du commissaire, ou en tout cas c’est ce que j’ai entendu dire.
- Alors embauche de l’aide !
L’homme s’éclaircit la gorge discrètement.
- Vous me devez encore la paie du mois dernier. Et c’est pas pour vous offenser, monsieur, mais s’engager avec davantage de criminels risque de vous attirer des problèmes, surtout s'ils viennent d'organ...
Il sursauta. Sans crier gare, il se retrouva plaqué contre le mur… et le souffle lui manquait cruellement.
- Je viens de comprendre, murmura l’Artiste avec un léger sourire. Tu ne veux pas que je te remplace ?
- Non...
Le son qui sortait de sa gorge le surprit : on eût dit le croassement d'un corbeau à l’agonie. Il se débattit, tenta de le repousser, mais la poigne d’acier du mercier se resserrait davantage tandis qu'il lui décochait un coup de pied dans le genou, faisant fléchir l'assassin sous la douleur.
- Au cas où tu l'aurais oublié… Tu ne voudrais pas qu’il arrive malheur à Mathilde, pas vrai ?
Ses yeux s’agrandirent sous la peur, le sang lui battant aux tempes. Comment avait-il pu apprendre pour sa fille ?
- Écoute-moi bien maintenant, espèce de sot. Si tu ne suis pas mes ordres, elle va en payer le prix... Sa peau ferait du beau cuir, après tout. N'est-ce pas ? souffla-t-il à son oreille.
Un frisson parcourut son corps. Il crispa les poings, paniqué, et Loup sourit, le relâchant tandis qu’il s’appuyait contre le mur pour reprendre son souffle. Quel salaud, pensa-t-il en serrant les dents.
- Je te payerai demain, lança-t-il dédaigneusement. La prochaine fois que tu remets mes directives en cause, tu ne pourras plus compter sur l'argent.
- D'accord, parvint-il à articuler.
L'ego mis à mal, il tenta de s'éclipser, mais l'orfèvre le retint par la manche de sa chemise :
- Je n'ai pas fini, André. Assis-toi, on ne peut plus se permettre d'y aller à l'improviste.
***
Lorsqu'enfin le mercier le laissa partir, il devait bien être deux heures du matin. Les quelques oiseaux de nuit chantaient dans les arbres bordant les allées autrement silencieuses, et l'assassin, lui, pestait tout bas. Quelle honte ! Être rabaissé de la sorte par un noble renié... J'aurais pu l'écraser.
Mais Dieu seul savait ce qu'il serait capable de faire à sa fille. Il pouvait bien le payer à sa place pour exécuter le sale boulot, il avait pu assister à ses séances d'écorchage et ce n'était pas beau à voir : il savait comment manier le couteau. Comment avait-il même appris à scalper un corps de la sorte ? Un apprentissage chez un boucher, peut-être ?
Alors que ses pas retraçaient le long chemin des boulevards jusqu'à son petit logement dans le dixième, il se répéta intérieurement les instructions de Loup.
Intimider la jeune fille... Il lui semblait que même son employeur avait des limites, puisqu'il était réticent à l'idée de la tuer. Vivre un an en cohabitation devait tisser des liens plus forts que la peur. Plutôt que de l'éliminer, il préférait lui donner un dernier avertissement. Quelle charité !
"Si elle continue ses fréquentations à la police, il faudra y mettre un terme. Mais ne te retiens pas sur cet idiot d'inspecteur, il est le véritable danger dans cette histoire."
Quant à cet agent de la police... Ce ne serait pas la première fois qu'André s'opposerait à quelqu'un dans le genre de Leroy, mais c'était bien de cette dernière lutte qu'il avait perdu son œil gauche. Il aurait préféré éviter une seconde rencontre dans le genre, mais enfin, les ordres étaient les ordres.
Il grogna de soulagement en apercevant la rue Ramponneau. Enfin, un peu de repos en vue !
Il en aurait bien besoin, après tout...
Une grosse journée s'annonçait pour demain.
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