Révélations
Entre le dix-septième et le dixième arrondissement, le chemin à parcourir était long. Voilà pourquoi Leroy avait hélé un nouveau fiacre à ses frais, malgré la gêne de l’apprentie mercière.
- Vous n’étiez pas forcé de faire tant pour moi...
L’inspecteur sourit.
- Après les événements de cette soirée, je pense qu’il fallait que je me rachète auprès de vous, au contraire. Je pourrais toujours facturer cette course comme un déplacement professionnel, on me remboursera.
- Présenté de cette façon-là...
De nouveau, le claquement des sabots sur le pavé succéda à leurs voix. Il fallut quelques secondes pour que le jeune homme s’éclaircisse la gorge :
- Blague à part, je voudrais vous présenter mes excuses. Ma conduite à la mercerie était terriblement peu professionnelle, je n’aurais pas… je n’aurais pas dû agir aussi hâtivement.
- Ce n’est pas grave, monsieur, euh…
- Félicien.
Melinda leva les yeux vers lui, surprise.
- Ah ça par exemple, en voilà une coïncidence !
- Que voulez-vous dire par là ?
En réalisant qu’elle avait parlé à haute voix, la jeune fille sentit ses joues s’empourprer.
- Ma… Avant de m’avoir, ma mère attendait une autre fille. Elle l’aurait appelée Félicie. Mais... elle n’a jamais grandi.
- Oh.
Leroy - enfin, Félicien - se tut un instant, avant de passer une main dans ses cheveux, mal à l’aise.
- Mes sincères condoléances, alors. Je ne voulais pas vous rappeler de mauvais souvenirs.
- Ce n’est rien, souffla-t-elle doucement, je n’aurais peut-être pas dû en parler. Vous m’avez prise de court.
- Je peux dire la même chose de vous…
- 10 rue Ramponneau, vous êtes arrivés ! annonça le cocher.
L’inspecteur descendit comme à regret du fiacre, avant de se tourner vers celui-ci :
- Attendez ici, le temps que je raccompagne mademoiselle.
Elle n’en avait nul besoin, mais Melinda accepta sa paume tendue avec reconnaissance. Après une telle soirée, l’idée même de traverser le trottoir seule la faisait frissonner. Néanmoins, tandis qu’elle grimpait les escaliers aux côtés du jeune homme, elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver de l’anxiété. Qu’allaient bien pouvoir dire ses parents ? Venir les tirer hors du lit un mercredi soir, eux qui travaillaient à l’usine dès sept heures le lendemain…
Les trois coups à la porte, frappés du poing ferme de son accompagnateur, la tirèrent hors de ses tergiversations. Les murs étaient si fins qu’ils purent entendre le son de pas alourdis par le sommeil.
La porte s’entrebâilla, ne laissant voir de l’autre côté qu’une mince tranche de visage fatigué, couronné de mèches blondes.
- Qui est-ce ?
- Maman, c’est moi !
- Melinda ?
Cette fois, le panneau de bois s’ouvrit en grand. La jeune fille plongea dans les bras de sa mère étonnée, qui échangea un regard perplexe avec Leroy lui faisant face.
- Toutes mes excuses de vous déranger aussi tardivement, madame. On m’a chargé de reconduire votre fille depuis l’Hôtel de police, elle vous expliquera pourquoi.
Melinda le regarda partir tandis qu’il se retournait sans plus de formalités pour s’éloigner, surprise et déçue.
- Que se passe-t-il ? apostropha une voix grave.
- Baye !
Elle sauta dans les bras de son père qui la serra contre lui avant de la reposer au sol à ses côtés, son épouse refermant la porte derrière eux. Le même papier peint qui s’écornait, les mêmes meubles usés et tachés de graisse ; ici, la Fée Électricité n’était pas encore arrivée, et seule la petite flamme de la bougie que portait sa mère les éclairait.
- Tu as quelque chose à nous dire, jeune fille… Tu n’as pas eu de problèmes avec la police, j’espère ? demanda sa mère, fronçant les sourcils sous l’inquiétude.
- As-tu été renvoyée de la mercerie ? renchérit-il.
Ah, s’ils savaient… Melinda secoua la tête à la place.
- Asseyons-nous à la cuisine, pour ne pas réveiller Léonie.
***
- Ton maître, un assassin ? s'écria sa mère, les yeux écarquillés.
- Chuuut ! Chut, maman, s'il te plaît ! Je... je suis pas censée vous le dire, vous comprenez ? C'est monsieur Leroy, il est détective, qui est sur le coup...
- Es-tu allée témoigner à la police ? demanda son père gravement.
Melinda acquiesça, les yeux baissés sur la tisane que sa mère lui avait préparée.
- Le problème, c’est que… comme je vous l’ai dit, à l’origine c’était moi la suspecte. Pour Loup, je suis en ce moment même en prison. Leroy a su discerner la vérité à travers les apparences mais si j’étais allée témoigner contre Loup directement, il aurait pu répondre que c’était moi la coupable, et nous aurions été deux à croupir dans les geôles.
- Alors tu as menti dans ton témoignage, commenta-t-il, l’air sévère.
- Ne me regarde pas comme ça, baye ! se défendit-elle. C’est ce que l’inspecteur m’a dit de faire, pour nous acheter du temps pendant qu’il allait resserrer ses recherches autour de Loup… Comme ça, à la minute même où il partira chercher une autre victime… il pourra le prendre la main dans le sac.
Son père tapota doucement du pied. La jeune fille ne put s’empêcher de remarquer les nouveaux cheveux blancs parmi ses courtes boucles noires, les nouvelles ridules qui marquaient la peau d'ébène de son visage tendu ; il semblait avoir vieilli de cinq ans en une seule discussion. La culpabilité pesa sur son cœur comme une enclume.
- Evidemment, je ne veux pas être un poids pour vous ! Je pourrais me trouver un travail, comme ça...
- Non.
Son ton la fit tressaillir, et elle regarda son géniteur sans comprendre.
- Comment ça, non ? se risqua-t-elle du bout des lèvres.
- Melinda, tu l’as dit toi-même : tu es venue ici te mettre sous notre protection. Si je te laisse t’éloigner, que ce soit pour un emploi ou quoi que ce soit d’autre, cela facilitera la tâche de ce Loup.
- Mais il ne s’est jamais éloigné du dix-septième arrondissement ! protesta-t-elle faiblement.
- Jusqu’ici, intervint sa mère, le regard inquiet. Méli, tu sais bien qu’il voudra te retrouver… Tu es la seule à connaître son secret, avec cet inspecteur et nous-mêmes.
- Tu resteras à la maison t’occuper de ta sœur, conclut son père.
L’ancienne apprentie baissa la tête et acquiesça silencieusement, l’air déçu. Attendrie, sa mère lui embrassa doucement le front.
- Va te coucher maintenant, ma chérie.
- D’accord…
Vaincue, elle se leva, tisane à la main, pour baiser la joue fraîche de sa mère, puis celle, rugueuse d’un reste de barbe, de son père.
- Bonne nuit.
Melinda sentait encore leurs deux regards soucieux posés sur son dos alors qu’elle ouvrait discrètement la porte de la petite chambre qu’elle partageait avec sa sœur. Les vieilles charnières grincèrent, et elle s’immobilisa. Heureusement, Léonie semblait dormir à poings fermés.
Son bol troqué pour une bougie, la jeune fille traversa discrètement la pièce modeste pour s’asseoir sur son vieux lit de fer, avant de défaire son chignon.
Alors, c’était aussi simple que ça ? Ses rêves de mercière perdus à jamais, tout ça à cause de son maître meurtrier ? Quelle injustice !
Un ronflement détourna son attention vers sa petite sœur. Les paupières lourdes, les lèvres entrouvertes, la fillette de dix ans à peine semblait frissonner comme sous l’emprise d’un cauchemar. Sa colère fondit quelque peu : peut-être n’était-ce pas si mal, de pouvoir retrouver sa famille l’espace de quelques semaines… Leroy réussirait à mettre la main sur Loup, se rassura-t-elle. Et ce danger écarté, ses parents la laisseraient reprendre un apprentissage dans une autre mercerie. Ce ne serait pas Les Mains de Fée, certes… Mais tout finirait par s’arranger.
« Enfin, je l’espère. »
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