Les démons

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 L’eau se déversa dans la vasque de porcelaine. Un fin filet rouge s’y était insinué. Les yeux du soldat s’écarquillèrent. Govos fixa le tourbillon du siphon avaler l’étrange liquide. D’un geste vif, il s’humidifia davantage le visage et le frotta vigoureusement, l’eau se brouillait d’un nuage rouge toujours plus intense.

 Les pensées se percutèrent, faisant vibrer la boîte crânienne du soldat.

 Il arracha la serviette usée qui couvrait le miroir et fut ébaudi par son reflet.

 À mesure qu’il frictionnait son visage avec rigueur, ses traits se détachaient en lambeaux. À travers les lacérations de son visage, il devinait une seconde peau, plus rigide et d’un rouge intense. Il recommença de plus belle et la douleur lancinante qui le parcourait disparut pour le laisser découvrir son nouveau visage.

 Un masque de bois écarlate lui dévoilait ses dents acérées et plongeait son regard sadique dans le sien. Le masque du marchand.

 Govos était fasciné, son visage ne supportait plus le poids du massacre. Dans le miroir, il ne voyait plus le reflet du vétéran pitoyable qu’il était devenu. Il n’y avait plus de longs cheveux en brousse indomptable, plus de cernes violacés sous ses orbites las, plus de joues décharnées qui s’enfonçaient dans sa mâchoire, plus son regard vide et torturé qui s’était installé dans les profondeurs stygiennes de ses pupilles dilatées.

 Dans cette réflexion flatteuse, il était différent de tout cela.

 La bouche du démon remua et se mit à psalmodier dans une langue inconnue. Le temps se distordait et dégoulinait, son esprit divagua et Govos restait captivé par la cantilène étrange rythmée par les pulsations frénétiques de son cœur. Un hurlement mit un terme au concert sibyllin.

 Il détacha son regard du reflet, ses muscles se raidirent et un frisson lui parcourut l’échine, un prédateur. Il connaissait ce type d’hurlement mais ce n’était pas l’horreur qui s’était invitée dans le dédale de son esprit mais la curiosité.

 Il regarda à nouveau le miroir, le démon avait disparu, un ermite négligé dans la fleur de l'âge s’y était substitué, mais son regard avait changé. La palette verdâtre qui tapissait son iris s’était empourprée. La mornitude avait quitté ses orbites pour y laisser s’installer un nouveau locataire à l’appétit vorace.

 Govos acheva sa toilette et traversa la bicoque miteuse dont la moisissure s’étalait d’un bout à l’autre. Il jeta un regard au bâton d’encens inerte puis quitta l’habitation. L’astre solaire se mourrait, perforant les cimes des arbres d’ultimes rayons orangés.

 Sur les pavés de la place du village, fourmillait les habitants apeurés. Un nouveau corps avait été retrouvé et ramené dans un petit chariot de bois frêle. Le cadavre présentait les mêmes stigmates de lacérations frénétiques que le précédent.

 C'était une jeune femme, malgré les fosses écarlates qui striaient sa chair, on pouvait affirmer que c’était une belle femme. Elle avait une peau blanche laissant paraître le sublime bleu de ses veines, une longue et lisse chevelure aux teintes auburn et de légères tâches de rousseurs parsemaient ses joues. Quant à ses yeux, elle avait été énucléée mais Govos était persuadé qu’ils devaient être magnifiques, des yeux en amandes avec un joyau mordoré en leur centre. Le regard du maître des ombres parcourait le corps dénudé de la victime, il déglutit. Il enviait l’arme perverse qui avait pénétré le velours de son corps, qui avait caressé la volupté de ses seins, mordu son cou gracile et s’était imprégnée du délice de ses veines.

 Il voulait être une arme.

 L’un des villageois remarqua le comportement étrange de Govos et lui toucha l’épaule pour le sortir du brouillard de ses pensées - dépravées.

 Lorsqu’il leva la tête, la foule avait changé. Hommes et femmes avaient le visage composé d’écorce cramoisie et dévoilaient un sourire démoniaque. L’un d'eux murmura une kyrielle de mots dans la même langue que le masque du miroir. Les autres individus masqués entonnèrent en chœur leurs stridulations inintelligibles. Govos tenta de lutter contre cette cacophonie, il plaça ses mains caleuses sur ses oreilles et se déroba en direction de l’orée de la forêt. Le refuge que lui procurait ses mains ne parvint pas à l’isoler du vacarme qui avait pénétré son corps.

 Les phonèmes stridents fendaient l’air jusqu’à son conduit auditif et tambourinaient ses tympans dans un staccato insupportable. Un beuglement abominable s’échappa de sa gorge et résonna dans les rues du village. Sa torture parut durée une éternité, il pouvait ressentir ses oreilles se liquéfier, son crane s’étrécir et se compresser jusqu’à l’implosion, son visage était inondé de liquide lacrymal et de morve, il crut mourir.

 Dans un ultime effort, il avait quitté le village, ses jambes l’avaient porté dans une clairière à la rencontre d’un inconnu. Le règne du silence était rétabli et les tympans de Govos étaient ravis.

 L’inconnu lui tournait le dos, endrapé dans une longue cape bleu acier. Il leva un bras, sa main tenait une carte. Govos plissa les yeux afin d’en distinguer l’illustration, il aperçut des chaines se chevauchant pour former un symbole mystique.

 “Ton contrat, lui adressa l’inconnu en se retournant, j’ai de grands desseins pour toi, Govos.”

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