III

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Ce qui prenait le plus de place sur le bureau était la machine à écrire électrique. Une IBM Selectric à marguerite, silencieuse, blanche. Placée sur la gauche, elle passait pour une décoration insolite aux yeux des visiteurs occasionnels. A ceux qui l'interrogeaient à son sujet, le docteur Smith évoquait une valeur sentimentale. C'était sur cette machine exactement, assurait-elle, qu'elle avait tapé ses thèses de doctorat en immunologie et en biologie moléculaire. Elle avait d'ailleurs très conventionnellement accroché ses diplômes sur le mur derrière son bureau ; elle s'était aperçue que nombre de ses visiteurs les cherchaient du regard, et tentaient, de leur place, de les décrypter. Ils semblaient rassurés lorsqu'ils pensaient reconnaître son nom manuscrit à l'encre bleue au milieu d'enluminures gothiques, de signatures cérémonieuses sous des termes aussi conséquents que « doyen », « maître » ou « Royal University of Edinburgh ».

Julie-Anne Smith avait aussi remarqué, avec les années, que ce que les visiteurs observaient dépendaient de leur niveau d'implication en médecine universitaire. Il suffisait aux plus profanes que le terme « docteur » apparût sur le document. Quant aux professionnels, c'était leur âge qui guidait leur regard perquisiteur. Les plus jeunes s'intéressaient à la spécialisation. L'intérêt des plus âgés se portait sur les noms des signataires, et ils ne manquaient jamais de porter à l'attention de leur interlocutrice leur degré de proximité avec l'universitaire concerné, et allaient parfois jusqu'à inventer une accointance dans le but d'impressionner cette rousse cinquantenaire et reprendre l'assurance que ses traits sculpturaux leur faisait perdre.

Parmi eux, les plus dangereux n'étaient pas les affabulateurs qui avaient toujours, quelques semaines auparavant, dîné chez le doyen et partagé avec lui un single malt dans sa bibliothèque : Julie-Anne savait que le doyen n'avait plus de bibliothèque et gardait, depuis la mort de sa femme, tous ses livres dans sa chambre à coucher. Ceux dont elle se méfiait, les vrais redoutables, ne jetaient même pas un œil au document, car ils savaient à qui ils s'adressaient. Ils s'étaient renseignés sur elle. Et, tout le temps de l'entrevue, ils ne la quittaient pas des yeux, à l'affût des mouvements de ses mains, de sa tête, de la position de son corps, dans le but de la décrypter, elle.

Aymrick était, à ce titre du moins, inoffensif.

« Comment Wilson voit-il la chose ? » questionna le docteur Julie-Anne Smith.

Aymrick se réinstalla mieux sur sa chaise, sans s'en trouver plus confortablement assis pour autant.

« Il a prévu de faire interdire l'accès à Cramond Island, car j'ai remarqué que de là on peut voir Inchmickery de trop près. Il lui donnera le même statut de sanctuaire ornithologique. La campagne que mes activistes mènent dans ce sens depuis des semaines semble trouver un écho favorable. On entretient le climat d'indécision jusqu'au prochain conseil municipal, mais le maire a déjà rédigé l'arrêté. »

Le docteur Smith restait immobile.

« Pensez-vous que ce sera suffisant ? Il est notoire que les étudiants sont assez peu respectueux des décrets. »

Aymrick eut une moue qui était censée ressembler à un sourire, sans toutefois que les coins de ses yeux ne se plissent. Ce n'était pas une expression faciale avec laquelle il se sentait vraiment à l'aise et affichait plus naturellement des mines passablement outrées.

« Je suis à la tête d'une groupe influent d'étudiants. Je manipule des journalistes. Je peux menacer n'importe qui de honte publique à tout moment. »

« Je sais. »

Le docteur Smith aimait trancher précisément. Une grande partie de son métier consistait à épurer. Rhumes, diarrhées, logorrhées étaient d'évidents symptômes d'un mal à éradiquer. Virus, germes et stupidité étaient ses nuisibles.

« Le concept peut vous paraître étrange, reprit-elle, mais il y a ici des gens qui ignorent que vous existez. Et d'autres qui se ne plient pas à la rhétorique. Ils réagissent à des stimuli moins subtils et y répondent souvent par une violence primaire. D'eux, vous devriez vous méfier. »

Aymrick ne répondit rien. Chaque jour, il y avait au moins une personne qui le mettait face à une des ses angoisses existentielles. Posséder la musculature d'un guéridon ancien en était une.

« Rappelez-vous que nous pouvons échouer, conclut calmement Julie-Anne. Mais en aucun cas nous ne devons compromettre la possibilité d'expériences ultérieures. »

Aymrick entrouvrit la bouche.

« Aussi, reprit-elle avant qu'il ne parlât, je veux être sûre qu'aucun excès d'assurance de votre part ne précipite un événement qui attirerait l'attention sur nous et rendrait le projet impossible. »

Aymrick plaça son index devant la bouche pour s'intimer à se taire, et hocha nerveusement la tête. En de rares moments de lucidité, il reconnaissait qu'il lui était préférable de ne rien dire.

« Pouvons-nous attendre de vous l'efficacité que nous vous reconnaissons ? »

Aymrick ouvrit plus grand les yeux et se redressa sur sa chaise, un peu déstabilisé par la bouffée de colère qu'il éprouva à sentir son orgueil atteint.

Le docteur pencha légèrement la tête sur le côté, plaça deux doigts sur sa tempe et le pouce contre sa pommette ; elle resta dans cette position jusqu'à ce qu'Aymrick réagisse.

« Bien sûr, bien sûr. Vous pouvez compter sur moi. »

Le docteur se rassit au fond de son fauteuil, un absolu sourire sur son visage.

« Depuis quand portez-vous les cheveux ainsi, mi-longs ? »

Aymrick eut un mouvement de recul, hésita.

« Cela fait des années. Pourquoi cette question ? »

« Pour rien. Je suis curieuse. »

Elle prit un stylo, se pencha sur un grand carnet qu'elle commença à feuilleter. Sans relever la tête, elle déclara :

« Il y a en salle d'attente un homme d'environ soixante ans, aux cheveux blancs. Vous le ferez entrer en partant. »

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