IV

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De la rue, ce n'était qu'une rumeur, un murmure, une vibration, et une rampe en fer forgé en haut d'un escalier étroit qui s'enfonçait le long d'un mur de vieilles pierres. A mesure qu'Ewan descendait les marches, le bruit devenait vacarme. Le volume de la musique n'était pas si élevé, mais les conversations éparpillées dans cette immense cave projetaient un fracas identique à celui du ressac qui s'écrase contre les rochers. Difficile de distinguer, en cette fin d'après midi, si l'énergie humaine dépensée était due à la ferveur ou à l'alcool seul. Deux carburants qui, associés, tendaient vers l'exponentialité.

Dans sa descente, Ewan croisa deux étudiantes tellement encombrées de leur conversation tenue en un bruyant baragouinage qu'elles le virent à peine. Il fut projeté contre la paroi à leur passage. Leur accent comme leur manières ne laissaient aucun doute : des Américaines de la côte Ouest.

Ewan reprit sa descente et faillit essuyer la poussière du mur qui s'était déposée sur sa manche comme s'il s'était agi de son coutumier blazer. Il se ravisa et songea que la veste militaire dénichée dans un surplus était faite exactement pour ce genre d'incident. Ewan se rendit compte qu'il avait peur, et qu'il ne descendait pas seulement dans un bar d'étudiants un vendredi soir de juin. L'endroit s'apparentait plutôt à la bouche d'une plante carnivore. Superbe, colorée, mortelle. Il se sentit seul, sans plus de défense qu'une mouche, et descendait les marches comme des paliers de plongée.

Erin. C'était le nom de celle qu'il devait retrouver dans ce lieu bien plus grand qu'il avait imaginé. Juste après la dernière courbe de l'escalier, il embrassa l'antre d'un regard épouvanté, qui ne lui évoqua rien de moins que la cour de la prison de St Quentin au moment où Johnny Cash venait de chanter qu'il avait tiré sur un homme juste pour le voir mourir. Autant donner un coup de pied à un nid de frelons asiatiques. Des relents d'alcool, de sueur et d'humidité lui firent plisser le nez. Il savait cependant qu'après un certain temps d'exposition le cerveau bloquerait l'information provenant des cellules olfactives afin de le ménager, et que bientôt il n'y ferait plus attention.

La musique alternait entre des succès pop et des morceaux de rock écossais. Autrement dit, au-dessus de tout soupçon.

Ewan se rendit compte qu'il ne savait pas comment il allait retrouver Erin dans ce capharnaüm, et fut presque tenté de remonter. Il fit cependant appel à son expérience baristique. Comme il ne s'agissait pas vraiment d'un salon de thé, il élimina d'emblée les tables de son champ de recherches et porta son attention sur le comptoir. S'il avait bien joué son coup, elle devrait, à défaut de s'être spécialement habillée, avoir un peu apprêté ses cheveux et s'être maquillée. Dans le cas contraire, si elle était venue telle qu'il l'avait vue la dernière fois, cela signifiait deux choses : elle ne le prenait pas au sérieux ou bien elle était plus honnête qu'il le pensait. Une troisième possibilité était qu'elle jouait son rôle à la perfection, et qu'elle devenait dans ce cas dangereuse pour les projets d'Ewan. Tout dépendait de la crédibilité dont elle jouissait au sein du mouvement auquel elle avait dit appartenir. Ewan sentait bien que la soirée allait mettre ses qualités causatoires à l'épreuve.

Il s'était un peu préparé avant de venir. Un ou deux verres d'alcool avait tendance à améliorer la créativité de sa jaspinade. Il avait opté pour un whisky léger, un Speyside.

En plus de cela, il était un peu en retard. Intentionnellement. Elle avait dit : « Tu me rejoindras au Banshee vers vingt-deux heures. » Alors, il ne s'était pas précipité. Une manière d'affirmer sa décontraction et son détachement.

Sans aucune raison, il se mit à penser à son père, et ressentit le désir profond d'être avec lui en ce moment précis. Il aurait aimé passer du temps avec lui, là, maintenant, plaisanter, se moquer des gens l'écouter raconter sa jeunesse, la même anecdote pour la centième fois, et en apprendre pourtant une nouvelle leçon. Le monde ne se bouleversait pas au point de rendre caduc l'avis du père.

Et puis tout se mit à s'accélérer. Il la reconnut de dos ; elle avait relevé ses cheveux en un chignon parfait et exposait sa nuque extrêmement droite et régulière. Il découvrit que ses cheveux étaient rasés assez haut. Il frissonna.

Il se demanda combien de temps il était resté planté comme un idiot derrière elle avant que le barman lui fasse un signe de la tête. Erin se retourna et lui sourit comme une mer qui s'ouvre.

« Tu m'as trouvée. »

Elle se leva de sa chaise.

« Tu bois quelque chose ? Ils ont de la bière artisanale. »

Il feignit l'enthousiasme à l'idée de goûter un breuvage approximatif produit dans des récipients probablement mal nettoyés et certainement non conformes.

Elle consultait son téléphone en attendant qu'il fût servi.

« Suis-moi. »

Elle garda les yeux sur son téléphone en marchant le long du bar, puis obliqua brusquement vers un couloir invisible depuis l'entrée. Ewan s'efforçait de feindre une parfaite familiarité avec les lieux, s'empêchait de dévisager tous ceux qu'il croisait comme s'il devait les décrire ensuite face à un officier des renseignements. Il suivit Erin dans un long corridor sombre qui desservait plusieurs petites pièces. Elle ne jeta aucun regard, même rapide, vers aucune d'entre elles.

Elle s'engouffra enfin dans une ouverture et se dirigea vers une table basse au fond de la pièce, devant un vieux canapé manifestement de récupération. Ewan se réjouit de la configuration du lieu, assez propice au rapprochement, et conforme à l'idée qu'il se faisait de ce rendez-vous.

« Parle le moins possible » s'était-il répété avant de sortir de son studio. Cette veste ? Non plutôt l'autre. Ne dis rien de stupide. Pour ça, le meilleur moyen est de ne rien dire du tout. Facile, si tu veux passer pour un asocial mutique. Et en dessous ? Une chemise ? Bien sûr, et une cravate pendant que tu y es. Un t-shirt sera bien mieux. C'est le moment de sortir ceux qui t'ont coûté une fortune et que tu ne portes jamais. Choisis-en un qui n'a pas l'air trop neuf pour autant mais surtout, ne dis rien. Ou le moins possible.

Fais-la parler, c'est plus sûr. Tu y vas pour avoir des informations, souviens-toi. Mais n'aies pas l'air d'un flic non plus. Ni d'un journaliste. Ces gens-là n'aiment pas trop ceux qui pensent incarner l'autorité. Ne sois pas toi et tout ira bien.

Ne cherche surtout pas à faire preuve de ton humour. Personne ne le comprend, jamais. Elle ne sera pas une exception. Un jean un peu usé. Parfait. Tu ne cherches pas à trouver la femme de ta vie, non ? Alors si tu veux absolument plaisanter, moque-toi d'un de tes profs de l'université —assure-toi qu'elle ne le connaît pas— et un peu de toi-même. Tu as sûrement une vieille paire de Converse ou un truc du genre. Ah ! Un truc du genre. Ça n'existe pas dans ce milieu. Donc, un modèle authentique, ou une autre marque dénichée dans un magasin hype de Berlin. Mais une marque. Du moment que tu les portes en simulant le mépris que tu as pour elles, malgré la somme astronomique qu'elles t'ont coûtée.

Elle n'est peut-être pas aussi tordue que toi ; ne la sous-estime pas. Elle est étudiante, pas américaine. Même si elle est une future dégénérée communiste ou quelque chose comme ça. Dans ce domaine, par contre, les modèles d'origine sont aussi rares que caducs. Réformés, alternés. Eux-mêmes ne s'appellent presque plus communistes. Ils parlent de radicaux, de front, de progressistes, voire, pour les plus altérés, d'antifascistes. Comme si le reste du monde était fiévreusement partisan d'un mouvement totalitaire italien vieux de quatre-vingt dix ans. Les partis politiques, c'est comme le vin. Gardé trop longtemps, il devient souvent du vinaigre. Bien sûr on peut garder une bouteille pour la décoration, le souvenir, mais passé un certain âge, la nostalgie n'est plus buvable.

Surtout, tu ne lui diras rien de tout cela. Laisse-la aborder la politique. Et souviens-toi qu'elle pourrait aussi exprimer des idées contraires à ses convictions pour te tester. Alors, ne bois pas trop. Ne perds pas le contrôle de toi-même. Tu as un travail. Tu n'es pas un saint. D'ailleurs, tu n'as pas tellement de morale. Tu veux juste savoir. Pas forcément toute la vérité, tu ne te fais pas tant d'illusions. D'ailleurs tu vas sûrement lui mentir à plusieurs reprises toi aussi. La billevesée est une devise au cours instable, mais comme dans tout échange commercial, basée sur l'illusion de confiance.

Ce que tu vois dans l'immédiat, c'est la peau tendue de son épaule, qui ondule au rythme des mouvements de ses muscles lorsqu'elle se penche pour boire ou arranger une mèche de cheveux.

« C'est drôle que tu sois d'ici et que tu ne sois jamais venu dans ce bar».

« Je sors peu ».

C'est tout ce que tu trouves à lui dire ? Elle engage la conversation —même si la question est déjà un premier test— et tu lui envoies une fin de non-recevoir. Un mot du médecin pour profonde stupidité eût été encore préférable. Sois détaché, pas sociopathe. Et garde pour toi que cette pathologie est, pour toi, un signe indéniable d'intelligence et de lucidité.

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